Page images
PDF
EPUB

avaient associé un million de citoyens à la conservation des principes consacrés par la révolution. Telle est la nomenclature des bienfaits sortis de nos tourmentes révolutionnaires.

Tels étaient le nouvel ordre social et les grands intérêts menacés, en 1814, par le retour des Bourbons.

Nous allons voir jusqu'à quel point étaient fondées les répugnances et les inquiétudes qu'inspirait la restauration.

Les premiers actes de Louis XVIII furent datés, on s'en souvient, de la dix-huitième année de son règne. N'était-ce pas là une amère dérision? N'était-ce pas méconnaître tout ce que la nation avait fait de grand, d'impérissable depuis 89? N'était-ce pas déchirer les plus belles pages de notre histoire, et remettre en question les conquêtes de la civilisation sur l'ignorance et le despotisme?

Après avoir répudié le drapeau d'Austerlitz, de Marengo et des Pyramides, ce prince licencia les glorieux débris de notre armée; ratifia l'abandon de toutes nos conquêtes, de la flotte d'Anvers, de toutes les forteresses de la Belgique et de la Savoie, d'un immense matériel de guerre; et, sans oser insister pour conserver à la France les limites naturelles du Rhin, des Alpes, des Pyrénées, il se contenta humblement des anciennes limites du royaume.

Un an plus tard, d'énormes charges grevaient le trésor public pour acquitter les dettes de l'émigra

tion, pour salarier l'humiliante occupation étrangère, et pour obtenir de l'Europe, à prix d'argent, le pardon de nos vingt années de gloire et de prospérité!

Ce n'était point assez d'avoir consenti le sacrifice des dotations appartenant à la Légion d'honneur, et de celles que nos grandes illustrations militaires avaient obtenues dans les pays étrangers; le rétablissement des ordres du Saint-Esprit et de SaintLouis fit descendre à un rang secondaire cette patriotique institution.

Tandis que la restauration flétrissait ainsi les choses que nous avions appris à honorer, qu'elle repoussait les hommes dignes de l'affection et de la reconnaissance du pays, elle récompensait ostensiblement les traîtres, et prodiguait les pensions, les emplois, les honneurs, aux chefs de la chouanerie, aux fauteurs de nos guerres civiles, et concédait enfin à des généraux ennemis les plus hauts grades de notre armée.

Il est vrai que la volonté royale avait rédigé pour nous une charte, mais une charte octroyée, ne contenant que de faibles lambeaux de nos libertés.

Aussi, les garanties données à la nation, dans ce document, permettaient-elles chaque jour l'évocation hostile du droit divin, la reproduction des formules féodales et nobiliaires, le protocole suranné du bon plaisir, et même l'innocent exergue des rois de France et de Navarre.

Le cortége obligé de ces exhumations du bon vieux temps apparut bientôt dans la création d'une maison militaire; là figuraient les gardes du corps, les gardes de la porte et de la manche, les mousquetaires noirs, les mousquetaires rouges, sans omission de la compagnie des cent-suisses; puis une garde royale nombreuse, composée de régiments français et étrangers, où les nationaux n'occupaient qu'un rang inférieur sous le rapport de la solde et des préséances.

La maison militaire du roi, reproduite sur une échelle moins large pour l'héritier du trône, suppose l'observation rigoureuse de l'étiquette monarchique; aussi ne manquait-il aucun des grands officiers de la couronne, propre à en relever l'éclat; et le pays subvenait à ces profusions excessives en fournissant une liste civile de quarante millions!

La réapparition, sur tous les points du royaume, des victimes de l'émigration, s'expliquait naturellement; mais leur présence était une menace continuelle pour les détenteurs des biens nationaux.

Quoique la revendication des droits, des emplois, des grades par les émigrés fût souvent accueillie, et qu'on rémunérât chèrement les services de ceux qui s'étaient battus contre la France, il fallut plus tard en venir à une compensation plus efficace des propriétés vendues comme nationales; et la restauration, pour satisfaire les exigences dont elle était assaillie, décida qu'à titre de trans

action, la France accorderait le milliard de l'indemnité.

De toutes les mesures consommées par la restauration, c'est la seule qui mérite, selon moi, une approbation entière; elle était conforme aux règles de l'équité; il était juste de réparer le dommage causé par des spoliations odieuses. D'ailleurs, cette réparation pécuniaire fut un acte de sage politique qui rassura les consciences, raffermit les droits des possesseurs des biens d'émigrés, rendit à ces mêmes propriétés la valeur qu'elles représentaient, et fit cesser l'espèce d'interdit dont elles étaient frappées.

Rappelons maintenant d'autres faits qui ne sont pas malheureusement de nature à mériter l'éloge, et dont plusieurs même doivent exciter l'indignation de toute âme généreuse.

La cession de l'Ile-de-France (devenue île Maurice), et quelques autres de nos possessions d'outre-mer, fut faite aux Anglais, déjà riches d'une partie de nos dépouilles maritimes.

La restauration n'est-elle pas aussi responsable et solidaire des indignes traitements qu'on fit subir à Napoléon? N'eût-il pas, au contraire, été d'une sage politique d'intervenir activement pour adoucir les rigueurs de sa captivité? Napoléon était encore le symbole vivant de notre gloire; la France aurait su gré aux Bourbons des efforts tentés pour consoler une si grande infortune. Au lieu de suivre cette noble impulsion, on a prodigué l'outrage,

on a blessé nos sympathies; on a cherché même à ternir l'éclat d'une carrière immortelle !

C'est ainsi que s'explique la suppression des noms mémorables donnés aux rues, places et monuments modernes de la capitale; c'est ainsi qu'on eut à déplorer la mutilation ou la spoliation de nos trophées.

Il ne faut pas s'étonner si des listes de proscription furent dressées; elles frappaient de nobles vétérans de nos armées et des hommes généreux qui avaient voué leur existence et leurs talents à la patrie.

Les formes ordinaires de la justice ne suffisaient plus à l'impatience de ceux qui se disaient nos maîtres; on procéda à la création de cours prévôtales et de commissions militaires, par une audacieuse violation de nos lois.

Ces époques, de douloureuse mémoire, ont présenté, d'une part, l'impunité révoltante des crimes commis pendant les sanglantes réactions du Midi, impunité qui a couvert de sa protection même les assassins d'un maréchal de France 1, et, de l'autre, les assassinats juridiques du maréchal Ney, de Labédoyère, de Mouton-Duvernet, des frères Faucher, qui n'ont pas été les seules victimes de la restauration.

Au mépris des idées philosophiques développées depuis un siècle, et surtout depuis 89, la mai

1 Brune.

« PreviousContinue »