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nie? Ni les maux des peuples, ni les gémissemens des familles, ni la désolation générale n'ont pu obtenir d'eux le moindre signe d'intérêt, armer leur cœur du moindre courage, les disposer à la moindre résistance. Leurs noms seront éternellement un objet de mépris et d'exécration; et si le malheur des temps et la nécessité des circonstances leur conservent encore quelque pouvoir, ou quelque honneur, leur élévation ne sera jamais considérée que comme un reste des calamités publiques.

Si, après avoir épuisé la France dans ses dernières ressources, avoir tari le sang de nos dernières générations, Buonaparte eût réussi dans ses derniers desdseins, doute-t-on qu'ils ne fussent venus au pied de son trône, admirer son génie, se féliciter de ses bienfaits, et lui voter de solennelles actions de grâce ?

Ayons, si l'on veut, assez de générosité pour pardonner tant de bassesse, soyons grands pour user noblement de la victoire et mépriser les làches qui frappent leur ennemi par terre; mais ne soyons pas assez dépourvus de justice, de prévoyance et de force pour céder à d'artificieuses insinuations et nous associer à des hommes qui veulent épargner le crime, en affectant de révérer le malheur. Il importe que les actions des méchans soient connues; et ce n'est pas battre un tyran, que d'écrire son histoire. Quand Néron, condamné par le sénat à mourir

sous

les verges, se vit réduit à se faire donner la mort par un esclave, il étoit assurément malheureux.

Étoit-ce une raison pour ensevelir les crimes de Néron dans l'oubli ? et parce que Tacite et Suétone ont flétri le nom de Narcisse et de Tigellin, ses infàmes conseillers, faudra-t-il accuser ces écrivains d'avoir mal usé de la victoire, et manqué de générosité ?

Sans doute quelques modernes Tigellins auront à se plaindre de la franchise avec laquelle nous écrirons ces Mémoires; mais si, dans ce tableau de nos calamités publiques, ils trouvent quelques vérités peu flatteuses pour eux, nous les prions de considérer que ce tort n'est pas le nôtre, et que le seul moyen de n'avoir rien à craindre du souvenir des hommes, c'est de travailler à mériter leur estime.

Ce n'est ni l'esprit de vengeance, ni l'esprit de parti, qui nous a portés à écrire ces Mémoires; c'est le désir seul d'être utile à nos concitoyens, et de rappeler dans leur coeur les principes de vertu que le règne passé en avoit exilés. Car c'est le propre de la tyrannie d'anéantir tout ce qui est grand, noble et généreux, d'avilir toutes les âmes, de dénaturer tous les sentimens, et de jeter les peuples dans le désespoir, en leur montrant sans cesse la vertu malheureuse et le vice triomphant. Spectacle désolant qui accable l'homme de bien; qui nous détache insensiblement de nos devoirs ; qui nous fait douter de la providence et nous porte à regarder l'univers, cette œuvre sublime de Dieu, comme l'ouvrage d'un mauvais génie. Que faudroit-il, pour extirper tous les germes de la morale, et porter les peuples à l'athéisme? si non prolonger la tyrannie.

Buonaparte est vaincu. Grâces en soient rendues au ciel ! Il expie dans l'exil les maux innombrables qu'il a causés à l'humanité; ne troublons point sa solitude., oublions sa personne; mais souvenons-nous éternellement de son règne.

Il faut avoir sans cesse sous les yeux les crimes de la tyrannie, pour sentir le prix des vertus qu'elle étouffe. Il faut haïr les tyrans, pour aimer les bons rois.

Qui sait d'ailleurs si les complices de Buonaparte ne nourrissent pas encore de coupables espérances? n'a-t-on pas vu ces fauteurs de révolution, toutes les fois qu'ils ont été vaincus, réclamer les principes de l'humanité, s'adresser à la clémence de leurs vainqueurs, les conjurer, au nom de la patrie, d'étouffer leurs ressentimens et d'éteindre parmi les concitoyens tous les germes de haine et de division ?

