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LA FIN D'UN MONASTERE

Le 24 février 1790, M. Louis-Joseph Dartois, commissaire du roi, lieutenant général au bailliage de SaintQuentin, fit comparoir devant lui dame Nicole-Amélie Duperrier-Dumouriez, abbesse en l'abbaye royale de Fervaques, et lui demanda de faire la déclaration des biens et l'état des charges de ladite abbaye, sise à Saint-Quentin, sur la paroisse Sainte-Marguerite.

Le magistrat agissait ainsi en exécution d'un décret de l'Assemblée Nationale du 13 novembre 1789.

Ce décret complétait celui du 2 novembre de la même année qui mettait les biens du clergé à la disposition de la nation, imposant aux titulaires de bénéfices et aux supérieurs de maisons ecclésiastiques une déclaration complète et détaillée et l'obligation d'affirmer que rien n'avait été omis ni soustrait. Les déclarations fausses ou suspectes amèneraient des poursuites devant les tribunaux.

Le lieutenant du bailliage, magistrat de vieille souche, fixé depuis longtemps à Saint-Quentin, accomplit sa mission avec exactitude et modération. Conduit par Madame l'Abbesse dans les différents locaux de l'abbaye, il laissa de son enquête un rapport clair et sans minutie, une sorte de pièce comptable en le moins de phrases possible: il remplissait une fonction de sa charge, rien de plus, rien de moins.

Il divisa son travail en deux parties : état des ressources, état des charges.

L'inventaire des biens mobiliers commence respectueusement par les vases sacrés et meubles de l'église. Il accuse un certain luxe : outre les vases sacrés en nombre plus que suffisant, huit chandeliers d'autel sont en argent, ainsi qu'un bénitier et le bâton. L'autel est en boiserie peinte, le chœur et le chapitre sont boisés; il y a un orgue au fond de la chapelle et trois cloches dans le clocher. Les ornements sont « propres et sans magnificence ».

Dans l'infirmerie et le réfectoire « rien de précieux ». Pas de bibliothèque, si ce n'est quelques livres faisant partie du mobilier personnel de l'abbesse.

Puis, dans le procès-verbal, les majuscules s'enflent et se pressent; on en est arrivé au pensionnat. M. Dartois y avait peut-être sa fille; il abandonne la sécheresse énumérative pour arrondir une période :

« L'abbaye de Fervaques, dit-il, est une maison d'éducation pour les jeunes demoiselles, la seule de ce district et la première depuis les frontières de France; ce qui forme un établissement utile pour la jeunesse et avantageux à l'Etat ».

Suit la description topographique de l'abbaye : « Le terrain sur lequel est construit la ditte abbaye peut contenir environ trente-quatre toises sur chaque face; celle sur la rue Sainte-Marguerite contient l'église, la sacristie, les parloirs du bas, et ensuite les appartemens du pater ; et la face donnant sur la petite rue de l'Abbaye d'Origny, contient une assez grande porte cochère et un vieux bâtiment en bois servant aux chambres des pensionnaires; la face du côté de la rue des Bouchers est la lizière du jardin et celle du côté de l'Abbaye ou Maison du Petit-Origny est aussi jardin. Cette maison renferme dans son enceinte : 1o une première cour dans laquelle il y a un puits; 2o un

cloître au milieu duquel est une citerne à pompe; autour du cloître sont différents appartements tant de haut que de bas servant à loger les dames du choeur et sœurs converses, ainsi que sur la partie de la rue. En haut il y a différents parloirs et celui de Madame l'Abbesse et ses appartements; il se trouve encore un long bâtiment de quatre-vingts pieds de long qui avance dans le jardin et presque jusqu'au mur de séparation du Petit-Origny, où est le réfectoire avec les cuisines à côté.

>> Cette maison dans son ensemble est bonne, bien construite et propre à servir à une maison d'éducation ».

La fortune de l'abbaye était constituée par les revenus des terres et dîmes affermées, le surcens, les baux emphytéotiques auxquels s'ajoutaient ceux de l'abbaye de Biaches, près de Péronne, qui leur avaient été réunis.

