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car les réflexions, les réfractions de la lumière et tous les jeux de l'optique, les peintures de l'imagination, et surtout les illusions des songes, nous prouvent suffisamment que toutes les impressions des sens, c'est-à-dire les perceptions des couleurs, des sons, du froid, du chaud, du plaisir et de là douleur, peuvent avoir lieu, et nous représenter autour de nous des objets, quoique ceux-ci n'aient aucune existence réelle. Il n'y aurait donc aucune contradiction à ce que le même ordre des sensations, telles que nous les éprouvons, eût lieu sans qu'il existât aucun autre être, et de là naît une très-grande difficulté contre la certitude des jugements que nous portons sur l'ordre réel des choses, puisque ces jugements ne sont et ne peuvent être appuyés que sur l'ordre idéal de nos sensations.

Tous les hommes qui n'ont point élevé leur notion de l'existence au-dessus du degré d'abstraction par lequel nous transportons cette notion des objets. immédiatement sentis aux objets qui ne sont qu'indiqués par leurs effets et rapportés à des distances hors de la portée de nos sens (voyez la première partie de cet article), confondent dans leurs jugements ces deux ordres de choses. Ils croient voir, ils croient toucher les corps; et quant à l'idée qu'ils se forment de l'existence des corps invisibles, l'imagination les leur peint revêtus des mêmes qualités sensibles, car c'est le nom qu'ils donnent à leurs propres sensations, et ils ne manquent pas d'attribuer ainsi ces qualités à tous les êtres. Ces hommes-là, quand ils voient un objet où il n'est pas, croient que des images fausses et trompeuses ont pris la place de cet objet, et ne s'aperçoivent pas que leur jugement seul est faux. Il faut l'avouer, la correspondance entre l'ordre des sensations et l'ordre des choses est telle, sur la plupart des objets dont nous sommes environnés et qui font sur nous les impressions les plus vives et les plus relatives à nos besoins, que l'expérience commune de la vie ne nous fournit aucun secours contre ce faux jugement, et qu'ainsi il devient en quelque sorte naturel et involontaire. On ne doit donc pas être étonné que la plupart des hommes ne puissent pas imaginer qu'on ait besoin de prouver l'existence des corps. Les philosophes qui ont le plus généralisé la notion de l'existence, ont reconnu que leurs jugements et leurs sensations tombaient sur deux ordres de choses très-différents, et ils ont senti toute la difficulté d'asseoir leurs jugements sur un fondement solide. Quelques-uns ont tranché le nœud en niant l'existence de tous les objets extérieurs, et en n'admettant d'autre réalité que celle de leurs idées : on les a appelés égoïstes et idéalistes. (Voyez ÉGOÏSME et IDÉALISME.) Quelques-uns se sont contentés de nier l'existence des corps et de l'univers matériel, et on les a nommés immatérialistes. Ces erreurs sont trop subtiles pour être fort répandues; à peine en connaît-on quelques partisans, si ce n'est chez les philosophes indiens, parmi lesquels on prétend qu'il y a une secte d'égoïstes. C'est le célèbre évêque de Cloyne, le docteur BERKELEY, connu par un grand nombre d'ouvrages tous remplis d'esprit et d'idées singulières, qui, par ses dialogues d'Hylas et de Philonoüs, a, dans ces derniers temps, réveillé l'attention des métaphysiciens sur ce système oublié. (Voyez CORPS. ) La plupart ont trouvé plus court de le mépriser que de lui répondre, et cela était en effet plus aisé. On essayera, dans l'article IMMATERIALISME, de réfuter ses raisonnements et d'établir l'existence de l'univers matériel: on se bornera dans celui-ci à montrer combien il est nécessaire de lui répondre, et à indiquer le seul genre de preuves dont on puisse se servir pour assurer non-seulement l'existence des corps, mais en

core la réalité de tout ce qui n'est pas compris dans notre sensation actuelle et instantanée.

