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du mal public ne lui paraît rien auprès du bien exclusif qu'il prétend s'approprier. Co bien particulier excepté, il veut le bien général pour son propre intérêt tout aussi fortement qu'aucun autre. Même en vendant son suffrage à prix d'argent, il n'éteint pas en lui la volonté générale, il l'élude. La faute qu'il commet est de changer l'état de la question, et de répondre autre chose que ce qu'on lui demande; en sorte qu'au lieu de dire par son suffrage, il est avantageux à l'Etat, il dit, il est avantageux à tel homme ou à tel parti que tel ou tel avis passe. Ainsi la loi de l'ordre public dans les assemblées n'est pas tant d'y maintenir la volonté générale, que de faire qu'elle soit toujours interrogée et qu'elle réponde toujours.

J'aurais ici bien des réflexions à faire sur le simple droit de voter dans tout acte de souveraineté, droit que rien ne peut ôter aux citoyens ; et sur celui d'opiner, de proposer, de diviser, de discuter, que le gouvernement a toujours grand soin de ne laisser qu'à ses membres; mais cette importante matière demanderoit un traité à part, et je ne puis tout dire dans celui

CHAPITRE II.

Des suffrages.

N. voit par le chapitre précédent que la manière dont se traitent les affaires générales peut donner un indice assez sûr de l'état actuel des mœurs, et de la santé du corps politique. Plus le concert règne dans les assemblées, c'est-à-dire, plus les avis approchent de l'unanimité, plus aussi la volonté générale est dominante; mais les longs débats, les dissentions, le tumulte annoncent l'ascendant des intérêts particuliers et le déclin de l'Etat.

Ceci paraît moins évident quand deux ou plusieurs ordres entrent dans sa constitution, comme à Rome les patriciens et les plébéiens, dont les querelles troublèrent souvent les comices même dans les plus beaux temps do la république; mais cette exception est plus apparente que réelle, car alors par le vice inhérent au corps politique on a, pour ainsi dire, deux Etats en un. Ce qui n'est pas

vrai des deux ensemble, est vrai de chacun éparément. Et en effet, dans les tem, méme

les plus orageux, les plébiscites du peuple, quand le sénat ne s'en mêlait pas, passaient toujours tranquillement et à la graude pluralité des suffrages : les citoyens n'ayant qu'un intérêt, le peuple n'avait qu'une volonté.

A l'autre extrémité du cercle, l'unanimité revient. C'est quand les citoyens tombés dans la servitude n'ont plus ni liberté ni volonté. Alors la crainte et la flatterie chaugent en acclamations les suffrages; on ne délibère plus, on adore ou l'on maudit. Telle était la vile manière d'opiner du sénat sous les empereurs. Quelquefois cela se faisait avec des précautions ridicules. Tacite observe que sous Othon les sénateurs, accablant Vitellius d'exécrations, affectaient de faire en même temps un bruit épouvantable, afin que, si par hazard il devenait le maître, il ne pût savoir ce que chacun d'eux avait dit.

De ces diverses considérations naissent les maximes sur lesquelles on doit régler la manière de compter les voix et de comparer les avis, selon que la volonté générale est plus ou moins facile à connaître, et l'Etat plus ou moins déclinant.

Il n'y a qu'une seule loi qui, par sa na

ture, exige un consentement unanime. C'est le pacte social: car l'association civile est l'acte du monde le plus volontaire; tout homme étant né libre et maître de luimême, nul ne peut, sous quelque prétexte que ce puisse être, l'assujettir saus son aven. Décider que le fils d'un esclave naît esclave, c'est décider qu'il ne naît pas homme.

Si donc lors du pacte social il s'y trouve des opposans, leur opposition n'invalide pas le contrat, elle empêche seulement qu'ils ne soient compris; ce sont des étrangers parmi des citoyens. Quand l'Etat est institué, le consentement est dans la résidence ; habiter le territoire, c'est se soumettre à la souveraineté. (g)

Hors ce contrát primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours tous les autres; c'est une suite du contrat même. Mais on demande comment un homme peut être

(g) Ceci doit toujours s'entendre d'un Etat libre; car d'ailleurs la famille, les biens, le défaut d'asile, la nécessité, la violénce, peuvent retenir un habitant dans le pays malgré lui, et alors son séjour seul ne suppose plus son con- . sentement au contrat ou à la violation du contrat.

libre, et forcé de se conformer à des volontés qui ne sont pas les siennes. Comment les opposans sont-ils libres et soumis à des loix auxquelles ils n'ont pas consenti ?

Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu'on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu'une. La volonté constante de tous les membres de l'Etat est la volonté générale; c'est par elle qu'ils sont citoyens et libres. () Quand on propose une loi dans l'assemblée du peuple, ce qu'on leur demande n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition ou s'ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur; chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté gé nérale. Quand donc l'avis contraire au mien

(h) A Gènes on lit au devant des prisons et sur les fers des galériens ce mot libertas. Cette application de la devise est belle et juste. En effet, il n'y a que les malfaiteurs de tous états qui empêchent le citoyen d'être libre. Dans un pays où tous ces gens-là seraient aux galères, on jouirait de la plus parfaite liberté.

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