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Je vois, dans le plus grand nombre, l'imitation sans objet des usages de l'Angleterre. Au lieu de ramener toutes les autorités à une seule, celle de la nation, l'on établit des corps différents, un corps de représentants, conseil, un gouverneur, parce que l'Angleterre a une Chambre des communes, une Chambre haute et un roi. On s'occupe à balancer ces différents pouvoirs comme si cet équilibre de forces, qu'on a pu croire nécessaire pour balancer l'énorme prépondérance de la royauté, pouvait être de quelque usage dans des républiques fondées sur l'égalité de tous les citoyens ; et comme si tout ce qui établit différents corps n'était pas une source de divisions! En voulant prévenir des dangers chimériques, on en fait naître de réels; on veut n'avoir rien à craindre du clergé, on le réunit sous la bannière d'une proscription commune. En l'excluant du droit d'éligibilité, on en fait un corps, et un corps étranger à l'État. Pourquoi un citoyen qui a le même intérêt que les autres à la défense commune de sa liberté et de ses propriétés, est-il exclu d'y contribuer de ses lumières et de ses vertus, parce qu'il est d'une profession qui exige des vertus et des lumières ?

Le clergé n'est dangereux que quand il existe en corps dans l'État ; que quand on croit à ce corps des droits et des intérêts particuliers; que quand on a imaginé d'avoir une religion établie par la loi, comme si les hommes pouvaient avoir quelque droit ou quelque intérêt à régler la conscience les uns des autres; comme si l'individu pouvait sacrifier aux avantages de la société civile les opinions auxquelles il croit son salut éternel attaché; comme si l'on se sauvait ou se damnait en commun. Là où la tolérance, c'est-à-dire l'incompétence absolue du gouvernement sur la conscience des individus, est établie, l'ecclésiastique, au milieu de l'assemblée nationale, n'est qu'un citoyen, lorsqu'il y est admis; il redevient ecclésiastique lorsqu'on l'en exclut1.

Je ne vois pas qu'on se soit assez occupé de réduire au plus petit nombre possible les genres d'affaires dont le gouvernement de chaque État sera chargé; ni à séparer les objets de législation de ceux d'administration générale, et de ceux d'administration particulière et locale; à constituer des assemblées locales subalternes qui, remplissant presque toutes les fonctious de détail du gouvernement, dispensent les assemblées générales de s'en occuper, et ôtent aux membres de celles-ci tout moyen et peut-être tout désir d'abuser d'une autorité qui ne peut s'appliquer qu'à des objets généraux, et par là même étrangers aux petites passions qui agitent les hommes.

Je ne vois pas qu'on ait fait attention à la grande distinction, la seule fondée sur la nature, entre deux classes d'hommes, celle des propriétaires de terres, et celle des non-propriétaires; à leurs intérêts et par conséquent à leurs droits différents relativement à la législation, à l'administration de la justice et de la police, à la contribution aux dépenses publiques et à leur emploi.

Nul principe fixe établi sur l'impôt: on suppose que chaque province peut se taxer à sa fantaisie, établir des taxes personnelles, des taxes sur les consommations, sur les importations, c'est-à-dire se donner un intérêt contraire à l'intérêt des provinces.

On suppose partout le droit de régler le commerce; on autorise même les

1 Voyez le développement de ces opinions dans le Conciliateur et les Lettres sur la tolérance. (E. D.)

corps exclusifs, ou les gouverneurs, à prohiber l'exportation de certaines denrées dans certaines occurrences; tant on est loin d'avoir senti que la loi de la liberté entière de tout commerce est un corollaire du droit de propriété; tant on est encore plongé dans les brouillards des illusions européennes!

Dans l'union générale des provinces entre elles, je ne vois point une coalition, une fusion de toutes les parties, qui n'en fasse qu'un corps un et homogène. Ce n'est qu'une agrégation de parties toujours trop séparées, et qui conservent toujours une tendance à se diviser, par la diversité de leurs lois, de leurs mœurs, de leurs opinions; par l'inégalité de leurs forces actuelles ; plus encore par l'inégalité de leurs progrès ultérieurs. Ce n'est qu'une copie de la république hollandaise; et celle-ci même n'avait pas à craindre, comme la république américaine, les accroissements possibles de quelques-unes de ses provinces. Tout cet édifice est appuyé jusqu'à présent sur les bases fausses de la très-ancienne et très-vulgaire potitique, sur le préjugé que les nations, les provinces, peuvent avoir des intérêts, en corps de provinces et de nations, autres que celui qu'ont les individus d'être libres et de défendre leurs propriétés contre les brigands et les conquérants: intérêt prétendu de faire plus de commerce que les autres, de ne point acheter les marchandises de l'étranger, de forcer l'étranger à consommer leurs productions et les ouvrages de leurs manufactures; intérêt prétendu d'avoir un territoire plus vaste, d'acquérir telle ou telle province, telle ou telle île, tel ou tel village; intérêt d'inspirer la crainte aux autres nations; intérêt de l'emporter sur elles par la gloire des armes, par celle des arts et des sciences.