Quant à la nécessité de donner des preuves de l'existence des corps et de tous les êtres extérieurs; en disant que l'expérience et le mécanisme connu de nos sens prouvent que la sensation n'est point l'objet, qu'elle peut exister sans aucun objet hors de nous, et que cependant nous ne voyons véritablement que la sensation, l'on croirait avoir tout dit, si quelque métaphysicien, même parmi ceux qui ont prétendu réfuter Berkeley, n'avait encore recours à je ne sais quelle présence des objets par le moyen des sensations, et à l'inclination qui nous porte involontairement à nous fier là-dessus à nos sens. Mais comment la sensation pourrait-elle être immédiatement et par elle-même un témoignage de la présence des corps, puisqu'elle n'est point le corps, et surtout puisque l'expérience nous montre tous les jours des occasions où cette sensation existe sans les corps? Prenons celui des sens auquel nous devons le plus grand nombre d'idées, la vue. Je vois un corps, c'est-à-dire que j'aperçois à une distance quelconque une image colorée de telle ou telle façon mais qui ne sait que cette image ne frappe mon âme que parce qu'un faisceau de rayons, mû avec telle ou telle vitesse, est venu frapper ma rétine sous tel ou tel angle ? Qu'importe donc de l'objet, pourvu que l'extrémité des rayons, la plus proche de mon organe, soit mue avec la même vitesse et dans la même direction? Qu'importe même du mouvement des rayons, si les filets nerveux qui transmettent la sensation de la rétine au sensorium sont agités de mêmes vibrations que les rayons de lumière leur auraient communiquées ? Si l'on veut accorder au sens du toucher une confiance plus entière qu'à celui de la vue, sur quoi sera fondée cette confiance? sur la proximité de l'objet et de l'organe? Mais ne pourrais-je pas toujours appliquer ici le même raisonnement que j'ai fait sur la vue? N'y a-t-il pas aussi, depuis les extrémités des papilles nerveuses répandues sous l'épiderme, une suite d'ébranlements qui doit communiquer au sensorium ? Qui peut nous assurer que cette suite d'ébranlements ne peut commencer que par une impression faite sur l'extrémité extérieure du nerf, et non par une impression quelconque qui commence sur le milieu ? En général, dans la mécanique de tous nos sens, il y a toujours une suite de corps dans une certaine direction, depuis l'objet que l'on regarde comme la cause de la sensation jusqu'au sensorium, c'est-à-dire jusqu'au dernier organe au mouvement duquel la sensation est attachée. Or, dans cette suite, le mouvement et la direction du point qui touche immédiatement le sensorium ne suffisentils pas pour nous faire éprouver la sensation? et n'est-il pas indifférent à quel point de la suite le mouvement ait commencé, et suivant quelle direction il ait été transmis ? N'est-ce pas par cette raison que, quelle que soit la courbe décrite dans l'atmosphère par les rayons, la sensation est toujours rapportée dans la direction tangente de cette courbe? Ne puis-je pas regarder chaque filet nerveux par lequel les ébranlements parviennent jusqu'au sensorium, comme une espèce de rayon? Chaque point de ce rayon ne peut-il pas recevoir immédiatement un ébranlement pareil à celui qu'il aurait reçu du point qui le précède, et dans ce cas, n'éprouverons-nous pas la sensation, sans qu'elle ait été occasionnée par l'objet auquel nous la rapportons? Qui a pu même nous assurer que l'ébranlement de nos organes est la seule cause possible de nos sensations? En connaissons-nous la nature? Si, par un dernier effort, on réduit la présence immédiate des objets de nos sensations à

notre propre corps, je demanderai en premier lieu par où notre corps nous est rendu présent? si ce n'est pas aussi par des sensations rapportées à différents points de l'espace? et pourquoi ces sensations supposeraient plutôt l'existence d'un corps distingué d'elles que les sensations qui nous représentent des arbres, des maisons, etc., que nous rapportons de même à différents points de l'espace? Pour moi, je n'y vois d'autre différence, sinon que les sensations rapportées à notre corps sont acompagnées de sentiments plus vifs ou de plaisir ou de douleur; mais je n'imagine pas pourquoi une sensation de douleur supposerait plus nécessairement un corps malade, qu'une sensation de bleu ne suppose un corps réfléchissant certains rayons de lumière. Je demanderai, en second lieu, si les hommes à qui on a coupé des membres, et qui sentent des douleurs très-vives qu'ils rapportent à ces membres retranchés, ont par ces douleurs un sentiment immédiat de la présence du bras ou de la jambe qu'ils n'ont plus? Je ne m'arrêterai pas à réfuter les conséquences qu'on voudrait tirer de l'inclination que nous avons à croire à l'existence des corps malgré tous les raisonnements métaphysiques nous avons la même inclination à répandre nos sensations sur la surface des objets extérieurs, et tout le monde sait que l'habitude suffit pour nous rendre les jugements les plus faux presque naturels. (Voyez COULEUR.) Concluons qu'aucune sensation ne peut immédiatement, et par elle-même, nous assurer de l'existence d'aucun corps.

