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cause, et (du moins quelquefois) l'organe sur lequel il s'opérait. Or, dans cette supposition, qui n'en est pas une, nous avons dû placer partout l'expression de cet effet même; sans quoi il nous faudrait tout ensemble et la sensation et l'idée du comment, afin de ne rapporter au dehors que le comment, et alors nous aurions dû être très-philosophes dès le berceau.

Ce que je viens de dire, joint à ce que j'ai dit sur les articles précédents, me paraît lever la difficulté.

XVII. On dira peut-être qu'il y a de certaines perceptions, qui nous viennent de plusieurs manières. Celle-ci : je vois un arbre, qui est due à ma vue, est encore confirmée par mon toucher. Mais quoique le toucher paraisse s'accorder avec la vue dans plusieurs occasions, si l'on examine bien, l'on verra que ce n'est que par une espèce d'habitude que l'un de ces sens peut confirmer les perceptions que l'on acquiert par l'autre. Si l'on n'avait jamais rien touché de ce qu'on a vu, et qu'on le touchât dans une nuit obscure, ou les yeux fermés, on ne reconnaîtrait pas l'objet pour être le même; les deux perceptions je vois un arbre, je touche un arbre, que j'exprime aujourd'hui par les signes CDPQ, ne pourraient plus s'exprimer que par les signes CD et PQ, qui n'auraient aucune partie commune, et seraient absolument différentes. La même chose se peut dire des perceptions qui paraîtraient confirmées d'un plus grand nombre de manières.

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XXVII. 1° Il est vrai, et cela est bien vu, que souvent c'est par habitude qu'un sens confirme l'autre. Mais cela n'est pas général, et ce serait mal raisonner de dire: il y a des préjugés, donc tout est préjugé. Un sens confirme l'autre par habitude, et souvent aussi par la répétition attentive de l'expérience; un sens se confirme à lui-même les résultats de ses perceptions. 2o Maupertuis raisonne ici sur le principe de Locke, que le tact he discernerait pas une boule d'un cube de la même façon que l'œil. Mais ce principe est faux, et très-faux. Pour le prouver, je me contenterai ici de dire que la lumière peint les objets comme autant de filets qui partent des points vus de l'objet, et le toucher se peint dans notre âme comme par autant de filets qui partent des points touchés. Cela étant, les images doivent nécessairement se ressembler. Je pourrais ajouter que tout se fait par le tact, mais il faudrait de plus amples explications.

XXVIII. Les philosophes seront, je crois, presque tous d'accord avec moi sur ces deux derniers paragraphes, et diront seulement qu'il y a toujours hors de moi quelque chose qui cause ces deux perceptions, je vois un arbre, j'entends des sons; mais je les prie de relire ce que j'ai dit sur la force de la proposition il y a, et sur la manière dont on la forme. D'ailleurs, que sert-il de dire qu'il y a quelque chose qui est cause que j'ai les perceptions je vois, je touche, j'entends, si jamais ce que je vois, ce que je touche, ce que j'entends, ne lui ressemble? J'avoue qu'il y a une cause dont dépendent toutes nos perceptions, parce que rien n'est comme il est sans raison. Mais quelle estelle cette cause? je ne puis la pénétrer, puisque rien de ce que j'ai ne lui ressemble. Renfermons-nous sur cela dans les bornes qui sont prescrites à notre intelligence.

XXVIII. J'avoue à Maupertuis que je ne saurai peut-être pas quelle est cette cause, mais il suffira que je sache qu'elle est hors de moi, et que c'est un être réel distingué de Dieu et de moi.

XXIX. On pourrait faire encore bien des questions sur la succession de nos perceptions. Pourquoi se suivent-elles dans un certain ordre? pourquoi se suivent-elles avec de certains rapports les unes aux autres? pourquoi la perception que j'ai, je vais dans l'endroit où j'ai vu un arbre, est-elle suivie de celle, je verrai un arbre? Découvrir la cause de cette liaison est vraisemblablement au-dessus de nos forces.

