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milice et les nouvelles levées, était jugée suffisante pour la protection du royaume, et, un mois après, le 23 février, le montant des forces absolument requises pour l'année courante était évalué, dans un tableau mis sous les yeux de la Chambre des Communcs, à cent mille matelots, cent vingt-cinq mille hommes de troupes régulières soixante-six mille miliciens et quarante mille hommes à répartir entre l'Irlande et les Indes occidentales, sans compter les volontaires, les soldats étrangers à la solde de l'Angleterre, et les émigrés français qu'elle avait enrégimentés ensemble de forces, dont l'entretien était déclaré devoir coûter vingt-sept millions cinq cent quarante mille livres sterling, ou six cent quatre-vingt-huit millions cinq cent mille francs'.

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Ce n'est pas tout ces alliés que Pitt, avec une ardeur si passionnée, cherchait contre la France, il fallait les payer, et très-cher. La Prusse avait reçu des subsides: c'était l'Autriche, maintenant, qui en demandait. Lorsque les Autrichiens s'étaient retirés sur la Meuse, forçant ainsi l'armée anglaise à défendre la Hollande, ce mouvement rétrograde n'avait eu d'autre but que d'inquiéter le Cabinet de Londres et de lui arracher de l'argent 2.

Mais Pitt n'était pas homme à marchander le triomphe de sa haineuse politique le 4 février 1795, il courut porter à la Chambre des Communes un message du roi, relatif à un emprunt de quatre millions de livres sterling que sollicitait l'empereur d'Autriche, moyennant quoi il promettait de mettre sur pied deux cent mille hommes.

Étranges furent les révélations qui sortirent des débats du parlement anglais ! Le ministre dut avouer que les

1 Annual Register, vol. XXXVII, p. 178.

2 Mémoires tirés des papiers d'un homme d'Etat, t. III, p. 86. 5 Annual Register, vol. XXXVII, p. 173.

douze cent mille livres sterling que l'Angleterre avait avancées au roi de Prusse pour combattre la France, avaient été employées par ce monarque à s'approprier la Pologne1.

C'était là une arme terrible dans les mains de l'Opposition; et Fox, appuyé par Shéridan, sut la manier avec son habileté ordinaire. La conduite du roi de Prusse n'était-elle donc pas une leçon assez claire et assez rude? Fallait-il une seconde fois exposer l'Angleterre à l'humiliation de servir de jouet aux despotes allemands? Fallait-il lui donner une seconde fois le chagrin de voir son or, non- seulement détourné frauduleusement de l'emploi convenu, mais employé à l'exécution de projets odieux? Pitt, qui représentait les passions nationales dans ce qu'elles ont de plus étroit et par conséquent de plus fougueux, Pitt insista, et la motion de Fox pour le rejet de l'emprunt fut repoussée, à la majorité de cent quinze voix 2.

Pendant ce temps, que faisait la Prusse? Pour bien apprécier son rôle, il faut reprendre les choses de plus haut.

Les manœuvres diplomatiques de la Prusse pour se détacher de la Coalition avaient commencé dès le mois de septembre 1794, mais sans bruit, sans éclat, parce qu'avant de jeter le masque, le gouvernement de Berlin voulait toucher le dernier payement des subsides que lui fournissait l'Angleterre ! Cela s'appelle de l'habileté, dans le langage diplomatique, et, dans le langage ordinaire, un vol.

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Pour ce qui est des motifs qui poussaient le roi de Prusse à se séparer de ses alliés, ils étaient nombreux et

1 Annual Register, vol. XXXVII, p. 166.

2 Ibid., p. 166-174.

Schlosser, Histoire du dix-huitième siècle (traduction anglaise de Davison), t. V, p. 605.

divers. Que lui avait rapporté son rôle d'Agamemnon? Il voyait ses illusions châtiées, ses armées battues, son commerce ruiné, ses sujets mécontents, son trésor vide. Les Puissances maritimes lui reprochaient avec raison de n'avoir pas rempli ses engagements, après en avoir reçu le prix, et refusaient de soudoyer plus longtemps des troupes dont l'inaction les indignait. Il lui aurait donc fallu, pour continuer la guerre, la nourrir lui-même, et c'est ce que ne lui permettaient, ni l'état de ses finances, ni les embarras nés de la question de Pologne. En outre, l'alliance de l'Autriche ne lui apparaissait que comme un obstacle à l'essor des destinées de la Prusse, et il était loin de croire à la sincérité des sympathies du chef de l'Empire germanique. Il savait que la cour de Vienne n'avait pas oublié la conquête de la Silésie, et qu'on y frémissait en secret de l'élévation récente de la maison de Brandebourg, élévation dont l'Autriche avait en partie payé les frais. L'Allemagne pouvait-elle avoir deux têtes? C'est ce qu'on ne croyait possible, ni à Vienne, ni à Berlin.

