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INTRODUCTION.

On vient tard à parler maintenant de Saint-Simon et de ses Mémoires; il semble qu'on ait tout dit, et bien dit, à ce sujet. Il est impossible, en effet, qu'il y ait eu depuis plus de vingt-cinq ans une sorte de conCours ouvert pour apprécier ces admirables tableaux d'histoire et leur auteur, sans que toutes les idées justes, toutes les louanges méritées et les réserves nécessaires se soient produites: il ne peut être question ici que de rappeler et de fixer avec netteté quelques-uns des points principaux acquis désormais et incontestables.

Saint-Simon est le plus grand peintre de son siècle, de ce siècle de Louis XIV dans son entier épanouissement. Jusqu'à lui on ne se doutait pas de tout ce que pouvaient fournir d'intérêt, de vie, de drame mouvant et sans cesse renouvelé, les événements, les scènes de la Cour, les mariages, les morts, les revirements soudains ou même le train habituel de chaque jour, les déceptions ou les espérances se reflétant sur des physionomies innombrables dont pas une ne se ressemble, les flux et reflux d'ambitions contraires animant plus ou moins visiblement tous ces personnages, et les groupes ou pelotons qu'ils formaient entre eux dans la grande galerie de Versailles, pêle-mêle apparent, mais qui désormais, grâce à lui, n'est plus confus, et qui nous livre ses combinaisons et ses contrastes : jusqu'à Saint-Simon on n'avait que des aperçus et des esquisses légères de tout cela; le premier il a donné, avec l'infinité des détails, une impression vaste des ensembles. Si quelqu'un a rendu possible de repeupler en idée Versailles et de le repeupler sans ennui, c'est lui. On ne peut que lui appliquer ce que Buffon a dit de la terre au printemps: << Tout fourmille de vie. » Mais en même temps il produit un singulier effet par rapport au temps et aux règnes qu'il n'a pas embrassés; au sortir de sa lecture, lorsqu'on ouvre un livre d'histoire ou même de Mémoires, on court risque de trouver tout maigre et pâle, et pauvre toute époque qui n'a pas eu son Saint-Simon paraît d'abord comme déserte et muette, et décolorée; elle a je ne sais quoi d'inhabité; on sent et l'on regrette tout ce qui y manque et tout ce qui ne s'en est point transmis. Très-peu de parties de notre histoire (si on l'essaye) résistent à cette épreuve, et échappent à ce contre-coup, car des peintres de cette sorte sont rares, et il n'y a même eu jusqu'ici, à ce degré de verve et d'ampleur, qu'un Saint-Simon.

Ce n'est pas à dire qu'on n'ait pas eu avant lui de très-belles formes de Mémoires et très-variées : il serait le premier à protester contre une injustice qui diminuerait ses devanciers, lui qui s'est inspiré d'eux, il le déclare, et de leur exemple, pour y puiser le goût de l'histoire, de l'histoire animée et vivante. C'étaient des peintres aussi, au milieu de leurs narrations un peu gênées, mais d'une gaucherie charmante et naïve, que les Ville-Hardouin et les Joinville. Les Froissart, les Com

