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Veut-on savoir jusqu'à quel point les communes sont indépendantes? Il ne faut qu'écouter M. Bocher, dans la séance du 9 août 1876, au Sénat : « L'indépendance « des communes, dit l'éloquent orateur, mais c'est une « illusion, c'est un mot. Quelle est donc leur véritable <«< condition dans la France moderne, sous l'empire de « la législation actuelle ? Mais je vois qu'en toutes « choses, pour tous les actes de sa vie publique et lo<«< cale, la commune dépend de l'Etat ; elle en dépend «pour le culte, pour l'instruction, pour les finances, << pour la police, pour la voirie.

« Qui nomme en effet son prêtre ? L'évêque.

« Qui nomme son juge ? Le ministre de la justice. « Qui nomme son réceveur? Le ministre des << finances.

« Qui nomme son commissaire de police? Le mi«nistre de l'intérieur.

« Qui nomme son instituteur ? Le préfet.

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« L'ingénieur, l'agent-voyer chargé de la cons«truction, de l'entretien et de la surveillance de ses « chemins, ce n'est pas la commune qui les choisit. << Enfin elle n'a même pas la nomination de són garde<< champêtre.

«Et quand il en est ainsi de tous les agents de ses << divers services, même de tous ceux qui lui appartien<< nent en propre et n'appartiennent qu'à elle, dont « l'action ne s'étend pas au-delà de ses limites, la com«<mune serait au contraire indépendante par le maire, « dans la personne du maire, c'est-à-dire de celui « de ses agents, de ses fonctionnaires qui a le plus de << rapports avec l'Etat, dont les attributions sont les plus

nombreuses, les plus étendues, les plus importantes, <«< qui touchent, par tant de points à l'intérêt général, « et peuvent, si elles sont mal exercées, le troubler, «le compromettre.

«Non, encore une fois, cela n'est pas possible. ».

La question semble tranchée par cette démonstration si convaincante. C'est au gouvernement qu'il faut attribuer le choix des maires. Mais les partisans de la nomination par les conseils municipaux ne se tiennent pas pour battus. Selon eux, le seul moyen d'assurer la liberté et la sincérité des élections politiques, c'est de ne pas conférer au pouvoir le droit de nommer les maires. Sans cette condition, la candidature officielle doit forcément revivre avec son cortège d'abus, et d'ailleurs l'on ne peut emprunter au régime déchu un moyen de gouvernement dont il a tant usé. Il est certain que l'empire s'est largement servi de l'influence des maires pour faire nommer ses candidats. Mais le gouvernement de Juillet, qui choisissait les maires, n'a jamais pratiqué la candidature officielle, telle qu'elle fonctionnait sous le régime impérial. L'empire lui-même, dans sa période parlementaire, y avait renoncé. Il n'y a donc pas, entre le mode de nomination des maires et la pression électorale qui peut être exercée par le gouvernement, une corrélation forcée. Le régime républicain a aboli définitivement la candidature officielle elle est morte, bien morte, et l'on n'a guère à craindre qu'elle vienne à renaître. L'argument qu'on tire d'un passé évanoui n'est donc pas concluant. D'ailleurs, est-ce que les maires seuls soutenaient la candidature officielle? Tout le monde sait que l'instituteur, le garde-champètre, le com

missaire de police, des fonctionnaires de diverses catégories, les cabaretiers eux-mêmes étaient ses agents dévoués. N'avait-elle pas encore à son service les faveurs personnelles, les secours, les subventions, les promesses de ponts, de routes, de chemins de fer? C'étaient là ses plus puissants moyens d'action sur le suffrage. Il faut donc en conclure que, si la candidature officielle doit revivre, elle pourra être pratiquée, alors même que les maires seraient nommés par les conseils municipaux. Conséquemment le motif spécieux que l'on invoque pour dépouiller l'État d'une de ses plus importantes prérogatives est dénué de toute valeur sérieuse.

