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scientifiques, de grandes pensées ont une valeur intellectuelle ou morale qu'elle ne nie pas; mais elles sont au-dessus ou, au moins, en dehors de l'économie politique, qui ne s'en occupe qu'autant qu'elles exercent quelque influence sur la richesse publique ou privée.

C'est surtout par son rôle militant contre l'erreur, que l'économie politique a rendu des services au bien public. Elle est encore occupée à démontrer combien s'est égarée la pratique des gouvernements, comment pour avoir ignoré suivant quelle loi la richesse se produit, se distribue et se consomme, ils ont souvent pris des mesures inutilement vexatoires. La pars destruens de l'œuvre, comme aurait dit Bacon, a été considérable; quant à la portion positive et organique, elle se réduit à un petit nombre de propositions, et il n'est pas une page d'économie politique qui ne soit le développement de cette idée que toujours, ou au moins presque toujours, il vaut mieux laisser faire que de prescrire et s'en rapporter à l'initiative ou a l'intérêt de l'individu que d'y substituer l'intervention de l'État. Lorsque les erreurs qu'elle combat seront définitivement vaincues, l'économie politique perdra beaucoup de son importance; cependant, les lois économiques seront toujours utiles à connaître comme une des meilleures démonstrations qu'on puisse faire de la liberté et de la propriété. Cette étude sera aussi le moyen le plus efficace de prévenir le retour des erreurs dont l'extirpation a coûté tant de peine.

Nous considérons comme généralement vraies les conclusions de l'économie politique; cependant, nous placerons ici quelques réserves. L'économie politique ne s'occupe que de la richesse, et par conséquent, lorsqu'elle sort de cet ordre d'idées, elle entre dans le domaine de sciences dont l'objet est différent. Or il y a d'autres intérêts, d'autres éléments que la richesse. Un peuple peut progresser dans

la voie de la prospérité matérielle et descendre, au contraire, dans l'échelle de la morale, du goût, de l'intelligence. Si, pour prévenir ou amortir la chute, le gouvernement prend des mesures, accorde des subventions, édicte des peines, prononce certaines défenses, il n'appartient pas à l'économie politique de juger de semblables dispositions; elle est compétente pour en montrer les conséquences sur les biens matériels, non pour en apprécier l'opportunité. J'ai entendu combattre les subventions qu'on accorde à certains théâtres pour conserver les traditions élevées, en matière d'art; il est certain qu'au point de vue de la richesse, c'est un privilége, et ce privilége serait injuste s'il n'avait pour but que d'accorder aux uns le moyen de soutenir la concurrence contre les autres. Mais cette mesure se justifie par des raisons morales qui sont en dehors de l'économie politique. Il serait plus juste de considérer le théâtre comme un moyen d'éducation et la subvention, qui lui est accordée, comme un complément des dépenses affectées à l'instruction publique. Autre exemple : La liberté commerciale est, à nos yeux, une vérité démontrée. Éclairer l'opinion publique et la préparer au triomphe définitif de cette vérité est, nous le croyons, le premier devoir de l'administration. Mais supposons qu'à un moment donné, au milieu d'une population soulevée, la prohibition d'exporter un produit soit la seule manière de prévenir une trop violente répression du désordre, cette atteinte à la liberté commerciale pourra être blâmée par l'économie politique parce qu'en effet elle est contraire à ses lois; mais les nécessités de l'ordre public sont en dehors de cette science et, par conséquent, les mesures qui sont destinées à le protéger ne tombent pas sous son appréciation. De telles matières sont dans les attributions de l'administration et de la police.

Nous avons dit qu'il était difficile de fixer les principes généraux de la science de la politique; cela est encore, à plus forte raison, vrai de l'administration et de la police. Sur une foule de points, le législateur a dû s'en rapporter au pouvoir discrétionnaire des autorités. Le talent de l'administrateur et l'aptitude des personnes préposées à la police, sans être assurément indépendants de l'instruction et des connaissances acquises, viennent surtout des dons naturels et, en particulier, de cette faculté qui fait discerner ce qui convient de ce qui ne convient pas; car si l'on peut, avec des auxiliaires, couvrir l'ignorance des lois administratives et de police, il en est autrement du tact et de la manière de juger l'opportunité d'une mesure. En pareille matière, il n'y a pas d'auxiliaire à employer.