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mynes étaient arrivés déjà à la science et à l'art avec des grâces restées simples. Quelle génération d'écrivains de plume et d'épée n'avaient point produite les guerres du xvi siècle, un Montluc, un Tavannes, un d'Aubigné, un Brantôme! Que de paroles originales et toutes de source, et quelle diversité d'accents dans les témoignages! Sully, au milieu de ses pesanteurs, a bien des parties réellement belles, d'une solidité attachante, et que le sourire de Henri IV éclaire. Et la Fronde, quelle moisson nouvelle de récits de toutes sortes, quelle brusque volée d'historiens inattendus elle a enfantés parmi ses propres acteurs, en tête desquels Retz se détache et brille entre tous comme le plus grand peintre avant Saint-Simon! Mais cette génération d'auteurs de Mémoires, issus de la Fronde, s'arrête à peu près au seuil du règne véritable de Louis XIV. A partir de là on n'a que des esquisses rapides, inachevées, qu'ont tracées des plumes élégantes et fines, mais un peu paresseuses, Choisy, Mme de La Fayette, La Fare, Mme de Caylus. Ils mettent en goût, et ils ne tiennent pas; ils commencent, et ils vous laissent en chemin. Or, il n'y a rien qui fasse moins défaut et qui vous laisse moins, il n'y a rien de moins paresseux et qui se décourage moins vite que Saint-Simon. Il s'adonne à l'histoire au sortir de l'enfance comme à un travail, comme à une mission. Ce n'est pas au courant de la plume qu'il s'amuse à se ressouvenir de loin et en vieillissant, comme fait Retz; méthode toujours scabreuse, source inévitable de confusions et de méprises. Il amasse jour par jour, il écrit chaque soir; il commence dès dix-neuf ans sous la tente, et il continue sans relâche à Versailles et partout. Il s'informe sans cesse comme un Hérodote. Sur les généalogies il en remontrerait au Père Anselme, il raisonne du passé comme un Boulainvilliers. Dans le présent il est à tout, il a vent de toutes les pistes, et en tient registre incontinent. Toutes les heures qu'il peut dérober, il les emploie; et puis vieux, retiré dans sa terre, il coordonne cette masse de matériaux, il la met en corps de récit, en un corps unique et continu, se bornant à la distribuer par paragraphes distincts, avec des titres en marge'; et ce long texte immense, il le recopie tout de sa main avec une netteté, une exactitude minutieuse, qualités authentiques qu'on n'a pas assez remarquées, sans quoi on eût plus religieusement respecté son ordre et sa marche, son style et sa phrase, qui peut bien être négligée et redondante, mais où rien (je parle des Mémoires et non des notes) n'est jeté au hasard.

Comment cette vocation historique si prononcée se forma-t-elle et se rencontra-t-elle ainsi toute née au sein de la cour et dans un si jeune âge? Et d'où sortait donc ce mousquetaire de dix-neuf ans, si résolu

4. Saint-Simon, dans le texte original, n'établit point de chapitres proprement dits ni aucune division; il était d'une haleine infatigable; on a bien été obligé, en imprimant, de faire des chapitres de longueur à peu près égale pour soulager l'attention du lecteur; mais on a eu soin, dans la présente édition, de ne composer les sommaires qu'avec les termes mis en marge par SaintSimon, et on a reproduit, autant qu'on l'a pu, ces mêmes termes de la marge, au haut des pages dans le titre courant.

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dès le premier jour à transmettre les choses de son temps dans toutes leurs complications et leurs circonstances?

Son père, sans un tel fils, serait resté un de ces favoris comblés, mais obscurs, que l'histoire nomme tout au plus en passant, mais dont elle ne s'occupe pas. Jeune page, il avait su plaire à Louis XIII par quelques attentions et de l'adresse à la chasse, en lui présentant commodément son cheval de rechange ou en rendant le cor après s'en être proprement servi. Sans doute il avait bonne mine; il avait certainement de la discrétion et de l'honneur. A la manière dont Saint-Simon nous parle de son père, et même si l'on en rabat un peu, on voit en celui-ci un homme de qualité, fidèle, assez désintéressé, reconnaissant, et en tout, d'une étoffe morale peu commune à la Cour. Son attitude envers Richelieu est digne en même temps que sensée : il n'est ni hostile ni servile. On découvre même dans le père de Saint-Simon une qualité dont ne sera pas privé son fils, une sorte d'humeur qui, au besoin, devient de l'aigreur; c'est pour s'être livré à un mouvement de cette nature qu'il tomba dans une demi-disgrâce à l'âge de trente et un ans et quitta la Cour pour se retirer en son gouvernement de Blaye, où il demeura jusqu'à la mort du cardinal. Si j'avais à définir en deux mots le père de Saint-Simon, je dirais que c'était un favori, mais que ce n'était pas un courtisan car il avait de l'honneur et de l'hu

meur.

