Page images
PDF
EPUB

L'individu est formé d'éléments divers; son génie naturel se combine avec les traditions de famille, avec les circonstances de temps et de lieu, et sa vie n'est qu'une résultante de ces forces multiples. Suivant son énergie native, chaque homme est plus ou moins dominé par la pression de la naissance, du lieu ou de l'époque; mais, en étudiant la vie des plus grands hommes, on demeure convaincu que nul n'est parvenu à s'en affranchir, et peut-être serait-il plus exact de dire que les plus grands sont ceux qui ont le mieux obéi à ces influences. Ce qui est vrai de l'homme est vrai de chaque peuple. L'esprit primitif de la race, les éviations que lui ont imprimées les immigrations et invasions, le climat et la nature géologique du sol, les accidents qui, dans la vie de la nation, modifient son développement naturel avec plus ou moins de bonheur, toutes ces circonstances contribuent à former le caractère de la société et lui donnent une réalité propre. Quand on examine d'un peu haut l'histoire, on voit que chaque peuple a eu son génie et son rôle à remplir dans le monde, et que lorsque sa mission a été terminée, il a disparu comme si la vie s'était retirée de lui. Pascal a comparé l'humanité à un homme qui vivrait toujours et apprendrait sans cesse. On pourrait comparer une société déterminée à un homme qui vivrait longtemps et qu'une prévision providentielle conserverait jusqu'au moment où il aurait rempli la fin pour laquelle il avait été créé. Une phrase empruntée à Tacite fera bien comprendre notre pensée.

En parlant de deux colonies qui avaient été formées à Brindes et à Antium de colons venus de toutes parts, sans lien entre eux, sans affections, sans idées communes, il ajoute pour les caractériser : numerus magis quam colonia. Cette expression peut être transportée des colonies aux sociétés; si ces dernières n'étaient qu'une pure réunion d'in

dividus, nous dirions, en imitant Tacite, qu'elles sont plutôt un total qu'une nation. Mais, comme la colonie, la société ou la nation a son existence propre ou, pour employer une expression fort usitée parmi les écrivains allemands, elle est un organisme. Cela signifie qu'elle se développe, à la façon des êtres organisés, en vertu d'une force interne qui est partout essentiellement la même, quoiqu'elle subisse des modifications par l'action des circonstances extrinsèques.

L'homme en société a servi directement d'objet à plusieurs sciences et indirectement de but à presque toutes. Nous ne mentionnerons ici que les premières, c'est-à-dire celles qui se proposent immédiatement l'animal politique d'Aristote.

L'existence de l'homme en société amène des rapports nécessaires qui peuvent se déduire de la notion abstraite de l'homme social, sans aucune relation à tel peuple déterminé. Quel que soit le pays auquel on se reporte, il y a des points communs qui doivent se rencontrer en tous lieux; s'ils font défaut quelque part, on peut dire que c'est par suite d'une violation des lois naturelles. Le droit naturel ou philosophique a pour objet de rechercher les conséquences qui découlent de l'idée abstraite de l'homme vivant en société, et de déterminer les règles qui doivent rationnellement présider à ces rapports. Cependant comme nous sommes des êtres concrets, et que les circonstances au milieu desquelles nous vivons altèrent souvent les relations naturelles, il n'est pas possible d'appliquer, en tous temps et en tous lieux, les principes du droit naturel. Sans doute, le droit philosophique doit toujours être un idéal proposé au progrès des législateurs; mais il y aurait témérité à couler violemment tous les peuples dans le moule parfait, sans tenir compte du temps et des méridiens. On appelle droit positif celui que les pouvoirs compétents ont édicté pour une na

tion déterminée, qu'il soit ou non conforme au type rationnel.

Cette distinction entre le droit naturel et le droit positif se retrouve dans les tendances des esprits. Les uns se préoccupent surtout de l'absolu et ne daignent pas regarder à leurs pieds; les autres, penchés vers le relatif et le contingent, s'emprisonnent dans les textes et considèrent comme chimérique toute vue un peu haute, toute pensée critique. C'est avec raison qu'aux uns on reproche le vague et aux autres l'étroitesse de leurs vues. Obligé de choisir entre ces deux points de vue, nous avouons que nos sympathies seraient pour le premier, et qu'à une mesquine exégèse nous préférerions, même avec leur vague, la grandeur des conceptions philosophiques. L'esprit légiste a l'avantage d'une grande précision, et il donne à la pensée une bonne discipline; mais il a trop souvent arrêté l'ascension vers la justice absolue, et joué le rôle des forces que les physiciens appellent retardatrices. Le jurisconsulte complet est celui qui sait comparer les lois positives avec le droit naturel, qui, après avoir bien compris un texte et aperçu ses conséquences pratiques, juge s'il est ou non conforme à une loi plus haute et répond à la voix du philosophe qui lui montre la règle d'appréciation.

