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volonté. Tout ce qu'il put obtenir de Me Wimy, c'est que celui-ci retirerait sa plainte si les Groselle consentaient à verser entre les mains de M. Mennechet-Paillet, receveur du bureau de bienfaisance, le double de ce qu'il prétendait lui être dû, avec les intérêts, c'est-à-dire quatorze cents francs.

M. le Sous-Préfet fut bien reçu quand il alla porter ces conditions rue Saint-André. Au comble de l'irritation Madame Groselle s'écria:

Vous pouvez lui dire (à Me Wimy) que nous ne sommes point comme beaucoup d'autres qui ont peur des huissiers, car mon mari et moi sommes enchantés de les voir, et même leur présence nous fait jouir.

M. Groselle pria le premier magistrat de l'arrondissement de pardonner à la vivacité de son épouse, mais M. de Montozon s'en fut scandalisé et, sans plus réfléchir, il raconta immédiatement la scène chez Madame de Baudreuil où il y avait grande compagnie. Les poètes du cru s'en mêlèrent et l'on fredonna des couplets où Me Wimy était à la vérité plus ménagé que son adversaire. C'est M. Guyart, secrétaire de la sous-préfecture, qui en eut l'honneur. Dans une première chanson, sur l'air de Monsieur l'Intendant, après avoir exposé l'objet du litige, l'auteur terminait ainsi :

C'est dans le temple de Thémis,
Dans une publique audience,
Que ces débats seront soumis.

Pour qui penchera la balance?
Wimy prend pour son procureur
Trente ans d'exercice et d'honneur.

Dans une autre pièce : L'exorcisme ou le Démon vaincu par l'Amour, le chansonnier suppose que Madame Groselle, de crainte des châtiments éternels, a décidé son mari,

Alexandre de son prénom, à rembourser les deux cents écus et il célèbre ainsi ce triomphe de l'amour :

Eh! Que ne peut une beauté
Qu'inspire le Dieu le plus tendre ?
Il renflamma de volupté
Le cœur de l'avide Alexandre.
C'est par elle que Cupidon

En a chassé le Démon.

Le 14 mars 1817, jour où il atteignait ses cinquante-six ans, Me Wimy soumit son différend au public dans un mémoire de trente-huit pages. C'est un recueil d'insanités, d'une lecture rebutante où l'auteur se bat les flancs. pour faire de l'esprit et de la qualité la plus commune. L'opuscule fut tiré à sept cents exemplaires dont cinq cents furent mis en vente au prix de 1 franc 50 centimes et au profit du bureau de bienfaisance qui ne dut guère profiter de cette stérile générosité.

Enfin l'aube attendue du 19 mars 1817 luisit.

Les audiences du tribunal civil se tenaient tous les mercredis à l'Hôtel de Ville dans la salle du Haut-Banquet, dont les fenêtres donnaient sur la Grand'Place (1).

Dès huit heures du matin, il y avait foule dans l'étroite enceinte réservée au public et Ancelet, huissier-audiencier, se multipliait pour caser au mieux et asseoir les dames car, chose unique, quelques Saint-Quentinoises avaient donné le pas à la curiosité sur le respect humain. Elles voulaient voir l'attitude de Madame Groselle, sur l'assurance que Me Wimy avait donnée à tout le monde qu'elle viendrait.

Avoués et avocats arrivaient en robe, car ils s'habil

(1) La salle du Haut-Banquet occupait l'emplacement des bureaux actuels du Secrétariat général,

laient chez eux, et les petites modistes du haut de la rue. Saint-Martin collaient leur nez aux carreaux pour les voir passer ainsi accoutrés. M. de Baudreuil, maire de la ville et ses adjoints, MM. Margerin de Langlais et Desains, avaient pris place sur des sièges derrière le tribunal.

A 9 heures, celui-ci fit son entrée. Il était présidé par M. Desjardins (Louis-Joseph-Éléonore). D'une très vieille famille saint-quentinoise qui avait donné de tout temps des magistrats à la cité, le président Desjardins était universellement renommé pour sa science du droit. Il avait été mis à la tête du tribunal de l'arrondissement, lors de sa création, et Napoléon Ier, en 1810, venant inaugurer le grand souterrain du canal, l'avait fait chevalier de la Légion d'honneur.

