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base au remplacement des contributions indirectes, des droits féodaux et des douanes, par l'établissement d'un IMPÔT UNIQUE. Il avait anéanti la division par ordres. Il avait aboli les contraintes solidaires qui pesaient durement sur les campagnes. Il avait rendu libre à l'intérieur le mouvement des grains et avait suspendu le droit des villes sur les grains, et ordonné le remboursement de certains offices, se proposant constamment pour but d'abaisser le prix de la denrée qui joue le plus grand rôle dans l'alimentation du peuple. Il avait donné l'édit sur la libre circulation des vins. Il avait consacré à l'amélioration des routes et de la navigation intérieure tous les fonds dont permettait de disposer la situation des finances. Il avait fait passer à l'État, des mains du fermier-général des postes et des divers sousentrepreneurs des voitures passagères, le monopole des transports et de la circulation (1). Les officiers de finance pullulaient; il avait déclaré que le décès ou la démission du titulaire entraînerait l'extinction de sa charge. Il avait établi à Paris une caisse d'escompte qui s'engageait, par ses statuts, à prendre à 4 0/0 le papier de commerce. Il avait réclamé, en ces termes, l'abolition du service militaire par voie de tirage annuel : « Le royaume a besoin de défen»seurs, sans doute; mais s'il y a un moyen d'en avoir le » même nombre et de les avoir meilleurs sans forcer per

sonne, pourquoi s'y refuser? » Il avait voulu que le peuple fût instruit, tout en demandant la réforme « du sys» tème d'éducation en vigueur, qui ne tend qu'à former des »savants, des gens d'esprit et de goût; ceux qui ne sau» raient parvenir à ce terme restent abandonnés et ne sont » rien. Il faut une instruction publique répandue partout, » une éducation pour le peuple qui lui apprenne la probité, » qui lui mette sous les yeux un abrégé de ses devoirs sous

(1) A cette époque, il n'existait dans tout le royaume que deux diligences, celles de Lyon et de Lille, lourdes machines que leur construction et les réglements astreignaient à ne pas excéder la vitesse de dix à onze lieues par jour; bientôt l'administration royale des Messageries couvrit toutes les grandes routes de voitures nouvelles, voitures menées en poste et auxquelles le public donna le nom de TURGOTINES.

> une forme claire et dont les applications soient faciles. » Il avait ainsi défini l'impôt : « Qu'est-ce que l'impôt? Est» ce une charge imposée par la force à la faiblesse ? Cette » idée paraît analogue à celle d'un gouvernement fondé >> uniquement sur le droit de conquête. Alors le prince se>> rait regardé comme l'ennemi commun de la société; les » plus forts se défendraient comme ils pourraient, les plus » faibles se laisseraient écraser. Alors il serait tout simple » que les riches et les puissants fissent retomber toute la » charge sur les faibles et les pauvres, et fussent très ja»loux de ce privilége... Les dépenses du gouvernement » ayant pour objet l'intérêt de tous, tous doivent y contri>> buer, et plus on jouit des avantages de la société, plus on » doit se tenir honoré d'en partager les charges. »>

Il avait enfin proposé de substituer à la corvée une contribution territoriale, ce qui avait suffi pour que le Parlement l'accusat d'attenter à la « PROPRIÉTÉ. »

Colbert avait administré la France pendant vingt-deux ans; Turgot, nommé le 24 août 1774 au contrôle général des finances, n'y resta que jusqu'au 12 mai 1776: moins de vingt-deux mois. Sa chute rapide s'explique par ces paroles de Louis XVI : « Il n'y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple. »

Comme Turgot, Peel s'appelait Robert; comme Colbert, il était le fils d'un manufacturier. La tolérance religieuse lui doit le progrès qu'elle fit, en Angleterre, par l'adoption du catholic relief bill, qui fut voté le 5 mars 1829 par les deux Chambres, mais qu'il eut grand'peine à faire signer par la main royale. Le bien-être populaire lui devra d'avoir augmenté indirectement les salaires par la réforme économique de 1846, qui a eu pour effet d'abaisser simultanément et le prix des objets consommés par les classes laborieuses, et le prix des matières premières employées par les principales industries. Cette réforme ne se borna pas seulement à remanier de fond en comble le tarif des douanes. Il existait une loi très sévère sur le domicile en vertu de laquelle les grands centres de consommation avaient le

droit, lorsque le travail languissait, de renvoyer dans leur district rural les ouvriers qu'ils ne savaient plus comment employer. Robert Peel proposa qu'après cinq années de séjour dans une paroisse le travailleur ne pût en être renvoyé. Il fit valoir pour motif que c'était à la fois une injustice faite aux districts ruraux et un coup fatal porté aux sentiments moraux de l'homme, qui se voyait inopinément soumis à cette translation par suite d'un fait auquel il était étranger. Au nombre des améliorations que renferme le plan de Robert Peel, on remarque encore les suivantes : Application du crédit public de la nation à des améliorations agricoles, telles qu'irrigations; extension à l'Angleterre et à l'Irlande du régime en vigueur en Ecosse, afin d'empêcher les procès futiles; mise à la charge de l'Etat des dépenses de la police en Irlande; mise également à la charge de l'État de la moitié du payement des médecins des pauvres, dépense évaluée à 100,000 livres sterling pour l'Angleterre et 15,000 livres sterling pour l'Écosse. Ces améliorations diverses attestent que la pensée qui dirigea Robert Peel, en Angleterre, fut la même qui avait inspiré et immortalisé, en France, Colbert et Turgot.

