» Devons-nous donc hésiter à adopter cette résolution? Ne sommes-nous pas tous animés du même esprit, tous déterminés à nous ensevelir, s'il le faut, sous les ruines de la patrie ? » Le comte de Pontécoulant. « Il est vraiment convenant de revenir sans cesse sur les délibérations! » La résolution est adoptée. En continuant à la discuter nous perdrions l'atti tude qui convient à un sénat, à une Chambre des Pairs. Il ne s'agit donc plus qu'à régler la forme de son adoption. Adoptera-t-on la résolution de la Chambre des Représentans telle qu'elle est? En prendra-t-on une conforme? l'une et l'autre formes sont également bonnes; mais le pire de tous les partis serait de n'en prendre aucun ; ce serait abdiquer les pouvoirs qui nous ont été confiés; ce serait renoncer à concourir au salut de la patrie. Par là nous forcerions en quelque sorte la Chambre des Représentans à agir toute seule, à s'emparer du pouvoir, à se constituer en Assemblée nationale, en Convention : ce serait de notre part ⚫ renoncer à la mission glorieuse qui nous a été confiée de concourir au salut de la patrie; car il n'y a de mission vraiment glorieuse que dans le danger. Se refuser à cette mission, ce serait annuler la puissance législative établie par la Constitution; cependant nous formons une partie essentielle du pouvoir législatif. Ce sont toujours les hommes qui ont manqué aux circonstances: il faut aujourd'hui savoir s'élever à leur hauteur; il faut que la Chambre des Pairs se maintienne dans ses principes, qu'elle retienne d'une main sage et ferme la portion de pouvoir qui lui est confiée. Sans doute nous avons été nommés par le chef du gouvernement; mais ne pouvons-nous pas nous dire aussi les représentans de la nation? Car à quoi sommes-nous redevables de ce choix, si ce n'est aux services que nous lui avons rendus, les uns comme militaires, ayant prodigué leur sang pour sa défense et le maintien de son indépendance; et nous, citoyens obscurs, pour nos longs services dans la magistrature et l'administration? A ce noble titre, messieurs, concourons tous au salut de la patrie; ne souffrons pas que le pouvoir soit dans les mains de cette tourbe d'agens qui s'arrogeaient le droit d'arrêter, d'exiler les individus sans en rendre compte, et disposaient ainsi sans motifs de la liberté et de la vie des citoyens ! >> C'est à nous, qui avons eu l'expérience de la révolution, qui l'avons traversée au milieu de tant de désastres et de tant d'illustres naufrages, à maintenir un pouvoir législatif qui puisse rassurer tous les citoyens. » Je reviens à la question. En droit, la Chambre ne peut revenir sur ses délibérations, car autrement il n'y aurait rien de fixe ni de stable dans la legislation. En fait, la résolution est sage et bonne, et l'on ne peut mieux faire que d'adopter cette résolution noble et française de la Chambre des Représentans. » Le comte de Valence Mais nous avons tout le temps de prendre une détermination! (Murmurés. L'empereur va tenir le conseil de ses ministres, et comme nous n'en connaîtrons pas le résultat avant quatre ou cinq heures, il est possible que pendant ce temps une commission examine le message....... ( Murmures.) Je cesse d'opposer mon opinion personnelle à celle de la Chambre ; oui, je consens à ce qu'elle déclare sur-le-champ que l'indépendance de la patrie est menacée, qu'elle se constitue en permanence, qu'elle déclare enfin que l'armée a bien mérité de la patrie; mais je soutiens qu'on doit renvoyer à une commission spéciale l'examen des autres articles de la résolution. » Au surplus, j'avoue que je ne comprends pas, que je ne comprendrai jamais comment vous déclareriez traître à la patrie quiconque tenterait de dissoudre la représentation nationale. » Qui nous menace d'une pareille mesure? Qui? Est-ce le gouvernement qui seul en a le droit par la Constitution? » Le comte de Pontécoulant (avec chaleur ). « La multitude, 'égarée par nos ennemis !... Mais je le déclare, dans le danger imminent de la chose publique, si un ministre signait un pareil acte, je me porterais ici et publiquement son accusateur! » Le comte Boissy-d'Anglas. « Il est indécent de revenir quatre fois sur la même proposition. Je demande qu'on passe aux voix, et que l'orateur qui entraverà encore la délibération soit rappelé à l'ordre. » La rédaction proposée par Thibaudeau est définitivement adoptée en ces termes : « La Chambre des Pairs, après avoir pris communication du message qui lui a été adressé par la Chambre des Représentans dans la séance de ce jour, arrête les dispositions suivantes : >>fo La Chambre des Pairs déclare que l'indépendance de la nation est menacée. « 2o La Chambre se déclare en permanence. Toute tentative pour la dissoudre est un crime de haute trahison. Quiconque se rendrait coupable de cette tentative sera traître à la patrie, et sur-le-champ jugé comme tel. » 30 L'armée de ligne et les gardes nationales qui ont combattu et combattent pour défendre la liberté, l'indépendance et le territoire de la France ont bien mérité de la patrie. » La présente déclaration sera transmise par un message à S. M. l'empereur et à la Chambre des Représentans. » Le prince Lucien se présente en qualité de commissaire extraordinaire de l'empereur, et fait à la Chambre, en comité secret, la communication qu'il venait de faire aux réprésentans: les pairs la reçoivent avec calme. A la suite: du comité secret une commission est nommée pour s'entendre avec la commission de la Chambre des Représentans, avec les ministres, etc.; elle est composée des comtes Boissy-d'Anglas, Thibaudeau, Dejean, Drouot, Andréossy. Séance des commissions de la Chambre des Représentans et de celle des pairs.- Négociations secrètes avec Napoléon. Nous tirons ces détails de l'Histroire de Napoléon par Thibaudeau. Il était membre de la commission nommée par les pairs. «En sortant de la séance secrète, Lucien ne dissimula pas qu'il fallait, ou dissoudre les Chambres, ou abdiquer. Napoléon ne prenait aucune résolution ; il flottait entre les avis divers de ses conseillers, dont la majorité cependant inclinait pour l'abdication (1).. » Les deux commissions se réunirent à onze heures du soir, aux Tuileries, avec les ministres et les ministres d'état, sous la présidence de Cambacérès. Cette grande salle du conseil d'état, témoin de tant de vicissitudes, ce palais désért, le silence de la nuit, et la gravité des circonstances, inspiraient la tristesse et une sorte d'effroi. A la discrétion des orateurs, à la modération des dis (1) Le 21, dans la matinée, Barbier, bibliothécaire du conseil d'état, fut invité à dresser immédiatement à l'empereur une note sur les principaux faits historiques elatifs à des exemples d'abdication d'empereurs ou de rois. cours, au soin avec lequel on évitait d'abord de prononcer le nom de l'empereur, on eût dit qu'encore tout puissant il était caché pour entendre, ou que les murs étaient ses espions; son génie semblait planer sur l'assemblée pour la contenir plus que pour l'inspirer. Les ministres proposèrent tranquillement une levée d'hommes, une loi de haute police et des mesures de finances, à peu près comme on demandait autrefois au sénat des conscrits, au corps législatif de l'argent. » Pas un mot des désastres de Waterloo, de leurs causes, de leur étendue, de la situation de l'armée, des ressources, de la question agitée dans le comité secret sur les obstacles que pourrait apporter la personne de Napoléon à la paix. » L'assemblée était divisée en deux partis, celui de Napoléon et celui des Chambres. Ce dernier posa pour base de la délibération que l'on sacrifierait tout pour la patrie, excepté la liberté constitutionnelle et l'intégrité du territoire. Ce principe emportait l'abdication de Napoléon; les Chambres y étaient décidées. Les représentans insistèrent sur l'urgence de faire marcher de front les négociations avec les mesures de défense, et d'envoyer à l'ennemi des négociateurs au nom des Chambres, puisqu'il ne voulait pas traiter avec Napoléon. Les impériaux objectaient que ce serait prononcer de fait la déchéance de l'empereur; ils avaient raison; un reste de pudeur empêchait ses ministres d'y consentir. Ce scrupule n'arrêtait pas Fouché : il opinait comme les représentans. >> Cette discussion, ayant réchauffé les esprits, amena la question de l'abdication. La Fayette rappela ce qui s'était passé dans le comité secret, et proposa à l'assemblée de se rendre tout entière auprès de Napoléon, pour lui représenter que son abdication était devenue nécessaire aux intérêts de la patrie. Les impériaux s'y opposèrent. Cainbacérès prudemment déclara qu'il ne pouvait pas mettre aux voix des propositions de cette espèce. D'ailleurs, les impériaux n'avaient qu'une petite majorité. On se borna donc à