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lectivement (l'enseignement particulier d'un précepteur peut modifier la prononciation d'un enfant pris très jeune); bien plus, ils s'habituent aux sons de notre parler et ils arrivent inconsciemment à les reproduire, alors même qu'ils continuent de s'en moquer. Je puis citer l'exemple d'un maître d'école qui est né au centre du département, qui n'a quitté l'Ile de France pour venir dans notre ville qu'à l'âge de trente ans et qui a aujourd'hui contracté, sans le savoir, tous les défauts si on peut appeler défauts - ces particularités de l'accent local. Il ne se prive pas cependant de reprendre ses élèves au cours des exercices de lecture, de leur indiquer pour tel mot pris en lui-même, qu'il détache du texte, la prononciation de Paris, mais quand il improvise, en son parler ordinaire, une explication de détail, il redevient malgré lui aussi Saint-Quentinois que ses élèves. On ne peut donc pas contester qu'il soit légitime de prendre le parler de Saint-Quentin pour sujet d'étude et de le séparer de tous les parlers environnants.

Il y a un accent saint-quentinois, il n'en faut pas douter. Mais où et comment le saisir ? Dans le centre de la ville où habitent les familles les plus anciennes, ou dans les faubourgs qui de dix ans en dix ans s'élargissent pour recevoir de nouveaux venus ? Dans un même quartier, les façons de parler sont différentes selon les conditions. sociales; un bourgeois, un « monsieur bien » évitent telles intonations de l'ouvrier, leur voisin. Voire, dans une même famille, entre parents qui vivent ensemble, il y a des divergence d'articulation à peine sensibles à l'oreille, mais dont les instruments enregistreurs établissent l'incontestable réalité. S'il n'y a pas dans la nature deux feuilles d'arbre de tous points identiques, il n'y a pas non plus deux organes vocaux absolument remplaçables l'un par l'autre ; à ce compte-là, il n'y a pas un accent saint-quentinois, ily

en a des milliers, il y en a autant qu'il y a de sujets parlants à Saint-Quentin. Ainsi nous avons pu séparer notre ville de tout ce qui n'est pas elle, mais à l'intérieur de notre champ d'étude, nous nous trouvons en face d'une multiplicité d'objets, entre lesquels un choix est

nécessaire.

En même temps que multiple, l'accent est instable. On oublie souvent qu'il change, si imperceptible que soit le changement, d'une génération à l'autre. Un enfant entend bien sa grand'mère et croit parler comme elle; la différence qui sépare leurs manières de parler, inaperçue d'eux deux, sera relevée par une tierce personne, si elle a l'oreille exercée. A trois ou quatre générations d'écart la confusion est déjà moins possible; si la distance est de plusieurs siècles, une initiation devient nécessaire pour que le langage parlé dont l'écriture donne une représentation approximative devienne intelligible dans toutes ses particularités à l'arrière-descendant, même si l'arrière-descendant est resté au pays même de ses ancêtres. Par une série continue de modifications involontaires et inconscientes, la langue de Plaute et de Térence est devenue la langue des soldats de César, le parler roman des sujets de Charlemagne en Gaule, celui de Raoul de Coucy et de Gabrielle de Vergy, et le français moderne dans son infinie variété. Le parler de SaintQuentin au commencement du vingtième siècle n'est plus le même qu'au temps de Napoléon Ier; parmi nos concitoyens présentement vivants, choisirons-nous des vieillards, des personnes d'âge mûr ou des enfants ?

II.

L'ENQUÊTE DE 1905

SUR LE PARLER DE SAINT-QUENTIN

Lorsqu'on veut recueillir le patois d'un village, on s'adresse de préférence à un ou à une sexagénaire qui n'ait jamais quitté son pays natal; on lui pose des questions, on lui laisse la parole si quelque autre villageois vient lui faire visite, et quand on a relevé huit ou neuf cents mots ou phrases du cru, on a quelque chance de n'avoir pas laissé échapper les principales caractéristiques du vieux parler local sous la forme la moins altérée qu'il soit possible de saisir directement « au jour d'aujourd'hui ». Nous ne pouvions pas procéder de même à Saint-Quentin, puisque notre but n'était pas de dresser un Lexique Saint-Quentinois, comme M. E. Edmont a fait pour sa ville natale un Lexique Saint-Polois, mais de déterminer quel était l'accent saint-quentinois commun aux divers quartiers, quel était l'accent saint-quentinois moyen.

