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toi :

Et toi sensuel, qui m'écoutes, es-tu plus heureux? Il faut chaque jour rafiner pour les nouveaux mets te déplaisent; tu reviens aux anciens, le dégoût continue. Avec toi, presque toujours la gastronomie est en défaut. Ce mets te plaît, et il est d'une difficile digestion. Celui-ci digère bien, et il est trop fade. La bonne chair détruit ta santé, ta constitution; tu es vieux à moitié de ta course; n'osant faire usagé de tes membres, tu en uses les ressorts: l'ennui, ce terrible fléau, vient t'accabler souvent; ta conduite ne peut te procurer le bonheur que tu cherches; les infirmités, résultat de la sensualité, t'accablent; tu regrettes, mais trop tard, de t'y être abandonné.

Savans, qui courez après la célébrité, vain fantôme, vaine gloire, dont vous vous enorgueillissez, possédez-vous un bonheur réel? L'envie s'acharne à ternir le fruit de vos travaux, et vous n'êtes pas heureux. Vous ignorez si vous survivrez dans la mémoire des hommes, et cette perplexité cause votre tourment: ô démence! ô folie!

Sages, qui ne travaillez, qui n'écrivez que pour instruire les hommes, et les rendre meilleurs; vous, dont la vanité est loin de votre cœur, possédez-vous le bonheur? non, puisque vous doutez du fruit de vos instructions. Vous

les voyez, au contraire, méprisées et devenir un sujet de raillerie pour ceux principalement que vous souhaitez corriger : vos peines sont perdues, et vous n'êtes pas heureux.

Illustre conquérant, héros magnanime, assuré de vivre à jamais dans l'histoire des hommes, possédez-vous le bonheur réel? Vous êtes, au contraire, les plus malheureux des hommes; vous appréhendez continuellement, malgré votre adroite politique, une ligue de vos voisins contre votre agrandissement. La crainte que votre successeur ne perde le fruit de vos exploits vous inquiète encore. Le passé, le présent, l'avenir vous causent mille anxiétés. Vous exposez vos jours pour cimenter l'indépendance de votre peuple; les peines, les soucis, pour faire son bonheur, sont pour vous des plaisirs: vous vous en faites un devoir; mais ces soins seront-ils appréciés? Dans son ingratitude, le peuple n'attribuera-t-il pas à la soif de la gloiré, le tourment que vous vous donnez pour augmenter son commerce et sa fortune? Vous le savez, il n'y a rien de plus ingrat que le peuple, et cette pensée vous occupe. Vous élevez des monumens magnifiques pour entretenir l'industrie, pour encourager les arts dans votre royaume; vous faites cir culer l'argent, vous faites exister la classe ou

vrière du peuple. Tout est occupé : le guerrier, le cultivateur, le commerçant, l'artiste, l'artisan, les gens de lettres sont heureux, selon l'acception mondaine. Et peut-être un jour, de mauvais historiens, quoique doués du talent de bien écrire, publieront de vous, glorieux. monarque, que votre goût pour les bâtimens a appauvri l'État. Sur cette fausse assertion, le peuple, oubliant que ces beaux édifices sont la gloire de la nation, dira que vous ignoriez l'art de gouverner: vous le savez, et vous n'êtes pas heureux. Vous avez des soucis, des chagrins plus que tout autre ; vous êtes donc le plus malheureux des hommes. Tantôt c'est un ministre avide de richesses, qui trahit son devoir : loin de donner les emplois au mérite, il les accorde à l'intrigue, à ses maîtresses, à ses parens, à ses amis, à la fortune; il abuse indignement de votre confiance: il rend mécontent les hommes estimables, les hommes à talens; et ceux-ci, loin de maintenir les gens médiocres par leurs conseils, écoutent, sans mot dire, leurs dangereux murmures. La bonté, la justice, la générosité, toutes les qualités aimables yous caractérisént. Mais vous ne pouvez ni tout faire, ni tout voir; vous ignorez même ces abus et ces désordres; les plaintes n'arrivent pas jusqu'à vous. Vous apercevez sur les figures un méTome II.

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contentement général, et vous n'en connaissez

pas la cause : vous vous en inquiétez, et vous n'êtes pas heureux. Vous craignez la malveillance, vous n'osez sortir seul : vous avez toujours des témoins insupportables de vos moindres actions; vous êtes loin d'avoir et de faire ce que vous désirez; vous êtes le plus malheureux des hommes au milieu du faste et des grandeurs, dont vous vous entourez pour soutenir la gloire de votre rang et de votre nation.

Quel état pénible et dangereux que celui de roi! On l'ambitionne cependant, quoiqu'on sache que souvent ils sont les moins libres des hommes, et qu'on ne leur tient aucun compte des soins, de l'esclavage, où leur rang les assujettit. Loin d'envisager les rois comme heureux, ils sont accablés d'inquiétude; le plus despote même est le plus malheureux. Au reste lisons les écrits de Madame de Maintenon, cette amie du plus grand, du meilleur des rois, elle nous dira:

D

«Que ne puis-je vous donner toute mon » expérience? que ne puis-je vous faire voir » l'ennui qui dévore les grands, et la peine qu'ils ont à remplir leur journée! Ne voyez>> vous pas que je meurs de tristesse dans une >> fortune qu'on aurait eu peine à imaginer, et qu'il n'y a que le secours de Dieu qui m'em

ע

pêche de succomber. J'ai été jeune et jolie; › j'ai goûté des plaisirs ; j'ai été aimée partout.

D

Dans un âge plus avancé, j'ai passé des an»nées dans le commerce de l'esprit. Je suis » venue à la faveur, et je vous proteste que > tous les états laissent un vide affreux, une » inquiétude, une lassitude, une envie de con» naître autre chose, parce qu'en tout cela » rien ne satisfait entièrement. >>

»

Un homme d'une longue vie sans infortune est donc une fable. (1)

Enfin des chagrins particuliers ou domestiques ne troublent-ils pas sans cesse ceux qui paraissent les plus heureux des hommes ? Il est donc bien certain que ce désir du bonheur que Dieu a mis dans le cœur du genre humain ne peut être satisfait sur la terre. En vain m'opposerait-on que ce désir est le résultat de l'éducation; nous avons démontré qu'elle est uneinspiration divine: c'est donc Dieu qui met le désir du perfectionnement dans le cœur de l'homme : mais l'y placerait-il sans lui donner le moyen de le satisfaire? Un tel refus, une telle erreur ne blesseraient-ils pas sa bonté et sa justice? Peut-on faire cette supposition,

(1) Voir aux notes l'Ode de Voltaire sur ce sujet.

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