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Cependant, sa vocation s'éveillait de bonne heure. On conserve encore quelque part au Ronssoy, la copie qu'il fit à douze ans, d'un juif errant d'Epinal, copie si belle, que tout le village la proclama presque égale à l'original. Sans maître, sans guide, talonné par l'instinct qui fait les vocations irrésistibles, il allait à tâtons, au hasard. Malgré tout, il s'imposait déjà, et bon gré mal gré, il fallut songer à le tirer du néant où il se débattait.

La mère, en ces temps lointains où les chemins étaient des fondrières, allait tous les samedis à Saint-Quentin, pour son approvisionnement d'épicerie, seule, bravement, juchée sur son mulet. Elle descendait rue Saint-Remy, chez le père Patrouillard qui tenait une auberge et travaillait comme dessinateur pour les industriels de la ville. Un jour, elle mit à Anatole sa plus belle blouse bleue, le prit en croupe sur son mulet, et le débarqua rue Saint-Remy, où le père Patrouillard l'attendait et le reçut à bras ouverts.

Anatole aidait son maître dans la confection de ses dessins industriels et suivait les cours de l'école de dessin M. Q. De Latour, où de 1853 à 1857, il remporta de nombreux succès. Puis, il s'en fut à Valenciennes, dont l'école de dessin avait une réputation méritée. Il arriva rapidement au premier rang. Mais le père Vély se fatiguait des sacrifices que lui imposait une éducation, dont les fruits incertains n'apparaissaient encore que dans un avenir éloigné, et il rappela son fils au Ronssoy.

Cruelles angoisses pour le pauvre garçon. Se sentir quelqu'un, avoir conscience de ce qu'on vaut et de ce qu'on peut, être sorti de l'ornière, de la pauvreté besogneuse et famélique, avoir un instant marché sur les nuages, entrevu les pays du rêve, de l'idéal, et se voir ramené brutalement à un métier d'ilote. Quelle déception! Quelle chûte!

Lui, ne désespéra point. Avec le sourire de ses vingt ans, une bonne humeur inlassable, une vaillance à l'épreuve des plus dures vicissitudes, il continua à dessiner, à peindre, à faire des études, des portraits, à se démener pour se maintenir à fleur d'eau, jusqu'à ce que vînt une main amie qui le sauverait du plongeon de la désespérance.

Il eut la chance, qui lui était bien due, de tomber sur un homme intelligent, bon et généreux, M. George, agriculteur et fabricant de sucre à Hargival, conseiller général du Câtelet pour le département de l'Aisne, et par bonheur, collègue de M. de Nieuwerkerke, surintendant des BeauxArts, lui aussi conseiller général de l'Aisne.

M. George présenta Vély à M. de Nicuverkerke, et celui-ci après un examen sérieux des études et dessins du jeune artiste, déclara formellement qu'il y avait en lui l'étoffe d'un peintre, et qu'il convenait de lui fournir les moyens de suivre sa vocation.

Sur la foi de cette affirmation, M. George, aidé de plusieurs personnes de la région, M. Adrien Magniez, d'Epehy, M. Vion, de Louilly, et M. Prévost, notaire au Ronssoy, réussit à procurer à Vély les ressources nécessaires pour continuer ses études à Paris.

Aussitôt son arrivée, il se présenta au concours d'admission de l'école des Beaux-Arts, et fut reçu avec le n° 8 sur 400 concurrents. Il sut tenir les promesses de cet heureux début, et remporta successivement tous les prix des concours spéciaux, si bien que ses protecteurs lui firent obtenir une subvention du Conseil général de la Somme, et qu'il s'attira la bienveillance et l'affection d'un professeur distingué de l'école des Beaux-Arts, M. Signol, peintre d'histoire et membre de l'Institut, qui lui confia la surveillance de son atelier.

Vély tient soigneusement son protecteur, M. George, au courant de sa situation, et lui écrit dans des termes qui font honneur à son cœur, et témoignent de sa recon

naissance.

Paris, 29 Mai 1862.

MONSIEUR GEORGE,

C'est avec un bien grand plaisir que je vous apprends le changement qui s'est opéré dans ma position.

Connaissant mes faibles moyens d'existence, M. Signol, membre de l'Institut et professeur à l'École, m'a admis gratuitement dans l'atelier qu'il vient de fonder. Je n'aurai qu'à payer la masse, quand on en connaîtra le montant; outre cette masse, les autres élèves seront tenus de payer 25 francs par mois. Il y a quelques jours, on a voté pour un massier, et c'est moi qui suis nommé.

La besogne de ce massier est de veiller aux besoins de l'atelier, de faire faire les acquisitions des modèles; enfin, il doit avoir l'œil à tout, pour rendre compte au professeur.

J'ai commencé mon tableau pour le Conseil général de la Somme, lundi dernier, et M. Signol est tellement bon pour moi qu'il se charge de payer les frais de modèle, qui s'élèveront, pour quinze jours, à 50 francs. M. Signol désire que je fasse quelque chose de bien; il a l'intention de demander une augmentation au Département, lors de ma demande et de l'envoi de mon tableau.

Monsieur George, les nouveaux bienfaits dont je suis l'objet me créent de nouvelles obligations, mais je n'y faillirai pas. D'un autre côté, quel bonheur pour moi de pouvoir me livrer tout entier au travail; le manque d'argent vient pourtant diminuer ma satisfaction; n'importe, j'espère que la Providence ne m'abandonnera pas, car,

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