adopter leurs mesures de défense, et l'avis qu'ils ouvrirent d'entamer de suite des négociations au nom de la nation par des plénipotentiaires nommés par Napoléon; mais les représentans manifestèrent jusqu'à la fin l'opinion que ces mesures ne seraient point adoptées par les Chambres', l'intention de les combattre, et la conviction que la marche rapide des événemens amènerait le lendemain des déterminations violentes contre Napoléon, telles que sa déchéance, s'il ne la prévenait pas par son abdication. » Pendant le reste de la nuit, et le 22 au matin, chaque parti se prépara au grand événement qui devait nécessairement signaler cette journée. A la Chambre des Représentans, si elle prononçait la déchéance de Napoléon, on craignait d'offenser l'armée et d'amener quelques déchiremens. On préférait que Napoléon abdiquât de son propre mouvement et par dévouement à la patrie. » A l'Élysée, on flottait entre la violence et la faiblesse; courtisans, ministres, princes, Napoléon lui-même, tout était dans la plus grande perplexité; on sentait le pouvoir s'échapper, on n'avait ni la volonté de le remettre, ni la force de le retenir. Lucien seul conseillait d'en finir par un coup d'état. » Les Chambres s'assemblèrent et demandèrent le rapport de leurs commissions. Celle de la Chambre des Représentans retardait tant qu'elle pouvait. Elle attendait l'issue des instances qu'on faisait auprès de Napoléon pour le décider à un sacrifice qui parût spontané. On ne put arracher de lui que son consentement à ce que les Chambres envoyassent une députation pour négocier avec les puissances, et la promesse qu'il abdiquerait lorsqu'il serait constaté qu'il était le seul obstacle à la paix, et si elles consentaient à assurer à ce prix l'indépendance de la nation et l'intégrité du territoire. » Rapporteur de la commission des représentans, le général Grenier présenta ces résolutions comme le résultat de la délibération de la nuit. Au point où l'on en était venu, des termes moyens ne pouvaient plus suffire. Duchesne, La Fayette, Sébastiani exigeaient l'abdication, sinon la déchéance. Les moins violens insistaient seulement pour qu'on laissât à Napoléon le temps nécessaire afin que l'abdication parut du moins la libre expression de sa volonté. La Chambre lui accorda un délai d'une heure, et suspendit sa séance. » Regnault, le général Solignac, Durbach, Flaugergues firent successivement des démarches auprès de l'empereur pour le décider à l'abdication ; il résista long-temps, se promenant extrêmement agité, à grands pas, dans son cabinet, dans le jardin, et disant : « Puisqu'on veut me faire violence, je n'abdiquerai » point......... La Chambre n'est qu'un composé de Jacobins et d'ambitieux ! J'au» rais dù les chasser..... Qu'on me laisse réfléchir en paix dans l'intérêt de mon fils, dans celui de la France..... Ma tèle est à votre disposition..... Quand j'aurai abdiqué, vous n'aurez plus d'armée........... Dans huit jours vous aurez l'é» tranger à Paris. » Mais Napoléon parlait à des sourds et criait dans le désert. Son frère Joseph, Lucien lui-même, ne voyant plus moyen de résister, le conjurèrent de se soumettre à son destin. « Écrivez à ces messieurs, dit-il à Fouché » avec un sourire ironique, de se tenir tranquilles, ils vont être satisfaits. » Fouché n'y manqua pas et écrivit à Manuel. Napoléon dicta à Lucien son abdication en ces termes : « Déclaration au peuple français. » Français ! en commerçant la guerre pour soutenir l'indépendance nationale, * je comptais sur la réunion de tous les efforts, de toutes les volontés et le concours de toutes les autorités nationales. J'étais fondé à en espérer le succès, et j'avais bravé toutes les déclarations des puissances contre moi; les circonstances ⚫ paraissent changées; je m'offre en sacrifice à la haine des ennemis de la » France. Puissent-ils être sincères dans leurs déclarations et n'en avoir jamais * voulu qu'à ma personne ! Ma vie politique est terminée, et je proclame mon fils, sous le titre de Napoléon II, empereur des Français. Les ministres actuels * formeront proviscirement le conseil de gouvernement. L'intérêt que je porte » à mon fils m'engage à inviter les Chambres à organiser, sans délai, la régence » par une loi. Unissez-vous tous pour le salut public et pour rester une nation indépendante. Donné au palais de l'Élysée, le 22 juin 1815. » » Les ministres