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l'impitoyable destin tiendra donc toujours attaché sur ton front le bandeau de l'illusion et de l'erreur, pour t'empêcher de profiter de tes ressources et te livrer sans défense entre les mains de tes cruels ennemis! Que n'ai-je pas fait pour te désiller les yeux ? Aujourd'hui il ne reste aucun moyen de prévenir ta ruine, et ton fidèle ami n'a plus d'autres devoirs à te rendre que celui de déplorer tes tristes destinées, que celui de verser sur tes trop longs désastres des larmes de sang. »

Cet adieu suprême date du 14 décembre. Mais l'ami du peuple peut-il n'écouter que sa douleur; abandonnera-t-il la patrie sans donner à ses infortunés concitoyens un dernier conseil, que l'éminence du péril peut rendre fécond. Il reprend sa plume, retrace les dangers qui nous environnent, fait entendre les bruits de guerre des monstres qui s'apprêtent à noyer la patrie dans le sang de ses enfants; il examine les moyens d'attaque et ceux de notre défense; il prescrit les plus énergiques mesures, organise le désespoir patriotique; et telle est la puissance de ses arguments et la sagesse de ses vues, qu'on entrevoit déjà la victoire par delà les calamités présentes.

Cette dernière offrande faite à la patrie, Marat pose la plume, le 15 décembre 1791, bien résolu cette fois, et forcément, à ne la reprendre que lorsque le peuple se montrera déterminé à une 'conduite plus logique avec ses lâches oppresseurs. C'est abreuvé d'amertumes, de dégoûts, de fatigues; c'est découragé, ruiné et à bout de ressources; c'est aussi après avoir reçu les plus touchants et intimes témoignages de l'amitié et du dévouement, qu'il se résout à passer à Londres, comptant bien trouver dans ses talents ou dans sa

profession de médecin une ressource provisoire contre la misère.

Durant trois semaines environ, le public, les patriotes, ses amis peut-être, n'entendront plus parler de l'ami du peuple; les colporteurs ont cessé tout à coup d'attirer l'attention publique par l'annonce de ses feuilles patriotiques; Marat semble à tout jamais enseveli au fond du gouffre des malheurs publics, dans son linceul de misères particulières.

Déjà les opprimés sentent qu'il leur manque un défenseur intrépide; l'isolement, l'abandon, se manifestent inquiétants pour les bons patriotes, habitués à profiter de ses conseils; les moins ardents même se reprochent leur apathie, leur aveuglement, leur ingratitude; ils entrevoient et les maux du despotisme que rien ne va plus contenir, et ceux plus terribles encore d'une guerre abominable qui ne leur laissera ni espoir ni merci; les sociétés fraternelles, populaires, patriotiques, ont perdu leur conseiller, leur organe, leur soutien, leur ami, et semblent frappées d'impuissance; les Parisiens, livrés à eux-mêmes, ressemblent à de malheureux naufragés abandonnés sur un océan furieux, qui menace à tout moment de les engloutir. Douloureux abandon qu'ils avaient trop souvent provoqué, et qui faisait endurer aux sincères amis de la patrie toutes les angoisses dont l'infortuné ami du peuple avait été souvent la première victime.

Un jour, c'était le 3 mars 1792, le président du club des Cordeliers lut à la tribune de la société une

lettre qu'il venait de recevoir. La voici textuellement, car il s'agit encore d'un document inédit :

« Monsieur le Président,

« Je réclamerais aujourd'hui l'engagement pris par les Amis des Droits de l'Homme, de propager les principes de l'ami du peuple, si je croyais avoir besoin d'un autre motif que leur civisme pour les porter à concourir avec moi à éclairer le peuple sur ses droits, à former l'esprit public, à ranimer le patriotisme, et à faire triompher la cause de la liberté.