XXX. Mais il faut bien faire attention à ce que nous ne pouvons être nous-mêmes les juges sur la succession de nos perceptions. Nous imaginons une durée dans laquelle sont répandues nos perceptions, et nous comptons la distance des unes aux autres par les parties de cette durée qui se sont écoulées entre elles: mais cette durée, quelle estelle? Le cours des astres, les horloges et semblables instruments, auxquels je ne suis parvenu que comme je l'ai expliqué, peuvent-ils en être des mesures suffisantes? XXXI. Il est vrai que j'ai dans mon esprit la perception d'une certaine durée, mais je ne la connais elle-même que par le nombre des perceptions que mon âme y a placées.

Cette durée ne paraît plus la même lorsque je souffre, lorsque je m'ennuie, lorsque j'ai du plaisir; je ne puis la connaître que par la supposition que je fais que mes perceptions se suivent toujours d'un pas égal. Mais ne pourrait-il pas s'être écoulé des temps immenses entre deux perceptions que je regarderais comme se suivant de fort près?

XXXII. Enfin, comment ne connais-je les perceptions passées que par le souvenir, qui est une perception présente? Toutes les perceptions passées sont-elles autre chose que des parties de cette perception présente? Dans le premier instant de mon existence, ne pourrais-je pas avoir une perception composée de mille autres comme passées, et n'aurais-je pas le même droit que j'ai de prononcer sur leur succession?

XXIX-XXXII. Je vais faire tout de suite des remarques sur les quatre derniers articles de l'ouvrage de Maupertuis, et je dirai quelles sont mes idées sur la succession de nos perceptions et sur la mémoire.

J'avoue d'abord que je ne saurais expliquer toute la succession de nos idées; mais j'observe que nos premières idées viennent de nos sens et de nos besoins. Elles sont gravées d'autant plus profondément dans notre esprit, que nos sens sont plus exercés sur le même objet, et que nos besoins continuent à être les mêmes. Elles se lient entre elles d'autant plus que nos sens ont plus d'analogie, et que nos besoins ont plus de rapports les uns avec les autres. J'omets ici les circonstances passagères et les liaisons de la société, et je dis que les idées liées entre elles s'excitent et se succèdent facilement, parce qu'elles se sont placées dans notre esprit en forme de chaîne. Il arrive cependant quelquefois qu'une idée n'excite pas les idées qui sont les plus liées avec elle. Il faut en cela prendre garde aux circonstances.

Il me semble voir un amas de boules placées sur une table auprès les unes des autres; suivant le côté que l'on frappe, et celle qu'on frappe, il en sort plutôt une qu'une autre. Un spectateur tranquille d'une conversation, telle bruyante et sautillante qu'elle fût, pourrait en voir toutes les transitions. souvent liées à un mot, et il pourrait aisément deviner les tours d'esprit et les caractères par le mot qui fait passer l'un plutôt que l'autre, et plutôt sur telle matière que sur telle autre.

Quant à la raison pour laquelle l'idée je verrai un arbre (article XXIX de Maupertuis), succède à celle-ci : Je vais dans un endroit où j'ai vu un arbre; elle est simple, c'est que l'arbre y est.

Quant à la durée dont parle Maupertuis, je conviens qu'il n'y a guère làdessus qu'une estimation relative, qui devient suffisamment exacte pour asseoir un jugement certain. On dirait, à l'entendre parler sur les astres, les horloges, etc., que tout cela est une affaire de simple imagination : pour moi, je ne sais pas goûter un pareil pyrrhonisme, et je n'y vois qu'un jeu d'esprit assez déplacé pour quiconque n'est plus étudiant en métaphysique.

J'ai dit un mot sur l'analogie de nos sens, en parlant de la façon dont nos idées se lient. C'est une matière curieuse sur laquelle, si l'on faisait des ob

servations un peu fines, on pourrait parvenir à une théorie des sens assez remarquable.

Voici comment je voudrais que l'on s'y prît. Il est sûr que les analogies sont de ces choses plutôt senties qu'aperçues, et que le peuple sent longtemps avant que le philosophe en sache rendre raison, car les philosophes dissertent volontiers sur ce que personne ne sait qu'eux, et ils ne parlent presque jamais de ce que tout le monde sait. Or, pour revenir à mon sujet, ce que le peuple sent se peint dans son langage; je voudrais donc qu'on examinât dans les langues les métaphores que l'on a faites d'un sens à un autre, et des sens à l'esprit; cela nous mènerait à connaître l'analogie des sens, et en passant nous montrerait peut-être le comment de plusieurs de nos façons de parler. Voici des exemples. On dit une vue perçante, un son perçant: on ne dit pas un goût perçant, une odeur perçante, et l'on dit aussi un esprit perçant, et non un sentiment, un cœur, etc.

