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manière de raisonner est d'établir toujours le droit par le fait. (a) On pourrait employer une méthode plus conséquente, mais non pas. plus favorable aux tyrans.

Il est donc douteux, selon Grotius, si le genre-humain appartient à une centaine d'hom-mes, ou si cette centaine d'hommes appartient au genre-humain, et il paraît dans tout son. livre pencher pour le premier avis: c'est aussi le sentiment de Hobbes. Ainsi voilà l'espèce humaine divisée en troupeaux de bétail, dont chacun a sou chef, qui le garde pour le dévorer.

Comme un pâtre est d'une nature supérieure à celle de sou troupeau, les pasteurs d'hommes, qui sont leurs chefs, sont aussi d'une nature supérieure à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnait, au rapport de Philon, l'empereur Caligula, concluant assez bien de cette aualogie que les rois étaient des dieux, ou que les peuples étaient des bêtes.

(a) » Les savantes recherches sur le droit public " ne sont souvent que l'histoire des anciens abus, » et on s'est entêté mal-à-propos quand on s'est » donné la peine de les trop étudier. » Traité des intérêts de la France avec ses voisins, par M. le marquis d'Argenson, (imprimé chez Rey à Amsterdam. Voilà précisément ce qu'a fait Grotius.

Le raisonnement de Caligula revientàcclui de Hobbes et de Grotius. Aristote avant eux tous avait dit aussi que les hommes ne sout point naturellement égaux, mais que les uns naissent pour l'esclavage et les autres pour la domination.

Aristote avait raison, mais il prenait l'effet pour la cause. Tout homine né dans l'esclavage naît pour l'esclavage, rien n'est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu'au désir d'en sortir : ils aiment leur servitude comme les compagnons d'Ulysse aimaient leur abrutissement. (¿) S'il y a donc des esclavis par nature, c'est parce qu'il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués.

Je n'ai rien dit du roi Adam, ni de l'empe-` reur Noé père de trois grands monarquesqui se partagèrent l'univers, comme firent les enfans de Saturne, qu'on a cru reconnaître en eux. J'espère qu'on me saura gré de cette modération; car descendant directement de l'un de ces princes, et peut-être de la brauche aînée, que sais-je si parla vérification des titres

(b) Voyez un petit traité de Plutarque intitulé : Que les bétes usent de la raison.

je ne me trouverais point le légitime roi du genre-humain? Quoiqu'il en soit, on ne peut disconvenir qu'Adam n'ait été souverain du monde comme Robinson de son île, tant qu'il en fut le seul habitant; et ce qu'il y avait de commode dans cet empire, était que le monarque assuré sur son trône n'avait à craindre ni rebellions, ni guerres, ni conspirateurs.

LIB

CHAPITRE I I I.

Du droit du plus fort.

E plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transformne sa force en droit et l'obéissance en devoir. De-là le droit du plus fort; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établien principe: mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot? La force cst une puissance physique; je ne vois pointquelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté; c'est tout au plus un acte de prudence. Eu quel sens pourra-ce être un devoir?

Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu'il n'en résulte qu'un galimatias incxplicable. Car sitôt que c'est la force qui fait le

droit, l'effet change avec la cause; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir impuuément, ou le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort. Or, qu'est-ce qu'un droit qui périt quand la force cesse? S'il faut obeir par force on n'a pas besoin d'obéir par devoir, et si l'on n'est pas forcé d'obéir ou n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien à la force; il ne signifie ici rien du tout.

Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez à la force, le précepte est bon mais superflu, je réponds qu'il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de DIEU, je l'avoue; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeller le médecin? Qu'un brigand me surprenne au coin du bois, nonseulement il faut par force donner la bourse, mais quaud je pourrais la soustraire, suis-je en conscience obligé de la donner? carenfin le pistolet qu'il tient est aussi une puissance. Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours.

CHAPITRE IV.

De l'esclavage.

PUISQU'AUCU
U'AUCUN homme n'a

une autorité

naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes.

Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner sa liberté et se rendre esclave d'un maître, pourquoi tout un peuple ne pourrait-il pas aliéuer la sienne et se rendre sujet d'un roi ? Il y a là bien des mots équivoques qui auraient besoin d'explication, mais tenons-nous en à celui d'aliéner. Aliéner c'est donner ou vendre. Or, uu homme qui se fait esclave d'un autre ne se donne pas, il se vend, tout au moins pour la subsistance: mais un peuple, pourquoi se vend-il? Bien loin qu'un roi fournisse à ses sujets leur subsistance, il ne tire la sienne que d'eux, et selon Rabelais, un roi ne vit pas de peu. Les sujets donnent donc leur personue à condition qu'on prendra aussi leur bien? je ne vois pas ce qu'il leur reste à

Conserver.

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