Des dispositions mutuelles des deux Cours, à cette époque, il sera facile de juger par ce trait, qui est caractéristique: quelques députés de Bade ayant demandé au général prussien Muhlendorf un sauf-conduit pour leurs fourgons, il répondit : « Eh! à quoi vous serviraitil? Les postes autrichiens n'en tiendraient compte 1. »

A Paris, cette rivalité était bien connue, et les chefs du gouvernement résolurent d'en tirer parti pour arriver à éteindre, par une série de paix partielles, l'incendie qui dévorait l'Europe. Obtenir d'emblée une paix générale, ils ne l'espéraient pas et le désiraient à peine; car, à rappeler subitement dans l'intérieur un million d'hom

↑ Schlosser, Histoire du dix-huitième siècle (traduction anglaise de Davison), t. VI, p. 605.

mes répandus tout le long des frontières, il y aurait eu peut être quelque péril, mais traiter séparément et successivement avec les Puissances les moins hostiles, en commençant par la Prusse, voilà ce qui les tenta.

La froideur, très-égoïste, il faut le dire, des Comités de Paris pour la cause de l'infortunée Pologne et leur refus de la secourir n'eurent pas d'autre cause que le parti pris de ménager la Prusse, qui, de son côté, ne laissait échapper aucune occasion de se rapprocher de la France témoin sa conduite à l'égard des prisonniers de guerre français, qui furent toujours bien traités par elle, tandis qu'ils étaient traités fort mal par l'Autriche, et plus mal encore par l'Angleterre1.

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Le ministère des affaires étrangères en Prusse était alors occupé par Haugwitz. Doué de talents très-contestés, sinon contestables, et d'une figure que Lavater trouva semblable à celle du Christ avant d'avoir découvert qu'elle appartenait à un homme de mœurs extrêmement relâchées, Haugwitz avait dû son crédit auprès de Frédéric Guillaume II à la secte des Illuminés, qui avait su s'attacher ce prince; et il est à remarquer qu'il fut nommé ministre des affaires étrangères le 21 janvier 1793, c'est-à-dire le jour même de l'exécution de Louis XVI. Sa tendance à pactiser avec la Révolution française lui vint-elle de cet esprit révolutionnaire qui, dans la secte des Illuminés, s'enveloppait des ombres du mysticisme? Ce qui est certain, c'est que Haugwitz fut le principal agent du système qui, par la paix dont nous racontons l'histoire, allait saper les fondements du vieil Empire germanique, tel que l'avaient fait les institutions religieuses du passé et le génie catholique.

Ce fut dans les premiers jours d'octobre 1795 que le Cabinet de Berlin arrêta de donner au corps germanique

1 Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. III, p. 78 et 149. Voy. la Biographie universelle, art. Haugwitz.

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l'impulsion pacificatrice1. Le terrain avait été déjà obscurément préparé du côté de la Prusse par un marchand de Kreuznach, nommé Schmertz, agissant sous l'impulsion de Muhlendorf, et, du côté de la France, par Bacher, agent moitié militaire, moitié diplomatique, à qui ses liaisons avec Mongelas, ami confidentiel des héritiers de Charles-Théodore et du duc des Deux-Ponts, donnaient de puissants moyens d'intrigue à Munich et dans quelques autres parties de l'Allemagne 2. La mission confiée au prince de Hardenberg d'influencer, dans le sens de la paix, les cercles de Franconie et du Bas-Rhin, tandis que Bacher agirait sur le Palatinat et la Bavière3, accéléra le triomphe de la politique prussienne.

Hanovrien, Hardenberg avait fait son noviciat dans l'administration de l'électorat de Hanovre; et, bien que d'amères pensées dussent s'associer, dans son esprit, au souvenir de l'Angleterre, où il s'était vu enlever par l'héritier du trône sa femme, une des plus belles personnes de cette époque, il avait un penchant décidé pour les Anglais. Mais, recommandé par le duc de Brunswick à Frédéric-Guillaume II, et attaché par Frédéric - Guillaume I au service du margrave de Anspach-Bayreuth, les services mêmes qu'il avait eu occasion de rendre au roi de Prusse l'avaient rendu Prussien avant tout. C'était, en effet, dans le temps où il dirigeait l'administration des provinces d'Anspach et de Bayreuth que la célèbre actrice française, mademoiselle Clairon, maîtresse du margrave depuis dix-sept ans, fut obligée de céder la place à Élisabeth Berkelay, veuve de lord Craven. Or lady Cra

1 Mémoires tirés des papiers d'un homme d'Etat, t. III, p. 87.

→ Schlosser, Histoire du dix-huitième siècle (traduction anglaise de Davison), t. VI, p. 604.

5 Mémoires tirés des papiers d'un homme d'Etat, t. III, p. 87. On sait que l'homme d'Etat des manuscrits duquel ces Mémoires sont tirés n'est autre que le prince de Hardenberg.

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