porterent cette déclaration aux Chambres. » Fouché, qui avait le plus poussé à l'abdication, recommanda Napoléon aux égards et à la protection des Chambres. Regnaud émut les représentans par un tableau pathétique de tant de grandeur déchue. Il fut arrêté qu'une députation irait exprimer à Napoléon, au nom de la nation, le respect et la reconnaissance avec lesquels elle acceptait le noble sacrifice qu'il avait fait à l'indépendance et au bonheur du peuple français. » Les bureaux des deux Chambres allèrent à l'Elysée; il y régnait une grande solitude, le plus profond silence. Un très-petit nombre d'hommes dévoués y était : tout le reste en était, sorti avec l'abdication : c'était une répétition de Fontainebleau. Pour conserver un air calme, Napoléon faisait visiblement des efforts; il y dans ses traits de l'altération et de l'abattement. La députation de la Chambre des Representans vint la première. Lorsqu'elle eut rempli sa mission, Napoléon lui déclara franchement que son abdication livrait la France à l'étranger, lai recommanda cependant de renforcer promptement les armées, et insista fortement sur les droits de son fils. Le président Lanjuinais répondit que la Chambre avait . avait délibéré seulement sur le fait de l'abdication ; qu'il lui rendrait compte du vœu de l'empereur pour son fils. Cette entrevue fut froide et sèche. » Par un jeu bizarre de la fortune, un des hommes qui, dans ses harangues, avait le plus flafté l'empereur, Lacépède, lui porta la parole au nom de la Chambre des Pairs, Napoléon était debout, seul, sans appareil; il répondit avec une aigreur mal dissimulée et sur le ton d'une conversation animée : « Je n'ai » abdiqué qu'en faveur de mon fils........... Si les Chambres ne le proclamaient pas, » mon abdication serait nulle..... je rentrerais dans tous mes droits..... D'après ➜ la marche que l'on prend, on ramènera les Bourbons..... Vous verserez bien» tôt des farmes de sang..... On se flatte d'obtenir d'Orléans, mais les Anglais » ne le veulent pas; d'Orléans lui-même ne voudrait pas monter sur le trône » sans que la branche régnante eût abdiqué. Aux yeux des rois de droit divin, ce » serait aussi un usurpateur. » » Les présidens convinrent d'une rédaction de la réponse de Napoléon pour la rapporter aux Chambres; et le lendemain on l'inséra dans les journaux en ces termes : » Je vous remercie des sentimens que vous m'exprimez. Je recommande aux Chambres de renforcer les armées, et de les mettre dans le meilleur état de défense. Qui veut la paix doit se préparer à la guerré. Ne mettez pas cette grande nation à la merci de l'étranger, de peur d'être déçus dans vos espérances. Dans quelque position que je me trouve, je serai heureux si la France est libre et indépendante. Si j'ai remis le droit qu'elle m'a donné à mon fils, de mon vivant; ce grand sacrifice, je ne l'ai fait que pour le bien de la nation et l'intérêt de mon fils, que j'ai, en conséquence, proclamé empereur. » Les événemens qu'on vient de lire se passèrent en partie la nuit, en partie dans la journée, pendant la durée de la séance qui suit. CHAMBRE DES REPRESENTANS. Séance du 22 juin. A neuf heures et demie, M. Bedoch, l'un des secrétaires, occupe la place de M. le président. Plusieurs membres témoignent le désir que la séance soit rouverte. Bedoch. Messieurs, la rédaction du procès-verbal de la séance d'hier n'est pas encore terminée : aussitôt qu'elle sera achevée, il vous en sera donné lec ture.. » Le rapport de la commission extraordinaire que vous avez nommée à l'effet de se concerter avec le conseil des ministres pour les mesures de salut pu blic n'étant pas prêt, je ne puis qu'appeler un autre ordre du jour. Si un membre a une proposition à faire, je lui accorderai la parole. M. Leyraud se présente à la tribune. On crie de toutes parts: « C'est la commission qu'il faut entendre, » et celte disposition de l'assemblée ne cesse de se manifester jusqu'à ce que M. Leyraud ait quitté la tribune. " Bedoch. Il paraît que l'assemblée ne veut s'occuper d'aucune espèce de travail avant le rapport de sa commission extraordinaire. » —Un très-grand nombre de voix. Oui, oui,» M. Bedoch déclare que tout objet étranger au travail de la commission est suspendu. A dix heures et demie, l'assemblée manifeste le désir d'entendre le rapport Henri Lacoste.« On ajourne le moment de satisfaire au vœu de la Chambre; |