Page images
PDF
EPUB

PIERRE-LOUIS GOSSEU (1)

Parmi les écrivains patoisants picards qui, continuant la tradition des trouvères du moyen-âge, se sont servis du langage populaire pour exprimer leurs idées, traduire leurs pensées, il en est un dont la critique littéraire s'est peu occupée jusqu'ici.

Le volume qu'il a laissé renferme des qualités dignes de fixer un instant l'attention et mérite de sauver le nom de son auteur du profond oubli dans lequel il est tombé. C'est dans ce but que j'ai cru devoir lui consacrer l'étude qui suit.

Je veux parler de Pierre-Louis Gosseu, de son vrai nom Pinguet-Mouton.

L'existence de Pinguet-Mouton fut assez mouvementée. Néanmoins, elle peut tenir en peu de lignes, car les renseignements sur cet auteur font aujourd'hui défaut, et nulle biographie, sur ce patoisant peu connu, ne fut jamais écrite.

Pinguet-Mouton naquit à Saint-Quentin vers 1792. Il fut longtemps employé en qualité de comptable ou de voyageur dans une maison de commerce de cette ville. Il quitta son patron, M. Pluchart, lorsqu'il se rendit acquéreur d'une propriété à Villecholle, hameau voisin de Vermand, où il installa un moulin mû par la vapeur. Ses affaires ayant été peu brillantes, il retourna à Saint

(1) Cette biographie a obtenu un troisième prix au Concours Quenescourt de l'année 1902.

[ocr errors]

Quentin, puis revint une seconde fois à Villecholle qu'il quitta définitivement en 1868 ou 1869. Il mourut à Paris en 1871, pendant la Commune. Il eut plusieurs enfants.

En 1848, sous le ministère Ledru-Rollin, PinguetMouton fut pendant quelques jours sous-préfet à Doullens; c'était la récompense de l'opposition que, par ses écrits, il avait faite à Louis-Philippe. Il professait des opinions révolutionnaires et était ce qu'on appelait alors un rouge. Il faisait partie de diverses sociétés secrètes et fut affilié notamment à celle où les membres tirèrent au sort pour désigner celui qui attenterait à la vie de Louis-Philippe. Ce fut un nommé Bergeron, de Chauny, que le sort désigna.

Quoique égaré par ses opinions politiques et des théories subversives, Pinguet-Mouton n'était cependant pas, au dire de ses compatriotes, contemporains de l'écrivain politique, un méchant homme. Le meunier de Villecholle se montrait au contraire bon et serviable et jouissait, surtout auprès de la classe ouvrière, d'une certaine popularité, que lui avaient créée ses lettres en patois picard.

Pierre-Louis Gosseu, pseudonyme dont il a signé ses lettres et appellation que nous lui conserverons désormais, avait publié avant son volume de lettres, une brochure intitulée Vérités... bonnes à dire, pamphlet politico-gauchiste, in-8°.

Examinons à présent la principale œuvre littéraire de notre compatriote.

Pierre-Louis Gosseu, paysan de Vermand, comme il se plaisait à se qualifier, a écrit en patois picard un volume divisé en deux parties et intitulé: Anciennes et nouvelles lettres picardes, suivies de la grande complainte en 92 couplets, sur la translation des cendres de Napoléon, écrite en patois picard, paroles et musique du même auteur, et traduite en très bon français par le père Ladéroute.

Cet ouvrage fut publié à Saint-Quentin, en 1847, chez Doloy, imprimeur-libraire, Grand'Place, 21. Il est précédé d'une dédicace à Béranger datée du 1er mars 1841. Comme on le voit, le volume ne fut édité que six ans plus tard. Il n'y a pas non plus concordance entre la date portée sur la couverture et celle du faux-titre, car celle-ci est de 1846.

La première lettre est du 17 décembre 1839 et la dernière du 26 novembre 1846. Ces lettres parurent dans le Guetteur et le Courrier de Saint-Quentin. La plupart sont adressées à Monsieur l'Imprimeur du Guetteur, sous la forme patoise tantôt de: A Mossieu l'Imprimeu d'éche Guetteu d' Saint-Quentin, tantôt: A M. l'Imprimeu de ch' Guetteu ou encore simplement: Ch' l'Imprimeux; certaines même ne portent aucune adresse, mais toutes sont datées et se succèdent à intervalles irréguliers.