Cela formait un total de 7.500 setiers de blé, c'est-àdire de 3.600 hectolitres (le tiers provenait des dîmes et le reste des biens propres de l'abbaye), et 9.000 livres d'argent, dont la moitié était du rapport des bois. Les propriétés de l'abbaye et les terres sur lesquelles elle avait droit de dîme s'étendaient particulièrement sur les paroisses de Dury, Fayet et Cepy, au faubourg Saint-Jean de SaintQuentin, Hesbécourt, Hargicourt (où était le Petit-Fervaques), Seraucourt, Biaches et surtout de Fonsomme, à Fervaques-des-Champs, où l'abbesse prélevait, pour le compte de la communauté, plus de 1.500 setiers de blé et 1.200 livres d'argent. Parmi les terres de Fonsomme les plus anciennes, celles de fondation pourrait-on dire, on relève :

« La ferme et les jardins et enclos de Fervaques-desChamps, étant l'ancienne abbaye, contenant 15 setiers,

17 verges de terre, compris les bâtiments appartenant à l'abbaye;

« Les prés dépendant de cette ferme : 8 setiers, 70 verges;

« L'ancien étang et les fossés, 26 setiers, 60 verges et 564 setiers de terres labourables;

« Le tout affermé au sieur Boboeuf et à Antoinette La Bruyère sa femme... à la redevance de 600 setiers, 1.000 livres d'argent, deux voitures à Lierval (où étaient les vignes de l'abbaye), une voiture à Bocquiaux et deux cents gerbées, soit 80 livres ».

Dans ces baux, presque tous passés chez MMes Créteil le jeune et Fouquier-Delanchy, les redevances en animaux sont estimées à 18 livres pour un porc, 9 livres pour un agneau, 3 livres pour un dindon, 1 livre pour un chapon, 50 sols pour un poulet et 12 sols pour un canard.

On pense bien, quand on connaît même superficiellement l'histoire ecclésiastique sous l'ancien régime, que ces revenus n'étaient pas nets.

En effet, les charges envers les curés et les hôtels-Dieu, les rentes à payer et les fondations réduisaient les revenus de l'abbaye de 5.000 livres et d'un millier de setiers de blé.

Il restait donc 4.000 livres et 6.500 setiers de blé, ce qui représenterait aujourd'hui une cinquantaine de mille francs.

Il convient peut-être de rappeler ici rapidement quelle était l'origine de l'abbaye de Fervaques et quelles raisons l'avaient amenée des sources de la Somme dans la ville de Saint-Quentin.

Sa charte de fondation existe aux Archives nationales; elle est du XIIe siècle; voici la traduction du début :

<< Reinier, sire de Fonsomme et sénéchal du Vermandois, et Elisabeth, son épouse, etc.

>> Comptant recevoir des biens célestes et éternels en échange des biens terrestres et périssables, nous avons résolu de donner quelques-unes de nos possessions à Dieu et à ses servantes vivant dans la sainte pauvreté à Montreuil, auxquelles nous avions déjà confié auparavant notre fille pour la former au service du Seigneur.

» C'est pourquoi après avoir communiqué notre dessein à de saints religieux, nous avons édifié, pour ces servantes de Dieu, en l'honneur de Sainte-Marie toujours Vierge, une église sur le territoire de Fonsomme. Et du consentement de nos fils, Mathieu et Reinier, nous avons concédé à la dite église et aux servantes du Seigneur, tout ce que nous possédons sur le même territoire, savoir les terres, les prés et les pâturages situés à l'est du chemin qui conduit à Fontaine, du côté où est placée cette église ».

Le couvent se peuple, s'agrandit et s'arrondit. « Riche et bien situé, remarque M. Gomart, il était une proie offerte aux armées en campagne.

<< Le Vermandois étant une des marches de la France, le pays était sans cesse troublé par le bruit des armes, et les sœurs durent maintes fois quitter le monastère des champs, pour se retirer tantôt à Paris, tantôt à Saint-Quentin, dans une maison de refuge qui se trouvait en bas de la rue Sainte-Pécinne, près des remparts ».

Elles finirent par construire dans cette ville le monastère de la paroisse Sainte-Marguerite qui, commencé au XVII siècle, fut achevé vers le milieu du siècle suivant.

Notre enfance en a vu l'ordonnance assez imposante sur

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