En rapprochant dans ce précis ces trois grands noms : Colbert, Turgot, Peel; en montrant Colbert outragé par le peuple; Turgot persiflé par la cour; Peel, au contraire, emportant dans la tombe les regrets de la cour et ceux du peuple, ce que j'ai voulu faire voir, c'est que l'heure de la justice et de la postérité est moins lente à arriver en Angleterre qu'en France. Aussi les révolutions arrivent-elles plus vite en France qu'en Angleterre, où l'on sait les prévenir par les réformes.

Robert Peel, par la réforme à laquelle il a attaché son nom, et qu'il a su imposer à son parti récalcitrant, a préservé l'Angleterre d'une révolution. Qui pourrait hésiter à l'en glorifier, même en France, et surtout en France, car, après la révolution de 1848, loin d'avancer, nous avons rétrogradé au-delà de 1815, au-delà de 1789. Jamais l'intolérance ne fut plus grande; jamais l'arbitraire ne fut plus

effronté; jamais la liberté ne fut plus en péril! Nous vivons entre le souvenir et la menace de deux états de siége: l'état de siége de la veille et l'état de siége du lendemain. Au-dessus de nos têtes est constamment suspendu un sabre. Qu'importe qu'il ait changé de mains, si c'est toujours le même sabre africain! La liberté n'est qu'un mot, la liberté n'est qu'un piége là où le despotisme militaire n'a qu'à s'envelopper dans le nuage d'une émeute pour en jaillir comme la foudre, et comme elle frapper aveuglément.

Révolution par en haut, c'est-à-dire par la prévoyance. et la science, ou révolution par en bas, c'est-à-dire par la vengeance et l'ignorance: telle est l'étroite alternative dans laquelle est placée la France. Gouvernement et majorité sauront-ils, quand il en est temps encore, par de larges réformes, prévenir de terribles représailles ?

Il ne faut pas qu'ils s'abusent: le temps est passé des palliatifs et des expédients; le temps est venu d'aller au fond des choses.

De la tombe où il vient de descendre, à l'âge de quatrevingts ans, Chateaubriand leur crie :

« Un État politique où des individus ont des millions de >> revenu, tandis que d'autres individus meurent de faim, » peut-il subsister quand la religion n'est plus là avec ses » espérances hors de ce monde pour expliquer le sacrifice? » Il y a des enfants que leurs mères allaitent à leurs ma» melles flétries, faute d'une bouchée de pain pour susten»ter leurs expirants nourrissons; il y a des familles dont » les membres sont réduits à s'entortiller ensemble pen»dant la nuit, faute de couverture pour se réchauffer. Ce» lui-là voit mûrir ses nombreux sillons; celui-ci ne possé» dera que les six pieds de terre prètés à sa tombe par son pays natal. Or, combien six pieds de terre peuvent-ils » fournir d'épis de blé à un mort?

» A mesure que l'instruction descend dans ces classes inférieures, celles ci découvrent la plaie secrète qui ronge » l'ordre social irréligieux. La trop grande disproportion ▷ des conditions et des fortunes a pu se supporter tant

» qu'elle a été cachée; mais aussitôt que cette dispropor» tion a été généralement aperçue, le coup mortel a été » porté. Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aris

tocratiques; essayez de persuader au pauvre, lorsqu'il »saura bien lire et ne croira plus, lorsqu'il possédera la » même instruction que vous, essayez de lui persuader qu'il » doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu: pour dernière res» source, IL VOUS LE FAUDRA TUER. »

Le tuer! - Mais après la mort du pauvre qui travaillera?
Le tuer! Mais s'il est le plus fort et qu'il se défende?
A ces deux questions, que l'on réponde!

-

Une immense réforme, une révolution par en haut est donc nécessaire, urgente, inévitable; ceux qui la retardent, au lieu de l'étudier et de la préparer, accélèrent et provoquent la révolution par en bas.

Si ce sentiment que j'exprime n'était pas celui qu'éprouvent, à leur insu, tant de gens que la peur rend intolérants égoïstes, durs, presque cruels, comment s'expliquerait-on cette unanimité des regrets qui ont éclaté à la nouvelle de la mort de Robert Peel?

Constater cette unanimité, ce n'est pas seulement décer→ ner à sa mémoire le plus digne éloge, c'est aussi montrer l'esprit de routine se désavouant lui-même, s'abjurant dans l'entraînement général, et s'agenouillant sur une tombe devant l'esprit de réforme.

Puisse cet hommage involontaire de l'esprit de routine, puisse cette unanimité de regrets, ouvrir les yeux des gouvernements qui s'abusent, et de la majorité qui nous perd! Puissent-ils, enfin, comprendre tous la nécessité de continuer et d'achever la grande œuvre d'amélioration populaire si glorieusement entreprise par Colbert et Turgot en France; par Robert Peel en Angleterre!

Assurément, c'est bien d'admirer Robert Peel; mais il serait mieux encore de l'imiter.

Qui s'y prépare?

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