J'observe en général que l'ouïe, la vue et l'esprit sont analogues. Le tact, le goût, l'odorat, le sont aussi entre eux. Il faudrait suivre cela dans ses différentes métaphores, et voir ce qu'elles deviennent dans les différentes langues on trouverait des métaphores, hardies et agréables, qui pourraient donner des vues; d'autres prouveraient le mauvais goût d'une nation.

Je viens à la mémoire. L'article XXXII est le plus fort de tous. Qu'est-ce que ces perceptions passées qui font partie de la perception présente? Qu'est-ce que c'est que cette supposition pyrrhonienne par où Maupertuis finit?

Voici ma pensée : toute idée, ou signe aperçu, fait une impression qui se lie avec d'autres, ou qui ne s'y lie pas. Cette impression, liée avec d'autres, est plus aisée à rappeler. Se rappelle-t-elle, ou rappelle-t-elle la marque qu'elle a laissée, ou en quelque sorte le chaînon qu'elle a fait avec d'autres : quand elle se le représente, elle porte avec soi le sentiment de son autorité, sa place y était, et cette place n'était propre qu'à elle; l'esprit le sent: voilà la mémoire. Si elle ne s'était liée avec aucune autre idée, elle voltigerait dans l'esprit, et l'on n'aurait pas le sentiment sûr de sa mémoire. Il n'y a personne qui n'ait senti voltiger dans sa tête de ces idées-là, dont on ne sait si on les a eues ou non. Il est d'autres cas où cela arrive lorsque, sans avoir déjà été dans l'esprit, elles sont une suite de celles qui y sont. On doute si on ne les a point eues. J'appelle ces idées-là les remords de l'esprit; elles font une espèce de reproche de ce qu'on ne les a pas eues.

ÉTYMOLOGIE.

(Article extrait de l'Encyclopédie.)

ETYMOLOGIE (S. f.). C'est l'origine d'un mot.

Le mot dont vient un autre mot s'appelle primitif, et celui qui vient du primitif s'appelle dérivé. On donne quelquefois au primitif même le nom d'étymologie: ainsi l'on dit que pater est l'étymologie de père.

Les mots n'ont point avec ce qu'ils expriment un rapport nécessaire; ce 'est pas même en vertu d'une convention formelle, et fixée invariablement entre les hommes, que certains sons réveillent dans notre esprit certaines idées. Cette liaison est l'effet d'une habitude formée durant l'enfance, à force

d'entendre répéter les mêmes sons dans des circonstances à peu près semblables; elle s'établit dans l'esprit des peuples sans qu'ils y pensent; elle peut s'effacer par l'effet d'une autre habitude qui se formera aussi sourdement et par les mêmes moyens. Les circonstances dont la répétition a déterminé dans l'esprit de chaque individu le sens d'un mot, ne sont jamais exactement les mêmes pour deux hommes; elles sont encore plus différentes pour deux générations. Ainsi, à considérer une langue indépendamment de ses rapports avec les autres langues, elle a dans elle-même un principe de variation. La prononciation s'altère en passant des pères aux enfants; les acceptions des termes se multiplient, se remplacent les unes les autres; de nouvelles idées viennent accroître les richesses de l'esprit humain; on détourne la signification primitive des mots par des métaphores; on la fixe à certains points de vue particuliers, par des inflexions grammaticales; on réunit plusieurs mots anciens pour exprimer les nouvelles combinaisons d'idées. Ces sortes de mots n'entrent pas toujours dans l'usage ordinaire pour les comprendre, il est nécessaire de les analyser, de remonter des composés ou dérivés aux mots simples ou radicaux, et des acceptions métaphoriques au sens primitif. Les Grecs qui ne connaissaient guère que leur langue, et dont la langue, par l'abondance de ses inflexions grammaticales et par sa facilité à composer des mots, se prêtait à tous les besoins de leur génie, se livrèrent de bonne heure à ce genre de recherches, et lui donnèrent le nom d'étymologie, c'est-à-dire connaissance du vrai sens des mots; car rμov Trs λežéws signifie le vrai sens d'un mot, d'éru.co, vrai.

