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rendant enfin leur ville sacrée par ces rites frivoles et superstitieux en apparence dont si peu de gens sentent la force et l'effet, et dont cependant Romulus, le farouche Komulus lui-même, avait jeté les premiers foudemens.

Le même esprit guida tous les anciens législateurs dans leurs institutions. Tous cherchèrent des liens qui attachassent les citoyens à la patrie et les uns aux autres, et ils les trouvèrent dans des usages particuliers, dans des cérémonies religieuses qui, par leur nature, étaient toujours exclusives et nationales (*), dans des jeux qui tenaient beaucoup les citoyens rassemblés, dans des exercices qui augmentaient avec leur vigueur et leurs forces leur fierté et l'estime d'eux-mêmes, dans des spectacles qui les rappelant à l'histoire de leurs ancêtres, leurs malheurs, leurs vertus, leurs victoires, intéressaient leurs cœurs, les enflammaient d'une vive émulation, et les attachaient fortement à cette patric dont on ne cessait de les occuper. Ce sont les poésies d'Homère récitées aux Grecs solemnellement assemblés, non dans

(*) Voyez la fin du Contrat social.

des coffres, sur des planches ct l'argent à la main, mais en plein air et en corps de nation; ce sont les tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide représentées souvent devant eux; ce sont les prix dont, aux acclamations de toute la Grèce, on couronnait les vainqueurs dans leurs jeux, qui les embrâsant continuellement d'émulation et de gloire, portèrent leur courage et leurs vertus à ce degré d'énergie dont rien aujourd'hui ne nous donne l'idée, et qu'il n'appartient pas même aux modernes de croire. S'ils ont des lois, c'est uniquement pour leur apprendre à bien obéir à leurs maîtres, à ne pas voler dans les poches, et à donner beaucoup d'argent aux fripous publics. S'ils ont des usages, c'est pour savoir amuser l'oisiveté des femmes galantes et promener la leur avec grâce. S'ils s'assemblent, c'est dans des temples pour un culte qui n'a rien de national, qui ne rappelle en rien la patrie; c'est dans des salles bien fermées et à prix d'argent, pour voir sur des `théâtres efféminés, dissolus, où l'on ne sait parler que d'amour, déclamer des histrions, minauder des prostituées, et pour y prendre des leçons de corruption, les scules qui

profitent de toutes celles qu'on fait semblant d'y donner; c'est dans des fêtes où le peuple toujours méprisé est toujours sans influence, où le blâme et l'approbation publique ne produisent rien; c'est dans des cohues licencieuses pour s'y faire des liaisons secrètes, pour y chercher les plaisirs qui séparent, isolent le plus les hommes, et qui relâchent le plus les coeurs. Sont-ce là des stimulans pour le patriotisme? Faut-il s'étonner que des manières de vivre si dissemblables produisent des effets si différens, et que les modernes ne retrouvent plus rien en eux de cette vigueur d'ame que tout inspirait aux anciens? Pardonnez ces digressions à un reste de chaleur que vous avez ranimée : je reviens avec plaisir à celui de tous les peuples d'aujourd'hui qui m'éloigne le moins de ceux dont je viens de parler.

CHAPITRE III.

Application.

LA Pologue est un grand. Etat environné

d'Etats encore plus considérables, qui par leur despotisme et par leur discipline mili

taire ont une grande force offensive. Faible au contraire par son anarchie, elle est, malgré la valeur polonaise, en butte à tous leurs outrages. Elle n'a point de places fortes pour arrêter leurs incursions. Sa dépopulation la met presque absolument hors d'état de défense. Aucun ordre économique, peu ou point de troupes, nulle discipline militaire, nul ordre, nulle subordination; toujours divisée au-dedans, toujours menacée au-dehors, elle n'a par elle-même aucune consistance et dépend du caprice de ses voisins. Je ne vois dans l'état présent des choses qu'un seul moyen de lui donner cette consistance qui lui manque. C'est d'infuser, pour ainsi dire, dans toute la nation l'ame des confédérés; c'est d'établir tellement la république dans les cœurs des Polonais qu'elle y subsiste malgré tous les efforts de ses oppresseurs. C'est là, ce me semble, l'unique asyle où la force ue peut ni l'atteindre ni la détruire. On vient d'en voir une preuve à jamais mémorable. La Pologne était dans les fers du Russe, mais les Polonais sont restés libres. Grand exemple, qui vous montre comment vous pouvez braver la puissance et l'ambition de vos voisins. Vous ne sauriez

empêcher qu'ils ne vous engloutissent, faites au moins qu'ils ne puissent vous digérer. De quelque façon qu'on s'y prenne, avant qu'on ait donné à la Pologne tout ce qui lui manque pour être en état de résister à ses ennemis, elle en sera cent fois accablée. La vertu de ses citoyens, leur zèle patriotique, la forme particulière que des institutions nationales peuvent donner à leurs ames, voilà le seul rempart toujours prêt à la défendre, et qu'aucune armée ne saurait forcer. Si vous faites en sorte qu'un polonais ne puisse jamais devenir un russe, je vous réponds que la Russie ne subjuguera pas la Pologue,

Ce sont les institutions nationales qui forment le génie, le caractère, les goûts et les mœurs d'un peuple, qui le font être lui et non pas un autre, qui lui inspirent cet ardent amour de la patrie, fondé sur des habitudes impossibles à déraciner, qui le font mourir d'ennui chez les autres peuples au sein des délices dont il est privé dans son pays. Souvenez-vous de ce Spartiate gorgé des voluptés de la cour du graud roi, à qui l'on reprochoit de regretter la sauce noire. Ah! dit-il au satrape en soupiraut, je con

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