Les assesseurs étaient ce jour-là MM. Namuroy, juge d'instruction, et Fouquier-Plomion, juge suppléant. M. Fouquier-Cholet (Éloy-Quentin-Agathe), substitut du procureur du roi, occupait le siége du ministère public. M. Fouquier-Cholet se piquait de littérature. L'abbé Delille et le vicomte de Chateaubriand étaient ses dieux et il tâchait, en ses nombreuses productions, à rapprocher les métaphores ingénieuses de l'un et la pompe soutenue de l'autre. Pour le présent, il mettait la dernière main à un ouvrage sur les malheurs de la France en général et de la ville de Saint-Quentin en particulier pendant les fatales années 1814 et 1815. C'était un royaliste intransigeant et il ne laissait pas que d'avoir, comme tel, la plus haute estime pour Me Wimy et le plus parfait mépris pour M. Groselle. Mais, homme de devoir et de conscience avant tout, au tribunal il ne reconnaissait que les causes et ignorait les parties.

L'affaire Wimy contre Groselle fut appelée la première. Me Hadengue, avoué, se présenta pour les époux Groselle. Ce fut une déception générale.

Me Wimy, demandeur, eut d'abord la parole.

Il exposa le fait ainsi que nous l'avons raconté nousmême dans la première partie de cette petite étude, mais à travers une foule de circonlocutions et de digressions dont voici un exemple:

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Oui, monsieur et madame, car je me refuse à << vous séparer et je vous considère tous les deux en la « personne de Me Hadengue, mon bon et très ancien «< confrère, puisque sa réception, en qualité de procureur <«< au ci-devant bailliage de Saint-Quentin, date d'un an << avant la mienne, oui, aimez les louis, et par dessus <<< tout notre bon, notre excellentissime Louis revenu à « bon port, très définitivement, et que pour le salut de la « France, l'Éternel conservera longtemps.

« N'aimez pas plus que nous les louis qui ne sont que <«< pure matière et ayez comme nous une répugnance «< invincible pour les louis d'autrui qui seront toujours à <«< rendre plutôt qu'à garder et même à mépriser autant <«< que les faux louis et, ainsi que les napoléons qui n'ont « jamais eu ou n'ont plus de valeur. »

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Ces concetti faisaient bailler décemment le tribunal.

Me Wimy passa ensuite à l'Écriture sainte. Il cita le psaume XXXVI, mutuabitur peccator et non solvet: le pêcheur empruntera et ne paiera point; l'évangile de saint Matthieu qui enseigne de ne pas rejeter celui qui veut emprunter de vous et volenti mutuari a te ne avertaris; celui de saint Luc qui conseille de prêter même à ses ennemis sans en rien espérer mutuum date nihil inde sperantes; il remonta enfin jusqu'à l'Exode et compara M. et Mme Groselle aux Juifs avisés qui, avant de quitter la terre d'Égypte, eurent soin d'emprunter aux Egyptiens naïfs beaucoup de vases d'or et d'argent et oublièrent de les rendre.

Maître Wimy, si vous entrepreniez maintenant la question de droit, interrompit doucement le président Desjardins.

J'y arrive, Monsieur le Président.

C'est là que le bât blessait notre avoué. Il n'avait pas de preuve écrite, seule valable en l'espèce, et son unique moyen, bien précaire, était de prier le tribunal de déférer le serment à un débiteur qui affirmait trop n'avoir rien reçu pour hésiter à le jurer. Aussi Me Wimy pataugea-t-il. Comme ce n'était pas un sot, les illusions qu'il s'était forgées comme à plaisir jusque là, pour l'assouvissement de sa rancune et la satisfaction de son amour-propre, se dissipèrent et il se vit en face du néant. Il se ressaisit cependant et termina par cet air de bravoure :

« Monsieur Groselle, Madame Groselle, voilà tout ce que « j'ai à vous opposer parlant à la personne amie de votre << représentant, puisque vous me fuyez même devant ce tri«<bunal de la plus respectable composition et qui vous eût

protégés contre mes inoffensives attaques. Tirez-vous de << là comme vous le pourrez, mais ce ne sera qu'aux dépens « de votre mémoire ou de votre conscience, ou même << de votre honneur ; et mes louis, que vous retenez en cap«<tivité, ou plutôt que depuis près de sept ans, vous faites «< peut-être trop fructifier en votre faveur, demandent à << rentrer à leur premier logis: laissez les agir librement. << S'ils n'étaient inanimés, ils émigreraient bientôt des « appartements où ils sont et seraient bien placés rue « Saint-Jean, no 293 bis, puisqu'ils se trouveraient chez <«<leur légitime propriétaire. Si, contre mon attente, vous «< obtenez de la rigueur du droit qui, dans l'espèce, porte<< rait coup à l'équité, l'autorisation de conserver comme << vôtre mon argent, en principal et intérêts, je lui fais, sous

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