Le droit naturel et le droit positif sont deux vastes divisions qui ont été sous-divisées; car, les rapports humains peuvent être considérés à plusieurs points de vue importants. Une des sous-divisions principales partage le droit naturel et le droit positif en droit privé et droit public. Le premier a pour matière les rapports juridiques de particulier à particulier, en ce qui concerne les intérêts purement civils; le second s'occupe des relations des autorités publiques avec les citoyens. Cette branche de la sous-division est exclusivement l'objet de cet ouvrage.

Le premier besoin d'une société, c'est la constitution d'un pouvoir public, sans lequel la vie commune serait tourmentée par le désordre en permanence. D'après quels principes doit être organisée la puissance publique? C'est à la solution de ce problème que s'applique la science de la politique; mais il faut avouer que, jusqu'à présent, elle n'a pas abouti à des conclusions certaines. Cet insuccès s'explique par la nature de l'objet que cette science se propose.

L'organisation des pouvoirs publics est sans doute une nécessité générale; mais le mode dépend beaucoup des temps et des lieux, du degré de civilisation, de l'état des mœurs, des traditions nationales; ici, un pouvoir fort peut seul triompher de la barbarie du peuple; là, il est possible d'appeler à la vie publique des hommes modérés comprenant et aimant la liberté; tel peuple ne peut et ne veut être commandé que par des militaires; tel autre préfère le pouvoir civil; celuici aime les discussions, celui-là n'a de goût que pour les parades brillantes. Enfin, si l'on considère le même peuple à plusieurs époques, ses inclinations ne sont pas constamment identiques, et ce qui était facile dans un temps devient impossible quelques années après. Après le 10 août 1792, le peuple français répugnait à l'idée d'un pouvoir régulier et surtout durable; après le 9 thermidor, on put fortifier l'autorité, mais en prenant des ménagements envers l'opinion; au 18 brumaire, on pouvait tout tenter sans crainte de faire trop, tant la France avait le désir de se reposer sous un pouvoir vigoureux. Rien n'est donc plus variable que l'objet de la science politique, et c'est à cause de ces fluctuations qu'elle a fait si peu de progrès. On a, comme Platon et Aristote, souvent fixé le but que doit se proposer un gouvernement; mais nul n'a pu dire quelle était la meilleure combinaison pour y arriver. Les publicistes modernes se sont presque toujours placés au point de vue de leur pays,

et c'est sous ce rapport limité qu'ils ont construit leur théorie. C'est ainsi que Spinoza, écrivant dans un pays libre, a fait sortir du panthéisme une politique libérale, et que Bossuet, sous la monarchie de Louis XIV, à une époque où il y avait encore des serfs, a tiré de l'Évangile1 le pouvoir absolu et la justification de l'esclavage. Montesquieu a rapporté son équilibre constitutionnel de l'Angleterre, et pour le préconiser en France, il a rencontré une époque favorable; car c'était le temps où une aspiration générale vers la vie politique et l'amélioration sociale montait de toutes les parties de la France. La science de la politique peut dire quel est le meilleur régime pour une société connue; mais la nature des choses ne permet pas qu'on détermine un type absolu de gouvernement applicable à un peuple quelconque ou au même peuple dans toutes les périodes de son existence. Quoi qu'il en soit, de mème que la science de la politique est une partie du droit naturel, de même le droit public et constitutionnel est une sous-division du droit positif.

Les rapports humains peuvent être considérés sous leur côté purement utilitaire, c'est-à-dire uniquement au point de vue de l'intérêt personnel. La science qui cherche à déterminer les lois des rapports humains ainsi envisagés, s'appelle l'économie politique, science dont l'objet a existé de tout temps, mais qui n'a été créée qu'au dix-huitième siècle par Quesnay, Turgot et Adam Smith2.

L'économie politique est la science de la richesse; tout, pour elle, n'est qu'un objet d'échange et ce qui n'a pas de valeur est étranger à ses études. De grandes découvertes

1 Politique tirée des écritures.

"Turgot publia son mémoire sur la formation et la distribution des richesses neuf ans avant la publication de la richesse des nations, par Adam Smith. Adam Smith était venu en France et y avait connu Quesnay.

« PreviousContinue »