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COMMENT MAITRE WIMY

PERDIT SON PROCÉS

I

Le 15 janvier 1810, sur le coup de midi, Me Wimy, avoué à Saint-Quentin, vit entrer dans son cabinet de la rue Saint-Jean, no 293 bis (1), M. Groselle, avocat. Il le reçut avec civilité quoique sans empressement. Me Wimy était alors âgé de quarante-neuf ans. Né à Nouvion-l'Abbesse, il était venu fort jeune à Saint-Quentin, où il avait acheté une charge de procureur au bailliage dont la Révolution l'avait dépossédé par suppression d'emploi. De plus, Me Wimy ayant manifesté à diverses reprises des sympathies médiocres pour le nouvel ordre de choses, s'était vu, un beau matin de décembre 1793, arrêté, sur la dénonciation du président de la Société populaire et envoyé, comme prévenu d'incivisme, à Soissons, où il resta prisonnier neuf jours, au Séminaire. Il en avait gardé mauvais souvenir et une dent contre la République. Et bien qu'on fût en 1810, à l'époque la plus brillante du régime impérial, Me Wimy traitait, in petto, Napoléon Ier de jacobin couronné et il lisait entre les lignes la Gazette de France, restée fidèle aux Bourbons, mais ne le montrant pas, ce qui valait

(1) Actuellement no 26.

à ce doyen des journaux français d'être l'un des quatre quotidiens autorisés sur le territoire de l'Empire. Les avoués, dès l'an VIII, avaient remplacé les procureurs et représentaient les parties dans les instances civiles. Il n'y avait que le nom de changé, et c'est pourquoi Me Wimy, de procureur qu'il n'était plus, se retrouva avoué. C'est ainsi que se font les révolutions.

Son visiteur, M. Groselle, avait donné, dès le début de la Révolution, dans les idées nouvelles. Vicaire de Coucyle-Château, puis curé de Landifay, il avait prêté le serment exigé par la constitution civile du clergé et,mal vu de ses ouailles à cause de cela, il avait discrètement jeté le froc aux orties au moment d'ailleurs où le froc n'était plus de mise. Le seul moyen de se faire pardonner d'avoir porté la robe, c'était de se montrer sans-culotte. Il n'y manqua pas, fut nommé agent national pour le canton de Sains-Richaumont, arrondissement de Vervins, n'y fit ni bien ni mal et après la tourmente, s'autorisant d'exemples nombreux et d'une tolérance devenue nécessaire, il se maria. Il avait trouvé à la fois une jolie femme et une jolie dot. Il ne lui manquait qu'une situation sociale. Jadis il avait eu quelques succès de chaire; il s'en souvint opportunément et se fit inscrire comme défenseur au tribunal de commerce de Saint-Quentin, puis il se glissa au tribunal civil en qualité d'avocat. L'ordre de choses établi n'avait pas de plus chaud partisan et il se montrait, pour le présent, dévoué à l'Empire et tout pénétré d'admiration pour le génie de l'Empereur: il ne s'en cachait pas.

Me Wimy fit donc entrer ce visiteur dans son cabinet, le pria de s'asseoir et attendit ses explications.

M. Groselle exposa l'objet de sa visite: il venait dans le dessein d'emprunter six cents francs, ayant un payement considérable à faire.

C'est entendu, mon cher confrère, répondit tout aussitôt Me Wimy. Affaire conclue. Entre vous et moi, auxiliaires de Thémis, nous ne passerons pas d'écrit et je ne vous réclamerai même pas d'intérêts, si le délai n'est pas trop long.

M. Groselle se confondit en remerciements et se disposa à se retirer. Me Wimy le retint.

Si dans le payement que vous allez faire, dit-il, vous aviez à employer des pièces d'or et si vous pouviez, sans vous gêner, m'en donner, je vous rendrais en échange des pièces de cinq francs pour faire juste une somme pareille à celle de l'or que vous me fourniriez.

Monsieur, répliqua M. Groselle avec empressement, je puis vous fournir immédiatement pour six cents francs de napoléons.

Incontinent il courut chez lui, rue St-André, no 225 (1), et en revint avec trente pièces d'or qu'il déposa sur la tablette du bureau de l'unique clerc de Me Wimy. Ce clerc, Benoît Chartier, ancien sacristain de l'abbaye d'Origny-Sainte-Benoîte, était déjà parti dîner, de sorte que la scène n'eut pas de témoins.