Ne pourrons-nous donc sortir de nous-mêmes et de cette espèce de prison où la nature nous retient enfermés et isolés au milieu de tous les êtres? Faudra-t-il nous réduire, avec les idéalistes, à n'admettre d'autre réalité que notre propre sensation? Nous connaissons un genre de preuves auquel nous sommes accoutumés à nous fier; nous n'en avons même pas d'autres pour nous assurer de l'existence des objets, qui ne sont pas actuellement présents à nos sens, et sur lesquels cependant nous n'avons aucune espèce de doute: c'est l'induction qui se tire des effets pour remonter à la cause. Le témoignage, source de toute certitude historique, et les monuments qui confirment le témoignage, ne sont que des phénomènes qu'on explique par la supposition du fait historique. Dans la physique, l'ascension du vif-argent dans les tubes par la pression de l'air, le cours des astres, le mouvement diurne de la terre, et son mouvement annuel autour du soleil, la gravitation des corps, sont autant de faits qui ne sont prouvés que par l'accord exact de la supposition qu'on en a faite avec les phénomènes observés. Or, quoique nos sensations ne soient ni ne puissent être des substances existantes hors de nous, quoique les sensations actuelles ne soient ni ne puissent être les sensations passées, elles sont des faits; et si, en remontant de ces faits à leurs causes, on se trouve obligé d'admettre un système d'êtres intelligents ou corporels existants hors de nous, et une suite de sensations, antérieures à la sensation actuelle, enchaînée à l'état antérieur du système des êtres existants, ces deux choses, l'existence des êtres extérieurs et notre existence passée, seront appuyées sur le seul genre de preuves dont elles puissent être susceptibles; car, puisque la sensation actuelle est la seule chose immédiatement certaine, tout ce qui n'est pas elle ne peut acquérir d'autre certitude que celle qui remonte de l'effet à sa cause.

Or, on peut remonter d'un effet à sa cause de deux manières : ou le fait dont il s'agit n'a pu être produit que par une seule cause qu'il indique né

cessairement, et qu'on peut démontrer la seule possible par la voie d'exclusion; ou il a pu être produit par plusieurs causes.

Si c'est le premier cas, alors la certitude de la cause est précisément égale à celle de l'effet : c'est sur ce principe qu'est fondé le raisonnement: Quelque chose existe, donc de toute éternité il a existé quelque chose; et tel est le vrai fondement des démonstrations métaphysiques de l'existence de DIEU. Cette même forme de procéder s'emploie aussi le plus communément dans une hypothèse avouée, d'après des lois connues de la nature; c'est ainsi que, les lois de la chute des graves étant données, la vitesse acquise d'un corps nous indique démonstrativement la hauteur dont il est tombé.

L'autre manière de remonter des effets connus à la cause inconnue consiste à deviner la nature, précisément comme une énigme, à imaginer successivement une ou plusieurs hypothèses, à les suivre dans leurs conséquences, à les comparer aux circonstances du phénomène, à les essayer sur les faits, comme on vérifie un cachet en l'appliquant sur son empreinte ; ce sont là les fondements de l'art de déchiffrer, ce sont ceux de la critique des faits, ceux de la physique; et puisque ni les êtres extérieurs, ni les faits passés, n'ont avec la sensation actuelle aucune liaison dont la nécessité nous soit démontrée, ce sont aussi les seuls fondements possibles de toute certitude au sujet de l'existence des êtres extérieurs et de notre existence passée. Ce n'est point ici le lieu de développer comment ce genre de preuves croît en force, depuis la vraisemblance jusqu'à la certitude, suivant que les degrés de correspondance augmentent entre la cause supposée et les phénomènes; ni de prouver qu'elle peut donner à nos jugements toute l'assurance dont ils sont susceptibles, et que nous pouvons désirer. Cela doit être exécuté aux articles CERTITUDE et PROBABILITÉ. A l'égard de l'application de ce genre de preuves à la certitude de la mémoire et à l'existence des corps, voyez Identité peRSONnelle, MÉMOIRE et IMMATERIALITÉ.

LETTRES SUR LE SYSTÈME DE BERKELEY'.

EXTRAIT DE LA PREMIÈRE LETTRE à M. l'abbé de......., contre les opinions de Berkeley. (Octobre 1750.)

BERKELEY prouve que la matière existante hors de nous n'est point l'objet immédiat aperçu par notre âme. Comment prouvera-t-il que cet être existant hors de nous, cette cause de nos sensations, ce centre commun où elles aboutissent, ce que tous les hommes appellent matière, n'existe pas?