:

C'est de ce père déjà vieux et remarié en secondes noces avec une personne jeune, mais non plus de la première jeunesse, que naquit Saint-Simon en janvier 1675. On a cité comme une singularité et un prodige dans un livre imprimé du vivant même du père', qu'il ait eu cet enfant à l'âge de soixante et douze ans ; il n'en avait en réalité que soixante-huit. Il lui transmit ses propres qualités très-marquées avec je ne sais quoi de fixe et d'opiniâtre : la probité, la fierté, la hauteur de cœur et des instincts de race forte sous une brève stature. Le jeune Saint-Simon fut donc élevé auprès d'une mère, personne de mérite, et d'un père qui aimait à se souvenir du passé et à raconter mainte anecdote de la vieille Cour de bonne heure il dut lui sembler qu'il n'y avait rien de plus beau que de se ressouvenir. Sa vocation pour l'histoire se prononça dès l'enfance, en même temps qu'il restait indifférent et froid pour les belles-lettres proprement dites. Il lisait sans doute aussi avec l'idée d'imiter les grands exemples qu'il voyait retracés, et de devenir quelque chose; mais au fond son plus cher désir et son ambition étaient plutôt d'être de quelque chose afin de savoir le mieux qu'il pourrait les affaires de son temps et de les écrire. Cette vocation d'écrivain, qui se dégage et s'affiche pour nous si manifestement aujourd'hui, était cependant d'abord secrète et comme masquée et affu-blée de toutes les prétentions de l'homme de Cour, du grand seigneur, du duc et pair, et des autres ambitions accessoires qui convenaient alors à un personnage de son rang.

1. Tableau de l'amour considéré dans l'état du mariage (Amsterdam, 1687), page 134.

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Saint-Simon, en entrant dans le monde à l'âge de dix-neuf ans, dénote bien ses instincts et ses goûts. Dès le lendemain de la bataille de Nerwinde (juillet 1693) à laquelle il prend part comme capitaine dans le Royal-Roussillon, il en fait un bulletin détaillé pour sa mère et quelques amis. Ce récit a de la netteté, de la fermeté, le caractère en est simple; on y sent l'amour du vrai. Le style n'a rien de cette fougue et de ces irrégularités qu'il aura quelquefois, mais qu'il n'a pas toujours et nécessairement chez Saint-Simon. A force de le vouloir définir dans toutes ses diversités et ses exubérances, il ne faut pas non plus se faire de ce style un monstre. Très-souvent il n'est que l'expression la plus directe et la plus vive, telle qu'elle échappe à un esprit plein de son objet.

L'année suivante (1694), dans les loisirs d'un camp en Allemagne, il commence décidément ses Mémoires qu'il mettra soixante ans entiers à poursuivre et à parachever. Il y fut excité « par le plaisir qu'il prit, dit-il, à la lecture de ceux du maréchal de Bassompierre. » Bassompierre avait dit pourtant un mot des plus injurieux pour le père de Saint-Simon cela n'empêche pas le fils de trouver ses Mémoires très curieux, « quoique dégoûtants par leur vanité. »

Le jeune Saint-Simon est vertueux; il a des mœurs, de la religion; il a surtout d'instinct le goût des honnêtes gens. Ce goût se déclare d'abord d'une manière singulière et presque bizarre par l'élan qui le porte tout droit vers le duc de Beauvilliers, le plus honnête homme de la Cour, pour lui aller demander une de ses filles en mariage, ou l'aînée ou la cadette; il n'en a vu aucune, peu lui importe laquelle, peu lui importe la dot; ce qu'il veut épouser, c'est la famille; c'est le duc et la duchesse de Beauvilliers dont il est épris. Cette poursuite de mariage qu'il expose avec une vivacité si expressive a pour effet, même en échouant, de le lier étroitement avec le duc de Beauvilliers et avec ce côté probe et sérieux de la Cour. C'est par là qu'il se rattachera bientôt aux vertueuses espérances que donnera le duc de Bourgogne.

Une liaison fort différente et qui semble jurer avec celle-ci, mais qui datait de l'enfance, c'est la familiarité et l'amitié de Saint-Simon avec le duc d'Orléans, le futur Régent. Là encore toutefois la marque de l'honnêteté se fait sentir; c'est par les bons côtés du Prince, par ses parties louables, intègres et tant calomniées que Saint-Simon lui demeurera attaché inviolablement; c'est à cette noble moitié de sa nature qu'il fera énergiquement appel dans les situations critiques, déplorables où il le verra tombé; et, dans ce perpétuel contact avec le plus généreux et le plus spirituel des débauchés, il se préservera de toute souillure.

