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UNE

PAGE DE LA BIENFAISANCE

A

SAINT-QUENTIN

Aperçu historique sur l'Euvre des Filles de la Charité

1650-1899

On sait en quel état se trouvaient l'Europe et surtout la France à l'heure où saint Vincent de Paul travaillait à former les grandes armées de la Charité. Pendant trente ans la guerre y avait promené ses ravages. La guerre, à cette époque, c'est l'incendie et le pillage des villes, la destruction des villages, la ruine des campagnes, le massacre des hommes, les vieillards abandonnés et mourant de faim, les femmes outragées et mutilées, les enfants jetés çà et là sur les chemins et voués à la faim et à la mort; des monceaux de cadavres gisant partout sans sépulture et communiquant la peste aux survivants.

La Champagne et la Picardie eurent le plus à souffrir. Les Prêtres de la Mission et les Filles de la Charité envoyés sans retard dans ces contrées malheureuses, tracent dans

leurs lettres à M. Vincent le tableau de la misère la plus noire. <«< Ils ne voient de toutes parts que des objets de compassion; ils n'entendent que des cris pitoyables ». En 1650, l'un de ces missionnaires écrit de Guise, « qu'il trouve partout une multitude de gens accablés de diverses maladies; que la source de tous ces maux vient des mauvais aliments auxquels ces pauvres gens sont réduits; que pour toute nourriture ils n'ont eu que de méchants fruits, des racines d'herbes et quelques-uns du pain de son dont les chiens ne s'accommoderaient pas ; que malgré leur langueur, malgré les pluies et les mauvais chemins, l'excès de leur besoin leur fait faire deux ou trois lieues pour avoir un peu de potage ». « Nous venons, disait un autre, de visiter trente-cinq villages du doyenné de Guise; nous y avons trouvé près de six cents personnes dont la misère est si grande qu'ils se jettent sur les chiens et sur les chevaux après que les loups en ont fait leur curée.............. »

« Il y a un très grand nombre de pauvres gens de la Thiérache qui, depuis plusieurs semaines, n'ont pas mangé de pain, non pas même celui qu'on fait avec du son d'orge, et qui est la nourriture des plus riches. Ces malheureux n'ont eu pour vivre que des lézards, des grenouilles et l'herbe des champs. Les plus considérables habitants de quantité de villes ruinées sont dans une honteuse nécessité ».

Ce qu'écrivirent les prêtres envoyés à Saint-Quentin était encore plus effrayant. On y voit en substance « qu'il y avait dans cette ville sept ou huit mille pauvres qui mouraient de faim, sans compter douze cents personnes des environs qui s'y étaient réfugiées; qu'à trois cent cinquante malades du lieu et qui avaient besoin de bons aliments, il s'en était joint quatre cents du dehors ; que la ville qui, bien loin de pouvoir les secourir, ne pouvait

secourir ses propres citoyens, en avait fait sortir qui les uns après les autres étaient morts sur les chemins ; que ceux qui étaient restés dans la place, n'osaient, à cause de leur nudité, sortir de la paille pourrie qui les couvrait pour aller trouver les Missionnaires; qu'il y avait trois cents familles honteuses qu'il fallait assister secrètement, soit pour tirer du dernier naufrage des filles de condition, soit pour arrêter le désespoir de quelques particuliers qui avaient été sur le point de se tuer eux-mêmes; qu'à tant de malheureux il fallait joindre cinquante prêtres, et qu'un d'eux, qui n'avait pas osé demander du pain, avait été trouvé mort de faim dans son lit ».

«La famine est telle, disaient-ils encore, que nous voyons les hommes manger la terre, brouter l'herbe, arracher l'écorce des arbres, déchirer les haillons dont ils sont couverts pour les avaler; mais ce qui fait horreur, et que nous n'oserions dire, si nous ne l'avions vu, ils se mangent les bras et les mains et meurent en ce désespoir ».

<< Les autres nouvelles, dit Abelly, qui vinrent du même endroit, ne confirmaient que trop celles-ci : l'excès du mal avait étouffé jusqu'aux sentiments de la nature, dans un peuple qui a de la piété et de la religion; et les bourgeois accablés de leurs voisins qui s'étaient retirés chez eux, et ne sachant plus quel parti prendre dans la crainte où ils étaient d'être assiégés, avaient résolu de jeter par-dessus les murailles de la ville cette foule de pauvres étrangers qui s'y étaient réfugiés ».

