Page images
PDF
EPUB

poétiques, dans lesquelles je n'étais pas épargné; mais ce jeune homme, doué d'un beau talent et sincère dans ses convictions, eut recours à moi pour aider un de ses co-détenus; son air franc m'inspira de l'intérêt. J'ai eu la satisfaction de lui être utile. Je le dis parce que la reconnaissance, j'aime à le croire, ne pèse pas au cœur de M. Destigny.

M. Mugney était dans une situation encore plus défavorable à mon égard : rédacteur-gérant d'un abominable journal nommé le Mayeux, où j'avais lu, au milieu des outrages adressés au chef de l'État, des imprécations contre moi, M. Mugney subissait à Sainte-Pélagie des condamnations à cinq ou six ans de prison, et devait, en outre, payer quelques milliers de francs d'amende, ce qui lui était absolument impossible.

Il eut occasion de me voir pour me remercier d'un léger service; je causai avec lui ma franchise lui plut; il m'avoua qu'il me croyait tout autre. « Si je vous avais rencontré dans la rue il » y a un mois, me dit-il, je vous aurais tué avec » joie. Maintenant je suis heureux d'être détrompé » et de pouvoir détromper quelques-uns de vos en» nemis. » Je l'engageai vivement à renoncer à la carrière du journalisme : il me crut, secoua le joug de son exaltation politique, et eut le bon esprit d'accepter une place de 2,400 francs au bureau de la fourrière, dont je l'ai plus tard nommé chef. Cet emploi n'a rien de commun avec la politique.

Il est un autre homme, l'ancien rédacteur du

Pilori, qui publia et fit vendre dans les rues ma prétendue biographie, infâme libelle où l'on chercherait vainement un seul mot de vérité. Ce journaliste, qui certes ne doit pas contribuer pour beaucoup à faire honorer la profession d'écrivain, a eu recours à moi depuis que je suis rentré dans la vie privée, et n'a pas en vain sollicité l'oubli de ses torts et un adoucissement à sa misère.

Voilà comment je me suis vengé.

On ne s'étonnera pas, d'après la profession de foi d'un journaliste, rapportée plus haut, si le même système d'injustes récriminations a été continué à mon sujet : la couleur, la ligne du journal l'exigeaient; mais on pensera, du moins, que tous ceux que j'ai obligés personnellement et de bonne grâce se seront montrés quelque peu sensibles à ce procédé... On se tromperait.

Un des citoyens les plus honorables de Paris, colonel d'une légion de la garde nationale, avec lequel j'avais des rapports d'amitié, conduisit un jeune homme dans mon cabinet, en me disant : << Je viens vous présenter un de vos ennemis. » C'était un rédacteur gérant de la Tribune, M. Bascans. La visite avait pour objet d'obtenir au profit de M. Bascans, sous le poids de plusieurs condamnations, la permission de substituer au séjour de la prison, pendant plusieurs années, celui d'une maison de santé. Le colonel ajouta : « M. Bascans >> vous saura un gré infini de cet acte de générosité, >> et son intention est de vous témoigner sa recon

>> naissance en donnant sa démission de gérant de » la Tribune dans le plus bref délai possible, et en >> restant désormais étranger aux factions qui at» taquent le gouvernement. »

Ma réponse fut celle-ci : « Que M. Bascans vous >> écrive pour confirmer ces déclarations, et je lui >> ferai accorder ce qu'il demande. » Bientôt la lettre fut écrite par M. Bascans, et je m'empressai de réaliser ma promesse.

Eh bien qu'arriva-t-il?

Lors de la révolte de juin, M. Bascans, oubliant l'engagement qu'il avait pris de rester dans la maison de santé, en sortit et traversa plusieurs quartiers occupés par les insurgés; puis, appelé comme témoin à décharge par quelques accusés, il fit une déposition fort injuste, fort hostile envers l'administration dont j'étais le chef.

La conduite de M. Bascans aurait pu motiver le retrait de la faveur dont il jouissait; je n'avais qu'un mot à dire pour qu'il fût réintégré en prison, et je le laissai néanmoins dans sa maison de santé. Les rédacteurs d'une feuille dont le titre ne figure pas au nombre de celles que je viens de citer, le Messager, ont eu également à se louer de mes procédés. Ce journal, qui paraît le soir, doit en quelque sorte sa vitalité à l'avantage, exclusif alors, d'être vendu sur la voie publique et dans les théâtres c'était une faculté qui donnait une valeur notable à l'entreprise.

J'aurais pu supprimer cette faveur et l'accorder

à d'autres qui la demandaient avec instance; ce n'eût été qu'une juste représaille, car le Messager s'est toujours montré l'un des journaux les plus malveillants à mon égard; et pourtant je n'ai jamais voulu porter atteinte à l'espèce de privilége dont il jouissait.

Ai-je besoin de rappeler comment cette feuille m'a prouvé, dans une occasion récente, que sa haine avait survécu à la durée de mes fonctions.

Tandis que l'aigreur, l'injustice de la presse, se révélait chaque jour à mes yeux, et que la connaissance des faits me disposait à refuser mon estime à des écrivains de mauvaise foi, je me sentais d'autant plus enclin à honorer les journalistes éclairés et consciencieux.

Un journaliste, tel que je le conçois, doit apporter dans ses investigations la probité d'un noble caractère, l'indépendance et la force du talent. Homme nécessairement grave, il ne fait obéir sa plume qu'à ses convictions. Je ne prétends pas que l'opinion dont il est le défenseur doive céder à aucune influence personnelle; mais elle ne devrait pas non plus accorder de concessions ni aux passions ni à l'esprit de parti. La puissance du publiciste est moins dans la supériorité d'une logique spécieuse que dans la droiture de ses moyens, dans la pureté de ses intentions. Ne parlant jamais que des choses dont il a une connaissance exacte, il ne s'exposera pas à commettre de ces lourdes méprises qui peuvent être funestes aux intérêts publics,

et qui ne nuisent pas moins à la considération de la presse elle-même. Loin de faire usage de l'outrage et de la calomnie, le journaliste deviendra un censeur d'autant plus redoutable qu'il se servira d'armes loyales, et qu'il sera toujours un fidèle interprète de la justice et de la vérité.

J'aime à le déclarer, à ces traits on peut reconnaître quelques-uns de nos hommes de lettres; mais malheureusement ce n'étaient là que des exceptions honorables; beaucoup de journalistes entendaient autrement leur mission. Et pouvais-je, en conscience, ne pas dédaigner ce que je considérais comme des moyens répréhensibles de servir une cause en foulant aux pieds la justice et la vérité?

Il est facile de juger après l'événement; et les hommes étrangers à toute coterie qui ont lu ce qui précède, moins surpris de la persévérance des journaux à me décrier que de ma roideur dans une lutte de ce genre, me diront peut-être que j'ai eu tort.

Oui, j'ai eu tort, je le confesse, un tort immense, celui de croire qu'il suffisait d'opposer la loyauté dans l'accomplissement de mes devoirs aux continuelles persécutions de la presse ; j'ai eu tort de penser que ma conduite personnelle, toujours généreuse, désarmerait les haines politiques; que les services rendus au pays, le sacrifice de mon repos, l'abnégation de moi-même, parleraient plus haut que les censures passionnées de mes détracteurs, ct que bientôt la dignité de mon silence et de mon

« PreviousContinue »