<< Après avoir combattu sans relâche, pendant trois années consécutives, contre le despotisme renaissant, je me suis vu forcé de quitter enfin une carrière où je n'ai trouvé que fatigues, peines, chagrins, misère, périls, tribulations, dégoûts, et dans laquelle je n'avais plus de bien à faire au peuple; moins découragé, toutefois, par les attentats des ennemis de la patrie que par l'aveuglement et la tiédeur de ses enfants, je n'ai point abandonné ses intérêts; j'ai seulement cru que ce serait le servir plus utilement de développer à ses yeux le tableau frappant des machinations des cruels ennemis conjurés à sa perte, de la politique artificieuse de l'Assemblée constituante et des vices de la Constitution, qui font le malheur de la France et qui seront une source éternelle d'anarchie, de troubles et de dissensions civiles, jusqu'à ce qu'ils soient corrigés.

« Après tous les ressorts qu'a fait jouer le Gouvernement pour supprimer mes écrits, les dénaturer, décrier leur auteur et le faire croire vendu aux ennemis de la patrie, l'ouvrage que je me propose de publier ne saurait produire tout le bien que l'on doit en at

tendre, si les patriotes des départements n'ont la certitude qu'il sort de la plume du véritable ami du peuple.

• La Société que vous présidez, Monsieur, connaît mes principes, elle s'en est déclarée la propagatrice. J'attends de son zèle pour la chose publique qu'elle voudra bien se charger de faire passer le Prospectus de mon ouvrage à toutes les Sociétés patriotiques du royaume, en les engageant à lui donner la plus grande publicité possible. De mon côté, je prendrai tous les moyens de le mettre à la portée des citoyens les moins

aisés.

« Destiné à mettre le peuple en garde contre ses infidèles conducteurs, à lui développer les piéges des fripons soudoyés pour l'enchaîner, à lui faire connaître les lois à réformer et les lois à faire pour assurer la liberté et la félicité publiques, cet ouvrage deviendra l'École des patriotes.

«Je vous prie, Monsieur, de mettre ma demande sous les yeux de la Société, et de faire passer sa détermination au citoyen chargé de vous remettre ma lettre.

« Recevez mes salutations patriotiques.

« MARAT, l'ami du peuple.

« Paris, le 3 mars 1792. »

La nouvelle du retour de l'ami du peuple, ainsi que sa proposition, furent acclamées avec toute l'effusion d'un bonheur inespéré; c'était pour eux comme une ère nouvelle qui semblait ramener au fond des cœurs un espoir que l'on croyait à jamais perdu.

Marat, il faut le remarquer, demandait uniquement à la Société des Droits de l'Homme qu'elle veuille bien se charger de faire passer à toutes les Sociétés patriotiques du royaume le Prospectus d'un nouvel ouvrage qu'il se proposait d'éditer sous le titre encore mal défini de l'École des patriotes. De la reprise du journal l'Ami du peuple, il n'en est point parlé dans sa lettre; et nous savons pourquoi; mais comme tous les cœurs dévoués, les amis des Droits de l'Homme ont compris; nous allons le prouver par la publication dudit Prospectus, que nous nous gardons bien ici d'analyser, quoiqu'il ait été rendu public par la voie de l'impression; mais comme ce document est presque introuvable, nous sommes heureux de l'offrir à nos lecteurs.

L'ÉCOLE DU CITOYEN,

Par MARAT, l'ami du peuple.

PROSPECTUS.

« Marat est trop bien connu dans l'empire français, pour que nous perdions notre temps à le caractériser comme écrivain et comme politique. Resterait à le faire connaître comme apôtre et martyr de la liberté. Mais qui ignore aujourd'hui que le premier, parmi nous, il démasqua les infidèles mandataires de la nation, les perfides dépositaires de l'autorité, les fripons, les traîtres, les prévaricateurs qui s'efforçaient de remettre le peuple à la chaîne ? Qui ignore que le premier, parmi nous, il déjoua les complots des ennemis de la patrie, dont il connaissait si bien l'affreuse politique, qu'il a

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