Dans notre droit public contemporain, le principe de la séparation des pouvoirs est devenu une sorte de dogme constitutionnel. Plusieurs constitutions, celle de l'an ш et celle de 1848 notamment, l'ont consacré; plusieurs lois pénales ou administratives lui ont donné leur sanction. Tout le monde admet que ce principe est la plus sûre garantie de la liberté. Les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire doivent se renfermer dans la sphère de leur action propre, sans empiéter sur les attributions des autres pouvoirs. Ainsi le législatif fait les lois, contrôle et surveille l'exécutif, le judiciaire rend la justice, l'exécutif pourvoit à l'exécution des lois, soit par luimême, soit par des agents responsables vis-à-vis de lui, comme il l'est vis-à-vis du pouvoir législatif. De cette responsabilité qui est l'essence même du pouvoir exécutif découle pour lui, comme une conséquence naturelle, le droit incontestable de nommer et révoquer les citoyens auxquels il confère une partie de la puissance publique et délégue certaines attributions. Assurément, le pouvoir

législatif peut circonscrire ses choix et lui imposer, par une loi, l'obligation de ne prendre ses fonctionnaires que dans certaines catégories déterminées, de ne choisir les maires, par exemple, que dans le sein du conseil municipal. Cette manière de procéder est parfaitement régulière et ne viole en aucune façon le principe de la séparation des pouvoirs Mais le pouvoir législatif ne peut donner mission à un corps électif, à un conseil municipal de nommer, au lieu et place de l'exécutif, les agents que celui-ci doit employer et dont il ne cesse point d'être responsable. Ce conseil municipal, pouvoir de contrôle, n'a pas la même origine que l'exécutif, pouvoir d'action; en outre, sa responsabilité qui est complète au regard du suffrage universel, n'est que fort indirecte visà-vis du gouvernement. On aboutit ainsi à ce résultat inouï de rendre le pouvoir central responsable d'agents qu'il ne nomme pas et sur lesquels son action est dépourvue d'efficacité réelle et directe. N'est-ce pas un empiètement considérable sur les prérogatives de l'État, empiètement auquel le gouvernement n'a pas le droit de consentir, car il ne lui appartient pas de renoncer aux garanties qu'édictent nos constitutions, et n'est-il pas évident que, par des lois de cette nature, le pouvoir législatif méconnaît le principe de la séparation des pouvoirs? Qu'on ne dise pas que nous faisons de la théorie pure et de la métaphysique constitutionnelle! Dès l'instant que cette doctrine salutaire de la division des pouvoirs est foulée aux pieds on arrive rapidement à la confusion, à l'anarchie, au despotisme. Si c'est le pouvoir législatif qui outre-passe ses attributions, le pays est contraint de subir la domination tyrannique de la Convention qui vote les lois, les

exécute, administre et va même jusqu'à briser les décisions des tribunaux. Si c'est le pouvoir judiciaire qui empiète sur les deux autres pouvoirs, nous avons l'ancien régime avec l'omnipotence des parlements qui dirigent l'administration et rendent des arrêts de règlement, véritables lois obligatoires pour une partie du royaume. Si c'est l'exécutif enfin qui usurpe des attributions qui ne lui appartiennent pas, nous voyons les décrets émanés du chef du gouvernement seul remplacer les lois votées par les mandataires du pays, et Napoléon Ier casser le verdict du jury d'Anvers. Voilà à quels abus peut conduire la violation des principes.

On ne manquera pas de dire que la responsabilité du maire vis-à-vis du pouvoir central est plus effective que nous ne le prétendons. Le gouvernement a le droit de le suspendre et de le révoquer, et, après sa révocation, le maire est inéligible pendant une année. Quelle mesure plus énergique pourrait donc mieux affirmer la subordination des maires au pouvoir central? A cela, il est aisé de répondre. Oui, le gouvernement dispose d'une arme répressive avec laquelle il pourra punir les fautes bien caractérisées, les actes graves. Encore n'usera-t-il de ce moyen suprême de la suspension et de la révocation qu'avec la plus grande mesure. Mais tous les maires savent bien qu'ils ne seront pas destitués pour quelques faits de négligence et d'incurie. L'origine de leurs pouvoirs dûs à l'élection leur crée une situation indépendante vis-à-vis du gouvernement, et ils cèderont à la tentation d'en abuser. Puisque ce sont les conseils municipaux qui nomment les maires, ils éviteront avant tout de les froisser; c'est avec eux surtout qu'ils compteront,

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