Quelques-uns de ces préjugés sont fomentés en Europe, parce que la rivalité ancienne des nations et l'ambition des princes obligent tous les États à se tenir armés pour se défendre contre leurs voisins armés, et à regarder la force militaire comme l'objet principal du gouvernement. L'Amérique a le bonheur de ne pouvoir, d'ici à longtemps, avoir d'ennemi extérieur à craindre, si elle ne se divise elle-même : ainsi elle peut et doit apprécier à leur juste valeur ces prétendus intérêts, ces sujets de discorde, qui seuls sont à redouter pour sa liberté. Avec le principe sacré de la liberté du commerce, regardé comme une suite du droit de la propriété, tous les prétendus intérêts de commerce disparaissent. Les prétendus intérêts de posséder plus ou moins de territoire s'évanouissent, par le principe que le territoire n'appartient point aux nations, mais aux individus propriétaires des terres; que la question de savoir si tel canton, tel village doit appartenir à telle province, à tel État, ne doit point être décidée par le prétendu intérêt de cette province ou de cet État, mais par celui qu'ont les habitants de tel canton ou de tel village, de se rassembler pour leurs affaires dans le lieu où il leur est le plus commode d'aller ; que cet intérêt, étant mesuré par le plus ou moins de chemin qu'un homme peut faire loin de son domicile, pour traiter quelques affaires plus importantes, sans trop nuire à ses affaires journalières, devient une mesure naturelle et physique de l'étendue des juridictions et des États, et établit entre tous un équilibre d'étendue et de forces qui écarte tout danger d'inégalité, et toute prétention à la supériorité.

L'intérêt d'être craint est nul quand on ne demande rien à personne, et quand on est dans une position où l'on ne peut être attaqué par des forces considérables avec quelque espérance de succès.

J'imagine que les Américains n'en sont pas encore à sentir toutes ces vé

rités, comme il faut qu'ils les sentent pour assurer le bonheur de leur postérité. Je ne blâme pas leurs chefs. Il a fallu pourvoir au besoin du moment pour une union telle quelle, contre un ennemi présent et redoutable; on n'avait pas le temps de songer à corriger les vices des constitutions et de la composition des différents États. Mais ils doivent craindre de les éterniser, et s'occuper des moyens de réunir les opinions et les intérêts, et de les ramener à des principes uniformes dans toutes leurs provinces.

Ils ont, à cet égard, de grands obstacles à vaincre.

En Canada, la constitution du clergé romain, et l'existence d'un corps de noblesse.

Dans la Nouvelle-Angleterre, l'esprit encore subsistant du puritanisme rigide est toujours, dit-on, un peu intolérant.

Dans la Pensylvanie, un très-grand nombre de citoyens établissent en principe religieux que la profession des armes est illicite, et se refusent par conséquent aux arrangements nécessaires pour que le fondement de la force militaire de l'Etat soit la réunion de la qualité de citoyen avec celle d'homme de guerre et de milicien ; ce qui oblige à faire du métier de la guerre un métier de mercenaire.

Dans les colonies méridionales, une trop grande inégalité de fortunes; et surtout le grand nombre d'esclaves noirs, dont l'esclavage est incompatible avec une bonne constitution politique, et qui, même en leur rendant la liberté, embarrasseront encore en formant deux nations dans le même État.