Le volume se divise en deux séries: la première est précédée d'une dédicace à Béranger et d'un avis au lecteur, en vers, extrait de La Table Ronde, de Creuzé de Lesser. Elle comprend trente-cinq lettres; la seconde en compte vingt-six; plusieurs sont à suite.

Les sujets les plus divers sont traités dans ces lettres; mais, plus particulièrement, Gosseu s'occupe de politique, de religion, de faits locaux. Il a noté les incidents de l'époque, et en lisant son recueil, on se trouve reporté soixante ans en arrière; il a peint assez fidèlement la vie d'autrefois, celle des gens de la campagne qu'il montre plutôt malheureux. Il est souvent question, dans ces épîtres, de la conquête de l'Algérie, qui, d'après notre compatriote, ne paraît pas avoir été très populaire. Lorsqu'il s'occupe de politique, et il en parle dans presque toutes ses lettres, il attaque volontiers le roi Louis-Philippe et dit ce qu'il pense des ducs d'Orléans et de Nemours.

Toutefois il y a une justice à lui rendre : il n'offense jamais la morale et ses articles ne rappellent nullement, en ce sens, les fabliaus du moyen âge ; ce n'est pas à lui qu'on pourra adresser le reproche que le patois, comme <«<le latin, dans les mots brave l'honnêteté ». Quand il aborde un sujet scabreux ou qu'il veut rendre une image grivoise, il esquive et gaze.

La première lettre du recueil est une protestation contre le mauvais état de la rue de la Pomme-Rouge. Gosseu raconte qu'il y a été victime d'un accident et prend à partie le maire et le conseil municipal de Saint-Quentin. Il insiste sur le défaut d'entretien des voies saint-quentinoises dans la quatrième lettre, où derechef il relate longuement un nouvel accident qui lui est survenu dans la ruelle d'Enfer.

Les trois lettres suivantes donnent le compte-rendu de la Juive, opéra qu'il est allé voir jouer à Saint-Quentin. Il a une façon de raconter cette soirée qui est d'une bonhomie achevée, d'une naïveté qui fait sourire. La longueur du récit est heureusement semée de reparties amusantes, de saillies imprévues, d'expressions locales qui en rompent la monotonie.

Comme il le dit, il s'occupe des affoères du temps. Il y a notamment la huitième lettre sur le Rejet de la Loi de Dotation, concernant le duc de Nemours, qui n'est que de la politique pure. A noter, à titre de curiosité simplement, un pot-pourri intercalé dans le texte ; ce n'est pas de la haute littérature, mais les vers en sont facilement faits et ne manquent point d'esprit.

Dans la lettre intitulée: Baudet à vendre, Gosseu se perd, surtout au début, dans une phraséologie aussi vide qu'inutile et parle pour ne rien dire; sauf une humoristique description de son âne, tout le reste n'est que vaine

déclamation, parce qu'il enfourche son dada favori. Lorsque Gosseu parle politique, il perd pied. Par contre, une qualité qu'il possède au plus haut degré, c'est l'ironie et il s'en sert habilement.

Plus loin, à propos de la mort de son âne, il termine sa lettre, spirituelle celle-là, sans doute parce que la politique en est absente, par une épitaphe rimée, qu'il attribue au magister de son village et dont le dernier trait mérite d'être cité :

Si dains mes vers l'rime a n'est pau riche,

Cha réqueit qu' ch'est de l' feute à l'dernière hémistiche.
Passant, tâchez d'être indulgeint

Pou ch' l'auteur, s'il est négligeint;

Mais sein baudet y ne l'étoit guères;
N'l'oubliez pau dains vos prières.

Foi d' Gosseu, ch'est mi qué j' vous l' dis,
Y mérite un De Profundis.

Cet écrivain a des saillies, des tournures de phrases tout à fait couleur locale, c'est-à-dire bien picardes. C'est ainsi que parlant à l'imprimeur du journal, à qui il s'adresse constamment, il termine par ces mots :

<< Vous prierez bien l'boujour à vo femme et pis à vos tiots einfants, et pis à tout cheutes qui vous parl' ront d' mi. »

Gosseu aime ce genre de plaisanterie, ces traits empruntés au parler habituel des paysans du Vermandois. D'ailleurs, il écrit simplement, sans recherche, comme il parlait, un peu trop abondamment, par exemple. Il a la prolixité et la faconde creuse des gens bavards de son pays.

Ailleurs, il est sentencieux, avec une pointe de philosophie. On vient de voir comment il terminait une lettre; voici de quelle manière il en commence une autre :

« PreviousContinue »