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1846.

CHANGER LES CHOSES SANS CHANGER LES HOMMES.

I.

13 juillet 1846.

Il paraît que l'attitude que nous avons prise en faveur des électeurs contrarie l'opposition. A l'en croire, ce serait une erreur de notre part, sinon une intrigue, que de pousser à changer les choses en conservant les hommes. C'est méconnaître, déclare-t-elle avec humeur, l'esprit des gouvernements représentatifs. Nous comprenons très bien que cette conduite ne fasse pas les affaires de l'opposition, qui ne tient qu'à renverser les hommes pour se mettre à leur place et s'emparer du pouvoir. Mais si cette conduite fait les affaires du pays, cela nous suffit; nous ne nous proposons pas d'autre tâche. Ce que redoute l'opposition, c'est que le parti conservateur se recrute d'hommes fermes et indépendants, voulant que le ministère en finisse avec toutes les questions attardées, et règle nos relations avec l'Europe sur le pied où il convient qu'elles soient mises; ce que voudrait l'opposition, c'est que partout où ses candidats ne sont pas élus, la majorité ne se recrutât que de députés sans indépendance et sans fermeté. Cela est aussi facile à expliquer qu'à comprendre.

La France est un pays où l'activité des esprits est grande, où l'immobilité ne saurait se prolonger systématiquement sans provoquer une réaction infaillible. L'opposition le sait; aussi craint-elle par-dessus tout que le ministère,

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sans se jeter dans des innovations irréfléchies, entre sérieusement dans la voie des réformes nécessaires. Elle est convaincue que le jour où il entrera dans cette voie, il n'y aura pas de raison pour qu'il ne dure autant qu'il a duré déjà, ce qui le conduirait jusqu'en 1852, et cela ne fait nullement le compte des chefs de la gauche; tandis qu'au contraire si le ministère n'est pas tiré, par une majorité plus exigeante, de la mollesse et de l'apathie dans lesquelles on lui a si souvent reproché de se complaire, sa chute inévitable ne saurait être longtemps retardée.

Or, la chute du cabinet, voilà uniquement ce que veut l'opposition; mais encore une fois, qu'y gagnerait le pays? Si l'opposition renverse M. Guizot et ne veut ni de M. Thiers ni de M. Barrot, qui prendra-t-on ?

Il ne suffit pas de « clouer son pavillon au grand mât; >> cela ne videra pas la difficulté. L'héroïsme ne tient pas lieu de tout. Pour former un cabinet, il faut des hommes, aussi bien que pour courir la poste il faut des chevaux.

Il arrive souvent aux gens les plus pressés de ne trouver à un relai que deux chevaux détestables; que faire ?

Les laisser, ou les prendre?

Les prendre; mais il faudra plus d'une heure pour franchir un myriamètre.

Les laisser; mais ce n'est pas en demeurant qu'on arrive.

On s'emporte, on crie, et après qu'on a bien perdu son temps à crier et à s'emporter, on finit par faire atteler les deux chevaux qu'on a commencé par dédaigner.

Vous ne voulez ni de M. Thiers ni de M. Barrot; peut-être avez-vous bien raison; mais de qui voulez-vous donc ? Avez-vous la faculté du choix? ou bien est-ce que vous vous imagineriez que les principes triomphent tout seuls? Notre conclusion est ceci : Puisque, de votre aveu, il n'est pas une seule de nos libertés sur laquelle M. Thiers n'ait mis la main, pas un seul progrès qu'il n'ait enrayé, puisqu'il a tout faussé, les principes et les consciences, puisqu'il n'y a pas de ministres de rechange, il n'y a pas à hésiter: il faut

garder M. Guizot; mais comme la maxime de M. le ministre des affaires étrangères est de céder à ses amis et de résister à ses adversaires, il n'y a qu'à lui choisir pour amis des députés éclairés, désintéressés, qui veuillent fermement le bien et l'honneur du pays, sa prospérité, sa considération et le progrès des idées.

Vous voulez qu'on soit logique : qu'y a-t-il de plus logique que ce qui précède ?

II.

20 juillet 1846.

M. Duvergier de Hauranne est un vigoureux athlète, et M. Émile de Girardin, s'il s'expose à ses coups, sera bien téméraire. Comment l'ancien député de Castelsarrazin et de Bourganeuf pourra-t-il répondre à l'embarrassante question que lui adresse à brûle-pourpoint, dans le Constitutionnel, l'ancien député de Sancerre ?

La question est posée de telle sorte que tout effort pour la tourner, l'éluder, serait vain.

Ce que M. de Girardin aurait de mieux à faire, ce serait de paraître ne pas l'avoir entendue et de garder le silence. Ses amis devraient le lui conseiller.

Mais ce serait peine inutile; il est de ces hommes qui ne doutent de rien.