Mais lorsqu'ils avoient obtenu de la loyauté de leurs ennemis, un pardon généreux; que faisoient-ils ? Ils méditoient en secret les moyens de ressaisir la puissance, et quand la fortune et l'habileté les secondoient, à quels actes de violence et de cruauté ne se portoient-ils pas ? avec quelle fureur on les voyoit immoler ceux mêmes qui les avoient épargnés! avec quelle impitoyable cruauté ils usoient de la victoire !

Qu'auroient fait Buonaparte et ses inexorables satellites s'ils eussent eu à leur disposition ces princes, aujourd'hui l'objet de notre amour, le gage de nos plus douces espérances? Auroient-ils hésité un instant à les sacrifier à leur lâche sécurité ?

Et quand un des agens de Napoléon essaya tout récemment de s'emparer des voitures qui sortoient de Vesoul ou de Nancy, dans l'espoir d'y trouver l'auguste frère de notre monarque, étoit-ce pour le reporter près du trône de ses pères? Quel eût été le sort de M. le duc d'Angoulême, si Bordeaux eût été vainet si ce prince fùt tombé entre les mains des commissaires de Napoléon ?

cu,

N'écoutons donc point les conseils d'une fausse et périlleuse générosité; et s'il est quelques personnes qui conservent encore quelque tendre intérêt pour le moderne Domitien, nous les appelons au tombeau du duc d'Enghien et à la poudrière de Grenelle.

Il importoit que quelqu'un se chargeât de recueillir les monumens historiques dont la tyrannie ombra- geuse de Buonaparte avoit depuis quinze ans interdit la publication; car le premier soin des tyrans est de condamner leurs sujets à l'ignorance, de proscrire la pensée, d'étouffer la plainte, et de couvrir du secret le plus profond les actes criminels sur lesquels est fondé l'édifice de leur puissance.

Jamais personne n'a mieux connu cet art que Buonaparte; jamais despote n'a possédé d'esclaves plus dévoués, de ministres plus zélés pour l'accomplissement de ses ordres. Au milieu de l'Europe, il a trouvé le secret de nous rendre étrangers à l'Europe toute entière. Il a fait plus ; il est parvenu à nous dérober jusqu'à la connoissance des événemens qui se passojent presque sous nos yeux; et tel a été l'état de dégradation où il nous avoit précipités, que nous étions en

quelque sorte devenus sourds, aveugles et muets. Son règne est le seul qui offre l'exemple incroyable d'une . nation de trente millions d'hommes tenus au secret pendant près de quinze années.

Avilissement inouï, et qui nous couvriroit d'une honte ineffaçable, si l'on ne savoit jusqu'à quel point un peuple fatigué de douze années d'orages politiques est propre à la servitude, et capable de patience et de longanimité.

En publiant aujourd'hui les secrets du règne de Buonaparte, en produisant au grand jour les mystères de la tyrannie, nous aurons le mérite d'offrir à nos lecteurs des scènes inconnues et nouvelles, et de leur parler de leur propre histoire comme de l'histoire d'un peuple étranger et lointain.

Déjà ils commencentà en avoir quelque idée. Chaque jour les révélations se succèdent et se multiplient, nous les recueillerons avec soin dans cet ouvrage; nous en ajouterons de nouvelles ; nous les soumettrons toutes à un examen sévère et impartial; nous n'admettrons que des faits avérés, nous les appuyerons souvent de pièces justificatives; enfin nous n'épargnerons rien pour rendre ces mémoires dignes des suffrages et de l'estime publique.

Nous n'avons point le dessein d'écrire une histoire, c'est à Tacite qu'il est réservé de peindre Tibère ou Néron. Nous croirons avoir suffisamment mérité du public, si jamais ce recueil peut offrir quelque secours à des écrivains plus habiles que nous.

Il faut répéter ici ce que nous avons annoncé

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