Il y eut d'ailleurs dans la seule ville de Saint-Quentin, plus de quinze cents malades à la fois, trois mille morts en moins de six mois. Les femmes, poursuivies, traquées et exposées aux derniers outrages, cherchent un refuge dans les eaux glacées de la Somme, leurs jambes s'y gèlent et il faut les couper.

Qui consolera de pareilles douleurs? qui guérira de telles blessures et portera remède à de semblables maux ? Qui? sinon Vincent de Paul. Il fait mouvoir les pacifiques légions de ses fils et de ses filles qui, à sa voix, vont à travers les camps, sur les champs de bataille, au milieu des campagnes dévastées, des villages incendiés, soignant les blessés, consolant les mourants, ensevelissant les morts, recueillant les enfants, ramassant les infirmes et les vieillards, nourrissant les affamés, protégeant les femmes et les faibles. C'est alors, (vers 1650) tout porte à le croire, que Saint-Quentin vit apparaître les Filles de la Charité. A quelle date précise? On ne saurait le déterminer; il n'y a pas d'heure pour la Charité : le cri de détresse est pour elle le signal de tous les dévouements. Elles s'en allaient, les sœurs grises, par groupe de deux ou trois, aux endroits où le danger était le plus grand, la misère plus profonde.

Il faut lire les relations des filles à leur père, parcourir la «< Presse de la Charité » à cette époque pour comprendre combien nous sommes redevables à ces premières servantes des pauvres. Ne les vit-on pas commencer l'œuvre des potages pour deux cents malades et arriver bientôt à quinze cents? Ne les vit-on pas arracher à la mort cinq cents orphelins de père et de mère ? sans parler des services obscurs, des dévouements ignorés que Dieu seul connaît et qu'il a déjà récompensés. Les Annales des Filles de la Charité ont gardé les noms de bon nombre de ces héroïnes, qui ont eu l'insigne honneur de succomber victimes de leur zèle, et saint Vincent de Paul glorifia luimême celles qui moururent, comme il dit « les armes à la main ».

La Paix des Pyrénées (1659) mit fin à ce déluge de maux; elle fut accueillie dans ces provinces, surtout à

Saint-Quentin, avec tous les transports du plus grand enthousiasme. Les Filles de la Charité, n'ayant su se fixer au milieu des ruines de la dévastation générale, reprirent le chemin de leur humble communauté de la rue des Fossés-saint-Victor. Bientôt le souvenir de leurs bienfaits, le bruit de leur renommée toujours croissante devaient hâter leur retour à Saint-Quentin. « Angers les possédait dans ses hôpitaux ; à Cahors et à Metz elles faisaient connaître la sainteté catholique aux hérétiques et aux Juifs; à La Fère, elles devenaient l'édification de toute la ville ». Notre cité ne pouvait rester en arrière. Aussi, « le 19 septembre 1668, un contrat est passé entre les chanoines de l'Eglise pro-épiscopale et collégiale de Saint-Quentin et dame Mathurine Guérin, première Supérieure générale des Filles de la Charité à Paris, pour l'établissement de deux sœurs chargées des écoles de filles et du service des malades de la ville non admis à l'Hôtel-Dieu ». Ce contrat fut-il mis à exécution? Les sœurs ne trouvèrent-elles pas à Saint-Quentin « le vivre et le couvert?» Les chroniques se taisent sur ce point; les documents font défaut ; le silence se fait une fois encore sur les Filles de la Charité et on ne trouve aucune trace de leur présence à SaintQuentin jusqu'en 1685, vingt-cinq ans après la mort de leur vénéré fondateur.

Cette année-là, en effet, si l'on en croit le chanoine Colliette, «<les quêtes du bureau de la Charité pour les malades honteux et pour l'instruction gratuite de la pauvre jeunesse du sexe, produisirent considérablement, et par les soins infatigables du sieur Dartois, secrétaire du bureau, on résolut d'appeler de Paris, deux Filles de la Charité, dites de saint Vincent, auxquelles on assura un fonds de 6.000 livres, pour une pension de 150 livres tournois chacune. Le contrat en fut reçu par les Dames de la

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