Cet accent, nous le prenons en 1905, sans prétendre établir ce qu'il a pu être il y a vingt, trente ou cinquante ans; nous le prenons, non pas chez des vieillards ou des adultes dont nous ne pourrions pas toujours savoir quel a été le « curriculum vitæ », mais chez des enfants qui ont appris dans notre ville, il y a seulement quelques années, à parler, c'est-à-dire à reproduire le plus exactement qu'il était nécessaire pour être compris, les émissions, articulations et intonations de leurs parents, nourriciers et éducateurs; nous pensons qu'on ne pouvait choisir de témoignages plus authentiques, plus sincères de la prononciation régnante. Dans la condition bourgeoise, les familles. comptent parfois des personnes éclairées, soucieuses de

bien dire ou qui simplement ont séjourné dans d'autres villes, et la prononciation des enfants peut y être avec quelque soin redressée. Dans les milieux populaires, au contraire, les loisirs des parents sont moindres, et moindre l'importance qu'ils attacheraient --- si seulement ils étaient avertis que leurs enfants parlent mal à une prononciation véritablement correcte.

Je suis donc allé, grâce à l'obligeante autorisation de M. l'Inspecteur d'Académie, dans quatre écoles de la Ville, au faubourg Saint-Jean, au faubourg Saint-Martin (Groupe Theillier-Desjardins), au faubourg d'Isle et au Petit-Neuville, en septembre (classes de vacances) et en octobre 1905. Je suis entré dans les différentes classes de garçons de chacune de ces écoles et j'y ai entendu des élèves âgés de huit à quatorze ans. Mon entrée dans la classe ne modifiait rien du programme ordinaire de la journée ; le maître savait seul ce que je venais y faire; les élèves ne pouvaient considérer comme un inspecteur un étranger qui s'asseyait au fond de la classe derrière eux, qui ne les interrogeait jamais et ne demandait même jamais leur nom; ils n'étaient donc pas intimidés; je procédais silencieusement à ma cueillette tout le temps que duraient leurs divers exercices.

Exercices de lecture, d'abord. Ce devraient être les moins probants; les enfants, en effet, mis en face d'un texte littéraire, cherchent, s'appliquent à bien lire un français académique si différent de celui qu'ils parlent chez eux ou dans la rue, à reproduire les sons écrits aussi fidèlement que le leur permet leur connaissance de l'alphabet. C'est au contraire, en un sens, l'épreuve la plus instructive. Si les enfants altèrent le timbre et la durée des syllabes qu'ils lisent posément, c'est en toute inconscience. A chaque altération trop sensible rencontrée, le maître reprenait

comme de juste le lecteur et lui demandait une prononciation corrigée, dont il donnait l'exemple à haute voix. L'enfant, docile, s'efforçait de répéter identiquement le son entendu, croyait y réussir, s'entendant mal lui-même, et ne faisait entendre, une fois de plus, que ce qu'il avait déjà prononcé, sans modification perceptible. Il y a des sons du français de Paris qui ne passent pas par l'organe vocal de certains Saint-Quentinois, quelque bonne volonté qu'ils y mettent. Après les exercices de lecture venaient assez souvent des interrogations sur la lecture faite, ou sur les leçons de choses données par le maître dans une des classes précédentes : les élèves répondaient tantôt par une phrase de manuel récitée sur ce ton chantant et artificiel que connaissent bien ceux qui ont traversé les écoles primaires, tantôt, quand il s'agissait de fournir une explication complémentaire, par une phrase de leur cru. —— Enfin, çà et là, dans les cours des écoles, en assistant aux récréations, j'ai surpris, comme il m'était déjà arrivé cent fois auparavant en circulant dans les rues de la ville natale, des bribes de parler saint-quentinois, spontané, authentique, pur de tout mélange.

Il y avait presque un an que ces matériaux avaient été recueillis quand parut au Journal de Saint-Quentin (jeudi 9 août 1906) une chronique saint-quentinoise, où M. Adrian Villart, qui avait récemment visité un Asile d'enfants de notre ville, trouvait l'occasion de faire sur le parler local, les observations originales que voici :

Ma remarque, ma critique, la voici : il y a un accent saint-quentinois, et il serait préférable qu'il n'y en eût pas.

Que l'on patoise, soit! Le picard est une langue qui n'a pas réussi, mais il est de savante origine et d'expression savoureuse. Et puis enfin, c'est franc. Quand, à la ferme, «ech' moête » dit à la femme raisonneuse : « Quind l'co cante, l'glaine a doit s' taire!», c'est net. C'est du picard. Mais à Saint-Quentin, en ville, il serait plus simple de par.

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