Avec le goût des honnêtes gens, il a l'antipathie non moins prompte et non moins instinctive contre les coquins, les hypocrites, les âmes basses et mercenaires, les courtisans plats et uniquement intéressés. Il les reconnaît, il les devine à distance, il les dénonce et les démasque; il semble, à la manière dont il les tire au jour et les dévisage, y prendre un plaisir amer et s'y acharner. On se rappelle, dès les premiers chapitres des Mémoires, ce portrait presque effrayant du magistrat phari

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sien, du faux Caton, de ce premier président de Harlay, dont sous des dehors austères il nous fait le type achevé du profond hypocrite.

Mais il avait à s'en plaindre, dira-t-on ; et ici, comme en bien des cas, en peignant les hommes il obéit à des préventions haineuses et à une humeur méchante je vais tout d'abord à l'objection. Selon moi, et après une étude dix fois refaite de Saint-Simon, je me suis formé de lui cette idée : il est doué par nature d'un sens particulier et presque excessif d'observation, de sagacité, de vue intérieure qui perce et sonde les hommes, et démêle les intérêts et les intentions sur les visages : il offre en lui un exemple tout à fait merveilleux et phénoménal de cette disposition innée. Mais un tel don, une telle faculté est périlleuse si l'on s'y abandonne, et elle est sujette à outrer sa poursuite et à passer le but. Les tentations ne sont jamais pour les hommes que dans le sens de leurs passions: on n'est pas tenté de ce qu'on n'aime pas. Dès le début, Saint-Simon fils d'un père antique, et, sous sa jeune mine, un peu antique lui-même, n'a pas de goût vif pour les femmes, pour le jeu, le vin et les autres plaisirs : mais il est glorieux; il tient au vieux culte; il se fait un idéal de vertu patriotique qu'il combine avec son orgueil personnel et ses préjugés de rang. Et avec cela il est artiste, et il l'est doublement il a un coup d'œil et un flair' qui, dans cette foule dorée et cette cohue apparente de Versailles, vont trouver à se satisfaire amplement et à se repaître; et puis, écrivain en secret, écrivain avec délices et dans le mystère, le soir, à huis clos, le verrou tiré, il va jeter sur le papier avec feu et flamme ce qu'il a observé tout le jour, ce qu'il a senti sur ces hommes qu'il a bien vus, qu'il a trop vus, mais qu'il a pris sur un point qui souvent le touchait et l'intéressait. Il y a là des chances d'erreur et d'excès jusque dans le vrai. Il est périlleux, même pour un honnête homme, s'il est passionné, de sentir qu'il écrit sans contrôle, et qu'il peint son monde sans confrontation. Je ne parle en ce moment que de ce qu'il a observé lui-même et directement : car, pour ce qu'il n'a su que par ouï-dire et ce qu'il a recueilli par conversation, il y aura d'autres chances d'erreur encore qui s'y mêleront.

Quoique Saint-Simon ne paraisse pas avoir été homme à mettre de la critique proprement dite dans l'emploi et le résultat de ses recherches, et qu'il ne semble avoir guère fait que verser sur sa première observation toute chaude et toute vive une expression ardente et à l'avenant, son soin ne portant ensuite que sur la manière de coordonner tout cela, il n'est pas sans s'être adressé des objections graves sur la tentation à laquelle il était exposé et dont l'avertissait sans doute le singulier plaisir qu'il trouvait à y céder. Religieux par principes et chrétien sincère, il se fit des scrupules de conscience, ou du moins il tint à les empêcher de naître et à se mettre en règle contre les remords et les faiblesses qui pourraient un jour lui venir à ses derniers instants. S'il lui avait fallu jeter

1. Je n'emploie ce mot que parce que lui-même me le fournit. Il dit quelque part, à l'occasion des joies secrètes et des mille ambitions flatteuses mises en mouvement par une mort de prince : « Tout cela, et tout à la fois, se sentait comme au nez. »

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