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s'élève aux idées intellectuelles, aux idées abstraites; que dis-je, elle s'élève jusqu'à Dieu, qui n'est point un être sensible.

Ils ajoutent : C'est un point de philosophie assez éclairci pour avoir le droit de le supposer unanimement reconnu. Une supposition n'est point une certitude, et ce point est si peu éclairci que l'académie de Berlin, au concours de 1805, a rejeté de pareilles doctrines.

Il n'est peut-être pas inutile d'appuyer notre avis du sentiment de Saint Augustin; il dit, dans ses confessions, (liv. X, ch. X.) « Lorsque j'entends dire qu'on peut faire sur chaque chose trois sortes de questions; si elle est, ce qu'elle est, et quelle elle est, je retiens dans ma mémoire les images des sons qui ont formé ces paroles, et je sais qu'après avoir passé dans l'air avec bruit, ils se sont évanouis. Mais je n'ai connu par aucun de mes sens les choses que ces sons signifient; je ne les ai jamais vues ailleurs que dans mon esprit : ce ne sont point leurs images, mais elles-mêmes que j'ai reçues et enfermées dans ma mémoire, afin de les y conserver. Qu'elles disent, si elles le peuvent, de quelle sorte elles y sont venues; car, quoique je fasse une revue de toutes les portes de mon corps, je ne peux en trouver une seule par où elles soient entrées. >>

Tome II

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>> Mes yeux me disent: si elles sont colorées, nous vous en avons fait le rapport. Mes oreilles ajoutent: si elles ont rendu quelque son, nous yous les avons fait connaître. Mon nez me dit : si elles ont eu de l'odeur, je leur ai servi de passage. Mon palais me fait observer que si elles n'ont point de saveur, je ne dois pas l'interro ger à leur sujet. Mes mains m'enseignent que si elles ne sont point corporelles, elles ne les ont point touchées, et qu'elles ne m'en ont donné aucun avis. D'où donc et par où sontelles entrées dans ma mémoire? Je l'ignore; mais, lorsque je les ai apprises, je ne m'en suis pas rapporté à l'esprit d'un autre ; je les ai remarquées dans le mien propre ; j'ai connu qu'elles étaient vraies; je les lui ai données comme en dépôt pour me les garder et pour me les rendre toutes les fois que je le voudrais : elles étaient donc en moi avant que j'en eusse connaissance; mais ce n'était peut-être pas dans ma mémoire qu'elles étaient. Comment donc, et pourquoi les ai-je reconnues lorsqu'on m'en a parlé, et ai-je répondu : cela est ainsi ? Elles étaient donc déjà dans ma mémoire, mais si reculées, si à l'écart, que si l'on ne m'eût fait aviser de les en tirer, je n'y aurais peut-être jamais pensé. » Il ajoute au chapitre suivant: «< ainsi, apprendre les sciences, dont

nous n'avons pas reçu les images par les sens, mais que nous considérons dans notre esprit sans aucune image comme elles sont en ellesmêmes, n'est autre chose que de rassembler par notre pensée les choses qui y étaient éparses, et de faire en sorte, en les considérant, qu'elles soient toujours prêtes à se présenter à nous sans peine, lorsque nous voudrons un peu nous y appliquer; et combien ma mémoire conserve-t-elle de choses semblables, qui sont déjà toutes trouvées et prêtes à s'offrir à moi à chaque moment; ce qui signifie avoir quelque science? Si je demeure, durant un temps considérable, sans y penser, elles s'enfoncent de nouveau et de telle sorte, dans les replis les plus profonds et les plus cachés de ma mémoire, que je suis forcé de les en tirer encore par une méditation subséquente, comme si je ne les en eusse jamais tirées. Aussi le mot, qui, dans la langue latine, signifie penser, signifiait dans son origine rassembler. Il est devenu propre aux opérations de l'esprit, c'est à-dire, au rassemblement qui se fait par la pensée. »

Il démontre dans les chapitres suivants que nous avons dans l'esprit les règles des mathématiques, sans qu'elles y soient entrées par les sens, qu'il se ressouvient, sans être

triste, d'avoir été dans la tristesse, et d'avoir été triste, quoiqu'il fût en ce moment de son ressouvenir dans la joie; il en infère que «<les notions des choses mêmes n'y sont entrées par aucune des portes des sens corporels; notre esprit, par l'expérience qu'il a tirée de ses propres passions, les a confiées à notre mémoire, où elle les a retenues par elle-même, sans qu'elles lui aient été confiées. »

>> Mais, qui pourrait dire, ajoute ce grand homme, au chap. XV, que cette impression qui se fait dans la mémoire, provient des images des choses? Lorsque je nomme une pierre, ou que je nomme le soleil, il est sans doute que leurs images sont aussi présentes à ma mémoire, quoique les choses qu'elles me présentent soient éloignées de mes sens. Je nomme la douleur du corps, sans que cette douleur soit présente, puisque je n'en ressens aucune; et néanmoins, si son image n'était présente à ma mémoire, je ne saurais ce que je dirais, et je ne pourrais, dans mes discours, distinguer la douleur d'avec le plaisir. Je nomme la santé du corps, lorsque je suis sain : et il est certain que la chose même dont je parle est présente; car si son image n'était point dans ma mémoire, je ne pourrais me souvenir de ce que signifie ce mot santé. Lorsqu'on le profère devant des

malades, ils ne le conserveraient pas, si, par la puissance de la mémoire, ils ne trouvaient gravée dans leur esprit l'idée, sante, quoiqu'ils soient alors sans santé. Je nomme les nombres dont nous nous servons pour compter; aussitôt ils se trouvent eux-mêmes, et non leurs images, présents dans ma mémoire. Je nomme le soleil, et cette idée, non son image, se représente à moi, dès que je m'en souviens. Je nomme la mémoire, et je connais ce que je nomme: mais, où le connais-je, si non dans ma propre mémoire? et comment est-elle présente à ellemême, si non par elle-même, et non par son image?

Lorsque je prononce ce nom oubli, comment pourrais-je connaître ce que je nomme, si je ne m'en ressouvenais? Je ne parle pas du son de ce mot, mais de la chose qu'il signifie, et dont il ne serait pas en mon pouvoir de connaître ce que signifie cette parole, si j'avais oublié l'objet même. Ainsi, lorsque je me souviens de la mémoire elle se présente aussitôt à moi par elle-même; lorsque je me rappelle l'oubli, la mémoire qui fait que je me souviens, et l'oubli par lequel je ne me rappelle pas quelque chose, se présente aussitôt à moi. Qui donc sera capable de pénétrer et de comprendre de quelle manière cela s'opère?

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