Eh bien! donc, s'il le peut ou s'il l'ose, qu'il réponde!
Le Constitutionnel demande à la Presse :

« Nous demanderons au journal dont il s'agit où sont les » conservateurs fermes, indépendants, progressifs qui, tout » en soutenant le ministère, soient disposés à lui imposer » une meilleure politique; qui, tout en restant dans les » rangs de la majorité, veuillent ou puissent lui donner les » qualités qui lui manquent. De ces conservateurs fantas»tiques, nous en avons quelquefois entendu parler dans la » dernière Chambre; nous ne les avons jamais vus, à moins » qu'on ne les découvre dans les trois ou quatre députés » qui, pour des raisons fort diverses, se sont souvent abste

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>>nus sans mot dire. Nous ne pensons pas que cet acte éner»gique de leur part ait beaucoup modéré le mouvement, » arrêté la réaction. >>

La Presse répond au Constitutionnel:

Où donc était M. Duvergier de Hauranne dans la fameuse séance du 27 janvier 1844, s'il n'a pas vu M. Émile de Girardin (auteur lui-même d'un amendement qui consistait à substituer aux expressions du projet d'adresse les paroles textuelles de la réponse du roi à l'adresse de la Chambre des pairs) repousser le mot flétrir, et se lever en faveur de l'amendement de M. Aylies, qui ne fut repoussé qu'à la seconde épreuve, après une première épreuve déclarée douteuse?

Où donc était encore M. Duvergier de Hauranne dans la séance du 25 janvier 1845, s'il n'a pas vu M. Emile de Girardin voter hautement en faveur de l'amendement au projet d'adresse présenté par M. de Maleville, amendement qui consistait à exprimer le regret qu'en accordant l'indemnitéPritchard, la France eût concédé une réparation qui n'était pas due, amendement qui, comme le précédent du 27 janvier 1844, ne fut rejeté, le 25 janvier 1845, qu'à la seconde épreuve, après une première épreuve déclarée douteuse?

Le Constitutionnel n'a qu'à ouvrir sa propre collection et jeter les yeux sur son numéro du 27 janvier 1845; il y trouvera, 1 page, 3o colonne :

Députés qui ont voté contre l'indemnité Pritchard: TARN-ET-GARONNE L. de Maleville. - Émile de Girardin. La Presse, à son tour, demande au Constitutionnel : Persistez-vous toujours à mettre les conservateurs fermes, indépendants, progressifs, au nombre des êtres fantastiques?

Le Constitutionnel, nous n'en doutons pas, ne fût-ce que par loyauté, ne voudra pas laisser sans réponse cette question de la Presse.

Mais c'est assez de ces quelques mots de représailles et de railleries de journal à journal; la question est grave et doit s'élever au-dessus de la tête de MM. Duvergier de Hauranne et Émile de Girardin. Qu'un député de plus ou de

SANS CHANGER LES HOMMES.

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moins ait voté, soit avec, soit contre le cabinet, ce n'est pas là ce qui importe à rechercher; ce qui importe, c'est de constater qu'en 1844 et 1845, c'est à peine s'il y avait une majorité ministérielle, que cette majorité n'a commencé à devenir compacte et considérable qu'à partir du jour où, premièrement, elle a reçu une satisfaction dans l'accomplissement de ce vœu émis par elle que notre marine fût replacée sous la surveillance exclusive du pavillon national; deuxièmement, où les questions délicates se sont effacées pour aller prendre leur place parmi les faits accomplis.

Les conservateurs fermes, indépendants, progressistes, ceux dont la Presse s'honore d'être le journal, ceux qui pensent avec elle que de changer les hommes n'est pas toujours le plus sûr moyen de changer les choses, nè sont donc pas, encore une fois, des êtres aussi « fantastiques » qu'il plaît au Constitutionnel de le prétendre.

Plusieurs fois, dans le cours de la législature qui vient d'expirer, le ministère a failli se trouver en minorité. Comment a-t-il échappé à ce danger?-De deux manières. D'abord en déployant à la tribune, il faut être juste et le reconnaître, un talent qui a élevé M. Guizot au-dessus de tous ses rivaux, forcé tous ses adversaires à l'admirer, et fait litière de toutes ces accusations ressassées dont il a dit un jour avec dignité qu'il ne leur faisait même pas l'honneur de les élever jusqu'à la hauteur de son dédain; ensuite en donnant particulièrement à ses amis l'assurance de ne rien épargner désormais pour prévenir le retour de discussions semblables à celles qu'avaient fait naître la prise de Tahiti et la convention du Maroc.

N'est-ce donc rien?

Vienne une majorité nouvelle qui sache ce qu'elle veut, et presse le cabinet d'entrer dans la voie de toutes les réformes nécessaires, non de celles mises bruyamment à l'ordre du jour par certains journaux au milieu de l'indifférence publique, mais de celles réclamées par l'intérêt du pays, qui est loin d'avoir recueilli de la paix tous les fruits qu'elle aurait déjà dû porter; vienne cette majorité, et, sans

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