Dans toutes, les préjugés, l'attachement aux formes établies, l'habitude de certaines taxes, la crainte de celles qu'il faudrait y substituer, la vanité des colonies qui se sont crues les plus puissantes, et un malheureux commencement d'orgueil national. — Je crois les Américains forcés à s'agrandir, non par la guerre, mais par la culture. S'ils laissaient derrière eux les déserts immenses qui s'étendent jusqu'à la mer de l'Ouest, il s'y établirait un mélange de leurs bannis, et des mauvais sujets échappés à la sévérité des lois, avec les sauvages, ce qui formerait des peuplades de brigands qui ravageraient l'Amérique, comme les barbares du Nord ont ravagé l'empire romain: de là un autre danger, la nécessité de se tenir en armes sur les frontières, et d'être dans un état de guerre continuelle. Les colonies voisines de la frontière seraient en conséquence plus aguerries que les autres, et cette inégalité dans la force militaire serait un aiguillon terrible pour l'ambition. Le remède de cette inégalité serait d'entretenir une force militaire subsistante à laquelle toutes les provinces contribueraient en raison de leur population; et les Américains, qui ont encore toutes les craintes que doivent avoir les Anglais, redoutent plus que toute chose une armée permanente. Ils ont tort. Rien n'est plus aisé que de lier la constitution d'une armée permanente avec la milice, de façon que la milice en devienne meilleure, et que la liberté n'en soit que plus affermie; mais il est malaisé de calmer sur cela leurs alarmes.

Voilà bien des difficultés, et peut-être les intérêts secrets des particuliers puissants se joignent-ils aux préjugés de la multitude pour arrêter les efforts des vrais sages et des vrais citoyens.

Il est impossible de ne pas faire des vœux pour que ce peuple parvienne à toute la prospérité dont il est susceptible. Il est l'espérance du genre humain. Il peut en devenir le modèle. Il doit prouver au monde, par le fait, que les hommes peuvent être libres et tranquilles, et peuvent se passer des

chaînes de toute espèce que les tyrans et les charlatans de toute robe ont prétendu leur imposer sous le prétexte du bien public. Il doit donner l'exemple de la liberté politique, de la liberté religieuse, de la liberté du commerce et de l'industrie. L'asile qu'il ouvre à tous les opprimés de toutes les nations, doit consoler la terre. La facilité d'en profiter pour se dérober aux suites d'un mauvais gouvernement, forcera les gouvernements européens d'être justes et de s'éclairer; le reste du monde ouvrira peu à peu les yeux sur le néant des illusions dont les politiques se sont bercés. Mais il faut pour cela que l'Amérique s'en garantisse, et qu'elle ne redevienne pas, comme l'ont tant répété vos écrivains ministériels, une image de notre Europe, un amas de puissances divisées, se disputant des territoires ou des profits de commerce, et cimentant continuellement l'esclavage des peuples par leur propre sang.

Tous les hommes éclairés, tous les amis de l'humanité devraient en ce moment réunir leurs lumières, et joindre leurs réflexions à celles des sages Américains, pour concourir au grand ouvrage de leur législation. Cela serait digne de vous, monsieur; je voudrais pouvoir échauffer votre zèle; et si, dans cette lettre, je me suis livré plus que je ne l'aurais dû, peut-être, à l'effusion de mes propres idées, ce désir a été mon unique motif, et m'excusera, j'espère, de l'ennui que je vous ai causé. Je voudrais que le sang qui a coulé, et qui coulera encore dans cette querelle, ne fût pas inutile au bonheur du genre humain.

Nos deux nations vont se faire réciproquement bien du mal, probablement sans qu'aucune d'elles en retire un profit réel. L'accroissement des dettes et des charges, et la ruine d'un grand nombre de citoyens, en seront peut-être l'unique résultat. L'Angleterre m'en paraît plus près encore que la France. Si au lieu de cette guerre vous aviez pu vous exécuter de bonne grâce dès le premier moment; s'il était donné à la politique de faire d'avance ce qu'elle sera infailliblement forcée de faire plus tard; si l'opinion nationale avait pu permettre à votre gouvernement de prévenir les événements; et en supposant qu'il les eût prévus, s'il eût pu consentir d'abord à l'indépendance de l'Amérique sans faire la guerre à personne, je crois fermement que votre nation n'aurait rien perdu à ce changement. Elle y perdra aujourd'hui ce qu'elle a dépensé, ce qu'elle dépensera encore; elle éprouvera, pour quelque temps, une grande diminution dans son commerce, de grands bouleversements intérieurs, si elle est forcée à la banqueroute; et, quoi qu'il arrive, une grande diminution dans son influence au dehors. Mais ce dernier article est d'une bien petite importance pour le bonheur réel d'un peuple, et je ne suis point du tout de l'avis de l'abbé Raynal dans votre épigraphe. Je ne crois pas que ceci vous mène à devenir une nation méprisable et vous jette dans l'esclavage.

