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pour le moment, j'aurais besoin de faire largement des études peintes.

J'aurais eu grand besoin de retourner au pays pour quelque temps, mais voulant mériter de plus en plus l'estime et la protection de M. Signol, je sacrifierai ce voyage tant qu'il faudra.

J'éprouve un tel bonheur à vous mettre au courant de ma position, de vous conter ma satisfaction et mon chagrin, que je ne m'aperçois pas de la longueur de mes lettres, mais veuillez m'accorder votre indulgence. Je vous la réclame avec toute la reconnaissance et le respect qu'a pour vous celui qui vous doit tout.

Puis, vient l'annonce du succès.

MONSIEUR GEORGE,

Paris, le 29 Janvier 1863.

Ce n'est pas sans éprouver une satisfaction bien douce que je viens vous faire connaître le résultat du dernier concours de perspective à l'école des Beaux-Arts. Sur vingt-deux récompenses décernées, dont trois médailles, j'ai eu la première mention.

Quoique je n'aie pas obtenu de médaille, je m'en console cependant, par la raison que cette mention me permet de faire les concours d'esquisses peintes, concours qu'on ne peut faire sans avoir obtenu quelque chose en perspective.

Voilà donc encore un petit pas de fait. Je vous l'apprends avec d'autant plus de plaisir que tous ces petits succès seront pour vous une preuve du travail assidu auquel je me livre afin d'avancer plus vite, et pour mériter de plus

en plus et votre protection, et vos conseils, et les secours que vous avez daigné m'accorder jusqu'à ce jour.

J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect, Monsieur George, votre protégé très soumis et très reconnaissant.

Et presque aussitôt :

Paris, le 5 Février 1863.

MONSIEUR GEORGE,

Nouveau succès, nouvelle satisfaction. En effet, j'ai le bonheur de vous informer que je viens d'obtenir une troisième médaille d'après l'antique.

On n'a délivré qu'une seconde et deux troisièmes. Vous voyez que je n'ai pas été trop malheureux.

Je n'ai pas besoin de vous dire combien je suis heureux de posséder cette médaille, vous le comprendrez assez.

J'ai la confiance que ce succès vous donnera une nouvelle assurance des bonnes intentions qui animent celui qui a l'honneur d'être,

Votre protégé très respectueux et très reconnaissant.

Mais bientôt Vély se trouve aux prises avec une épreuve redoutable il concourt pour le prix de Rome. Aux

épreuves préparatoires, il obtint le n° 7 (mai 1864). A la veille du grand jour, il écrivait à M. George:

Paris, le 5 Avril 1864.

A

MONSIEUR GEORGE,

veille d'une époque aussi solennelle pour moi que celle qui approche, j'ose prendre la liberté de venir réclamer de votre bon cœur quelques mots d'encouragement.

Le moment tant désiré et qui me pèse tant, arrive enfin. C'est au mois de mai qu'a lieu ce fameux concours de loge auquel je me prépare depuis si longtemps, et je vous assure que ce n'est pas sans quelque appréhension que j'y pense.

Malgré les encouragements de M. Signol, qui me dit qu'il faut absolument que je sois reçu, quand je réfléchis que de cette journée va dépendre mon avenir, je ne puis m'empêcher de m'effrayer, surtout que je vais avoir à lutter avec des jeunes gens qui ont reçu une instruction bien supérieure à la mienne. Nonobstant mon infériorité, je suis confiant, je travaille et j'ai travaillé avec persévérance, et j'espère. Puissé-je ne pas éprouver une cruelle déception.

Celui qui a l'honneur d'être, Monsieur George, votre protégé très soumis et très reconnaissant.

Cette lettre montre que Vély avait conscience des lacunes de son instruction première; et ce n'était pas sans raison qu'il s'effrayait de la lutte inégale avec des concurrents d'une culture supérieure à la sienne. Il comprenait à merveille que dans ces concours pour le prix de Rome, dont le sujet est toujours emprunté aux légendes héroïques

de la fable ou à la mythologie de l'antiquité, une des prcmières conditions de succès était une connaissance au moins générale des mœurs, des usages, de la manière de penser, de voir et de sentir des anciens; et que pour cela, il faut avoir comme respiré l'atmosphère de l'antiquité, vécu de sa vie, pensé comme elle; il faut l'avoir aimée et admirée, non seulement dans les restes mutilés de sa statuaire et de son architecture, mais dans ses historiens, ses poètes et ses penseurs. Reproduire élégamment d'après l'antique, des nez, des bras, des jambes et même des torses, certes cela est bien; mais pour réunir et galvaniser ces membres épars, pour remonter le cours des siècles et ressusciter les morts glorieux, les dieux et les héros, les hommes et les cités, il faut voir réellement les choses mortes qu'on veut faire revivre, et un pareil effort, presque surhumain, ne peut être obtenu que grâce à une connaissance sérieuse de l'antiquité.

Le 26 juin 1864, il écrivait encore:

Vous ne Vous serez sans doute pas expliqué mon silence, depuis que j'ai eu l'honneur de vous apprendre que j'avais obtenu le n° 7 comme logiste. Pardonnez-le moi. A vrai dire, mon petit succès, qui me permet de concourir pour le prix de Rome, me fait mieux voir l'espèce d'isolement où je me trouve, car en ce moment j'aurais bien besoin d'encouragement. Faire un tableau en soixantedix jours, et sans les conseils de personne, c'est terrible.

Le sujet que nous avons à traiter est : Homère accablé par des chiens de berger. Trois jeunes bergers accourent, l'accueillent avec respect et admiration. Comme vous le savez, Homère est alors aveugle et errant.

Le sujet, quoique très simple et très beau, ne m'impres

sionne pas. Il n'est pas en harmonie avec mon caractère. Je me trouve gêné pour rendre les mouvements calmes que demande le sujet. Mais nous n'avons pas à choisir, et là, comme ailleurs, il faut savoir se vaincre, en pensant que vos professeurs, vos parents, vos amis, attendent de vous quelque chose de passable. Ce qui tue encore, c'est ce public parisien, qui, sans pitié et sans égard pour le mal que vous vous êtes donné, critique et écrase votre travail, si vous ne tombez pas dans ses goûts. La crainte de mal faire est donc pour moi un grand obstacle à la réussite de mon tableau. Je sens que, de vouloir à pouvoir, il y a loin. Enfin, comme toujours, Monsieur George, je ferai mon possible, et sans avoir la prétention de réussir, j'aurai du moins la consolation d'avoir travaillé consciencieusement.

Comme il le sentait trop bien, le sujet du concours le transportait dans des régions inexplorées, inconnues, et ne pouvait parler ni à son imagination, ni à son cœur. S'il eut connu et aimé le vieux poète; s'il eut connu seulement l'admirable poème d'André Chénier: l'Aveugle ! Mais il n'avait jamais entendu la plainte harmonieuse du sublime vieillard :

Dieu dont l'arc est d'argent, dieu de Claros, écoute,

O Smynthée Apollon, je périrai sans doute,

Si tu ne sers de guide à cet aveugle errant.

Il ne vit point, comme les bergers, la majesté et la grâce auguste du divin poète :

Quel est ce vieillard blanc, aveugle et sans appui ?
Serait-ce un habitant de l'empire céleste?

Ses traits sont grands et fiers de sa ceinture agreste
Pend une lyre informe, et les sons de sa voix
Emeuvent l'air et l'onde, et la terre et les bois.

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