Me Wimy prit l'or, le mit dans un coffre et il se disposait à en extraire douze cents francs, à savoir six cents en échange des pièces de vingt francs à lui remises et six cents pour le prêt qu'il consentait, quand il s'entendit appeler par la voix perçante de madame Wimy:

Wimy, la soupe est sur la table.

M. Groselle, qui avait gardé de son ancien état une politesse extrême, se leva aussitôt, arrêta le bras de Me Wimy, protesta qu'il ne souffrirait pas qu'on fit attendre un instant madame Wimy, dit qu'il savait les

(1) Actuellement partie du no 15 de la même rue.

égards que l'on doit au sexe et s'éclipsa en saluant et si vite que Me Wimy ne put même pas le reconduire jusqu'à la porte de la rue.

Mais, dans l'après-midi du même jour, l'avoué mit dans un premier sac de toile neuve, six cents francs en pièces de cinq francs et dans un second sac très vieux cent écus de six livres, mais avec un appoint de quatorze francs en menue monnaie pour compenser la dépréciation qu'avaient subie les monnaies d'argent à l'effigie royale et, tenant les deux sacs pressés contre sa poitrine, il se rendit rue Saint-André.

Me Wimy fut introduit dans le salon où se trouvait déjà un visiteur. C'était une pièce longue et étroite, au plafond coupé par deux maîtresses poutres. Toute une paroi était lambrissée de chêne et peinte en blanc. Deux portes d'armoires soigneusement moulurées s'ouvraient de chaque côté de la cheminée en marbre rouge royal surmontée d'une glace encadrée au fronton sculpté de laquelle s'ouvrait une large coquille.

Deux fenêtres à tablettes de marbre, donnant sur la rue et garnies de rideaux de damas vert, éclairaient le salon. Aux murs un papier galant mauve, blanc et vert, d'un berger offrant un

répétait indéfiniment le geste

agneau à sa jeune maîtresse près de l'autel de l'Amour qu'ombrageait un hêtre.

Madame Groselle causait avec le personnage en visite, assis tous deux près d'une chiffonnière en bois de rose, sur laquelle des papiers étaient étalés.

M. Groselle s'avança vivement au devant de Me Wimy qui voulait se retirer, disant :

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Vous êtes en affaires, je repasserai.

Madame Groselle l'assura, avec un sourire à l'appui, qu'il n'était pas de trop.

Le sourire décida Me Wimy à rester. Madame Groselle était vêtue d'une robe d'organdi vert pâle avec des ruchés de linon vert mousse dans le bas de la jupe, autour du décolletage, qui était généreux, et autour aussi des courtes manches bouffantes. Comme la saison était froide, elle avait jeté une écharpe de soie jaune à longues franges sur ses rondes épaules. Sa coiffure à turban l'écrasait bien un peu, car elle était courte et grasse, mais ayant la prétention d'être une des femmes les plus élégantes de Saint-Quentin, elle ne pouvait impunément se soustraire à la mode.

:

Me Wimy se débarrassa de ses sacs qu'il posa sur une table en acajou à dessus de marbre blanc et garniture de cuivre ajourée. Il les vida et fit deux piles. M. Groselle compta la première, celle formée des pièces de cinq francs et dit « Nous voilà quittes des pièces d'or. » Me Wimy répondit par une inclinaison de tête. Après le compte des écus et de l'appoint, M. Groselle ajouta avec le sourire sur les lèvres : « Voulez-vous notre billet pour ces derniers six cents francs. » Me Wimy n'y consentit pas. Il mit un point de galanterie à ne réclamer aucune reconnaissance du mari d'une jolie femme et se retira avec ses sacs vides et en s'excusant de son importunité après avoir toutefois salué Madame Groselle, M. Groselle et l'étranger assis au fond de la pièce et à contre-jour, le chapeau sur la tête et qui s'inclina sans se découvrir.

Voilà du moins comment Me Wimy s'imagina et de très bonne foi, car c'était le plus honnête homme du monde, que les choses s'étaient passées. Il faut dire que la folle du logis était sa maîtresse et qu'il avait en tête un grain de fantaisie. Distrait, bizarre, galantin, il était la fable de la partie judiciaire de Saint-Quentin et sa femme le querellait souvent sur sa légèreté.

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