Vos malheurs présents, votre bonheur futur, seront peut-être l'effet d'une amputation nécessaire; elle était peut-être le seul moyen de vous sauver de la gangrène du luxe et de la corruption. Si dans vos agitations vous pouviez corriger votre constitution en rendant les élections annuelles, en répartissant le droit de représentation d'une manière plus égale et plus proportionnée aux intérêts des représentés, vous gagneriez peut-être autant que l'Amérique à cette révolution; car votre liberté vous resterait, et vos autres pertes se répareraient bien vite avec elle et par elle.

Vous devez juger, monsieur, par la franchise avec laquelle je m'ouvre à

vous sur ces points délicats, de l'estime que vous m'avez inspirée, et de la satisfaction que j'éprouve à penser qu'il y a quelque ressemblance entre nos manières de voir. Je compte bien que cette confidence n'est que pour vous; je vous prie même de ne point me répondre en détail par la poste, car votre réponse serait infailliblement ouverte dans nos bureaux, et l'on me trouverait beaucoup trop ami de la liberté pour un ministre, même pour un ministre disgracié!

J'ai l'honneur, etc.

LETTRES INÉDITES'.

LETTRE I.—A M. Caillard. (A Limoges, le 16 mars 1770.)

Vous devez à présent avoir reçu, mon cher Caillard, la lettre que je remettais de courrier en courrier, et que j'aurais peut-être remise encore plus loin si j'avais été instruit de la prolongation de votre séjour à Paris. Je suis bien aise de l'avoir ignoré. Peut-être verrez-vous avant votre départ la

1 Il n'est pas de grands hommes qui n'aient eu leurs faiblesses; mais elles n'ont pas toujours été aussi excusables que celle dont on trouvera la preuve dans ces lettres inédites de Turgot, qui exciteront l'intérêt, il nous semble, précisément à cause de l'abandon avec lequel elles sont écrites.

M. Caillard, à qui ces lettres sont adressées, paraît avoir servi de secrétaire à Turgot, qui l'attacha, en la même qualité, au comte de Boisgelin, ministre de France à Parme. Homme de mérite, M. Caillard devint successivement secrétaire d'ambassade en Russie, en Suède, en Hollande, et ministre plénipotentiaire à Ratisbonne et à Berlin. En 1803, il était garde des archives des relations extérieures, et possédait une des plus riches collections de livres qu'un particulier puisse rassembler. Son frère aîné, mort chez l'abbé Morellet, avait concouru, avec MM. Boutibonne, Desmeuniers, Bertrand et Peuchet, à réunir les matériaux du Dictionnaire du commerce dont l'abbé avait tracé le plan et projeté la publication. (Voyez Mémoires de l'abbé Morellet, tome I, page 190.)

Dans ces lettres, M. Caillard est l'intermédiaire et le confident d'une correspondance par laquelle Turgot, qui s'occupait depuis longtemps à traduire le quatrième livre de l'Enéide en vers métriques, cherchait, sous le pseudonyme de l'abbé de L'Aage des Bournais, à obtenir l'opinion de Voltaire sur la valeur poétique d'une pareille innovation.

Partant du faux principe, que notre langue ne possède pas une prosodie moins déterminée que celle des Grecs et des Romains, Turgot en avait conclu que la poésie française pourrait se passer de la rime, et remplacer l'harmonie de cette cadence par un rhythme analogue à celui des anciens. Cette erreur, de sa part, est d'autant plus singulière, qu'elle ne provenait pas de l'impuissance de manier avec succès les formes reçues de notre versification. Il a prouvé le contraire par la traduction de la plus grande partie du premier livre des Géorgiques, et surtout de quelques odes d'Horace. Il jouissait parmi ses contemporains de la réputation d'un homme de goût; et, sans parler du mérite de son style comme prosateur, ses judicieuses observations littéraires, consignées dans plusieurs de ses écrits, témoignent qu'il la méritait. On sait, enfin, que tous ses amis, Delille et Saint-Lambert entre autres, recherchaient avec empressement la sévère impartialité de sa critique.

Quoi qu'il en soit, il faut convenir que l'innovation des vers métriques n'est pas heureuse, et Turgot lui-même paraît, dans ces lettres, en avoir le sentiment. Il persista néanmoins à traduire de cette manière les églogues de Virgile et tout le quatrième chant de l'Enéide, qu'il intitula: Didon. Cette dernière œuvre, et trois des églogues seulement, furent imprimées à un très-petit nombre d'exemplaires; mais l'auteur n'y mit pas son nom. Il avait, en 1761, donné la poétique de cette littérature dans un

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