Il ne faudrait pas conclure cependant, de ce qui précède, que l'on ne peut tracer, d'avance, aucune règle à l'administrateur ou aux autorités préposées à la police. Sans entrer dans les détails d'un pareil sujet, nous dirons qu'il est, par exemple, une règle générale à laquelle les administrateurs feront bien de se conformer. Nous croyons cette maxime vraie en matière de gouvernement et de politique; nous la croyons encore vraie en matière d'administration et de police. Elle consiste à intervenir aussi peu que possible et à laisser son cours au jeu naturel des intérêts. Les peuples, au moins dans les périodes saines de leur développement, obéissent à des lois organiques, et c'est une mauvaise tentative que de chercher à en contrarier l'action normale; il ne peut résulter de ces entreprises que des perturbations dans la vie de la société que l'on tente de réglementer.

Nous avons toujours été frappé de l'analogie qui existe entre les progrès de la médecine et ceux de l'administration. La médecine a d'abord tourmenté le corps humain

par des remèdes nombreux appliqués, sans souci des lois générales de l'organisme humain, sur les parties malades; deux mots dédaigneux ont nommé les médecins encore adonnés à ce système : ils sont appelés empiriques et médicastres. On en est venu à simplifier les remèdes, à laisser faire un peu plus la nature, à aider ou précipiter son action lorsqu'on sait que sa direction n'est pas mortelle, et on ne la combat énergiquement que si, d'après l'expérience, on pressent quelque dénoûment funeste; car alors il vaut mieux causer une perturbation, même violente, dans l'organisme que de laisser le malade courir à une mort certaine.

L'administration a suivi une marche semblable. Pendant longtemps elle a employé des mesures de circonstance, appliquées au hasard, sans préoccupation des lois générales. Colbert et ses successeurs ont tourmenté notre constitution industrielle et commerciale par une foule de règlements dont le plus grand nombre était inutile, dont quelques-uns étaient nuisibles. Après l'administration du ministre de Louis XIV, la France a vécu jusqu'à la révolution sous la double étreinte d'une féodalité tyrannique et d'un pouvoir administratif réglementaire jusqu'à l'excès. Depuis que l'économie politique apprend à mieux connaître les lois régulières des sociétés et le mouvement normal des intérêts, la manie réglementaire tend à diminuer, et les administrateurs, se confiant davantage aux lois qu'ils connaissent mieux, emploient moins fréquemment leurs procédés empiriques. L'intervention administrative, quoique encore fort puissante, recule peu à peu devant la science; c'est peutêtre ce qui exprime le mépris qu'affectent les employés de tous les grades pour les études théoriques et les représailles que leur envoient les théoriciens. Ce sont là certes de fort injustes querelles, et, tout en constatant ce qui est, nous

ne voudrions pas qu'on pût croire que nous appartenons à l'un ou à l'autre camp. Dieu merci, nous avons l'esprit trop impartial pour descendre à de pareilles misères; mais il est incontestable que la science réduit chaque jour la pratique administrative et que celle-ci s'indigne contre le flot qui peu à peu corrode ses rives.

Nous avons eu devant les yeux un exemple qui est de nature à bien faire comprendre à quels égarements l'ignorance des lois économiques peut conduire un administrateur. Dans un département du midi, où le goût du luxe n'a pas fait encore des progrès proportionnés à ceux qu'il a faits ailleurs, un préfet a imaginé d'introduire la fabrication de la dentelle; il a développé par des primes les dispositions naturelles des ouvrières pour ce genre de travail; il a présidé des commissions; il a fait venir des modèles de Bruxelles et d'Alençon, même d'Angleterre ; il avait annoncé qu'il instituerait des prix pour les ouvrières qui feraient le plus de progrès dans la fabrication. Vains efforts! tout cela se passait dans un département où l'usage de la dentelle est rare et où le débouché manque; car les départements voisins avaient, à peu près, les goûts aussi simples. Si le préfet avait été pénétré de cette simple règle d'économie politique que, pour créer une industrie, un débouché est nécessaire, il n'aurait pas dépensé tant d'inutiles soins.

L'intervention administrative est utile dans bien des cas, et je l'ai souvent défendue contre les économistes trop absolus; mais elle doit, comme les remèdes, être employée avec mesure et seulement lorsque l'initiative et l'intérêt individuels ne suffisent pas pour produire un bien utile à tous, ou empêcher un mal qui serait funeste à tout le monde. Ne soyez pas médicastres, dirons-nous aux administrateurs, en employant une figure qu'autorise la comparaison qui précède. On a exprimé la même pensée en disant que

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