1 DU SYSTÈMe de Berkeley. - On vient de voir, dans l'article Existence, que M. Turgot se proposait d'employer plusieurs articles suivants, et notamment ceux Immatérialisme, Probabilité, Sensation, Mémoire, à réfuter ce philosophe plus ingénieux que solide, qui, renouvelant et exagérant le pyrrhonisme, a prodigué la plus grande subtilité pour tâcher d'établir que les faits qui nous paraissent les mieux constatés sont, ou du moins peuvent être des illusions; que la réalité des corps est trèsincertaine, et qu'il n'est pas sûr que l'univers existe.

C'est un saint évêque, un profond théologien, qui a exposé ces étranges idées, et les a soutenues avec une très-fine dialectique.

Sans adopter sa théorie de l'incertitude, on pourrait douter qu'il ait véritablement

Sans entreprendre de le réfuter en détail, il suffit peut-être d'exposer quelques principes. Je porte la main sur un objet, je sens une résistance et j'en ai l'idée par le tact. En même temps je vois ma main s'avancer vers cet objet que mes yeux me montraient déjà. — C'est par le secours de mes yeux que je guide ma main, je la vois s'appliquer à l'objet que je reconnais ainsi pour la cause commune de mes deux sensations, qui se contrôlent l'une l'autre. Mais il est clair que ces deux sensations ne pourraient avoir aucun rapport, si ma main n'existait que dans mon idée.

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Voici quelque chose de plus : en philosophant sur les rapports de mes sens aux objets, en multipliant les raisonnements et les expériences, je découvre, comme en effet le raisonnement et l'expérience l'ont découvert, que tout cela se fait suivant certaines lois. L'anatomie m'apprend que des rayons de lumière, réfléchis de l'objet à mon œil, sont réfractés dans le cristallin; et toujours supposant que l'objet, que mon œil, que les rayons existent, et que les opérations de l'anatomie et de la physique portent sur des faits réels, j'en conclus que des verres convexes interposés m'agrandiront l'apparence des objets, m'en feront découvrir qui m'échappaient par leur petitesse. Je taille un verre, ou, si vous voulez, l'idée d'un verre; je le mets entre l'idée de mon œil et l'idée de l'objet, et cet objet s'agrandit, et j'en vois toujours de nouveaux, suivant le plus ou moins de divergence qui devrait se trouver entre les rayons, si eux et les verres convexes étaient réels. — L'expérience confirme ce qu'avait annoncé la théorie fondée sur l'observation des objets et des effets.

Mais je vous le demande, et à Berkeley, quelle absurdité d'imaginer que des suppositions et des observations, portant toutes sur des objets chimériques, et par conséquent chimériques elles-mêmes, pourront mener à des conclusions toutes vérifiées par l'expérience!

On pourrait appliquer ce même raisonnement aux autres sens aussi bien qu'à la vue.

J'ajoute que, si les corps n'existent point, la physique est anéantie; et combien de choses démontrées en physique! La pression de l'air qui fait monter le mercure dans les tubes, le mouvement du ciel et de la terre, par lequel celle-ci présente successivement ses différents points au soleil. - D'où vient la nuit, si ce n'est de l'interposition de la terre entre le soleil et nous?

eu aucune de ces pensées, et croire qu'elles n'ont été qu'un jeu de son esprit, qu'un essai de l'influence que cet esprit serait capable d'exercer sur l'esprit de ses semblables. Mais il parle si sérieusement, il présente ses raisonnements avec un tel art, que l'on peut croire aussi qu'il s'est ébloui lui-même, et que ce savant argumentateur, qui craignait d'affirmer l'existence de son corps, était très-persuadé de la bonté de sa philosophie.

M. Turgot, magistrat, ne crut pas devoir fournir à l'Encyclopédie, officiellement proscrite, secrètement tolérée par le gouvernement, les articles qu'il n'avait promis qu'à l'Encyclopédie permise et protégée comme un des ouvrages les plus utiles, et dont le projet, à quelque point que son exécution fût difficile, et même à cause de cette difficulté, était un des plus honorables que pût concevoir l'esprit humain.

Les articles qui devaient repousser les sophismes de Berkeley, et compléter l'exposition de ce que nous pouvons savoir sur l'existence, n'ont pas été rédigés. Mais, dès sa première jeunesse (en 1750), M. Turgot, dans la correspondance qu'il tenait avec ses condisciples, et dont nous avons extrait quelques morceaux, avait déjà combattu l'évêque de Cloyne. Nous avons retrouvé deux de ses lettres à ce sujet, et nous croyons que c'est ici leur place naturelle. (Note de Dupont de Nemours.)

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