Lorsque les Latins étudièrent leur langue à l'exemple des Grecs, ils s'aperçurent bientôt qu'ils la devaient presque tout entière à ceux-ci. Le travail ne se borna plus à analyser les mots d'une seule langue, à remonter du dérivé à sa racine, on apprit à chercher les origines de sa langue dans des langues plus anciennes, à décomposer non plus les mots, mais les langues : on les vit se succéder et se mêler, comme les peuples qui les parlent. Les recherches s'étendirent dans un champ immense; mais, quoiqu'elles devinssent indifférentes pour la connaissance du vrai sens des mots, on garda l'ancien nom d'étymologie. Aujourd'hui les savants donnent ce nom à toutes les recherches sur l'origine des mots; c'est en ce sens que nous l'emploierons dans cet article.

L'histoire nous a transmis quelques étymologies, comme celles des noms des villes ou des lieux auxquels les fondateurs ou les navigateurs ont donné, soit leur propre nom, soit quelque autre, relatif aux circonstances de la fondation ou de la découverte. - A la réserve du petit nombre d'étymologies de ce genre, qu'on peut regarder comme certaines, et dont la certitude purement testimoniale ne dépend pas des règles de l'art étymologique, l'origine d'un mot est en général un fait à deviner, un fait ignoré, auquel on ne peut arriver que par des conjectures, en partant de quelques faits connus. Le mot est donné: il faut chercher dans l'immense variété des langues les différents mots dont il peut tirer son origine. La ressemblance du son, l'analogie du sens, l'histoire des peuples qui ont successivement occupé la même contrée, ou qui y ont entretenu un grand commerce, sont les premières lueurs qu'on suit on trouve enfin un mot assez semblable à celui dont on cherche l'étymologie. Ce n'est encore qu'une supposition, qui peut être vraie ou fausse : pour s'assurer de la vérité, on examine plus attentivement cette ressemblance; on suit les altérations graduelles qui ont conduit successivement du

primitif au dérivé; on pèse le plus ou le moins de facilité du changement de certaines lettres en d'autres; on discute les rapports entre les concepts de l'esprit et les analogies délicates qui ont pu guider les hommes dans l'application d'un même son à des idées très-différentes; on compare le mot à toutes les circonstances de l'énigme souvent il ne soutient pas cette épreuve, et on en cherche une autre. Quelquefois (et c'est la pierre de touche des étymologies, comme de toutes les vérités de fait), toutes les circonstances s'accordent parfaitement avec la supposition qu'on a faite; l'accord de chacune en particulier forme une probabilité; cette probabilité augmente dans une progression rapide, à mesure qu'il s'y joint de nouvelles vraisemblances; et bientôt, par l'appui mutuel que celles-ci se prêtent, la supposition n'en est plus une, et acquiert la certitude d'un fait. - La force de chaque ressemblance en particulier, et leur réunion, sont donc l'unique principe de la certitude des étymologies, comme de tout autre fait, et le fondement de la distinction entre les étymologies possibles, probables et certaines.

Il suit de là que l'art étymologique est, comme tout art conjectural, composé de deux parties, l'art de former les conjectures ou les suppositions, et l'art de les vérifier, ou en d'autres termes l'invention et la critique : les sources de la première, les règles de la seconde, sont les divisions naturelles de cet article, car nous n'y comprendrons point les recherches qu'on peut faire sur les causes primitives de l'institution des mots, sur l'origine et les progrès du langage, sur les rapports des mots avec l'organe qui les prononce et les idées qu'ils expriment. La connaissance philosophique des langues est une science très-vaste, une mine riche de vérités nouvelles et intéressantes. Les étymologies ne sont que des faits particuliers sur lesquels elle appuie quelquefois des principes généraux; ceux-ci, à la vérité, rendent à leur tour la recherche des étymologies plus facile et plus sûre; mais, s'il s'agissait de présenter ici tout ce qui peut fournir aux étymologistes des conjectures ou des moyens de les vérifier, il faudrait y traiter de toutes les sciences. Nous renvoyons donc sur ces matières aux articles Grammaire, Interjection, Langue, Analogie, Mélange, Origine et analyse des langues, Métaphore, Onomatopée, Signe, etc1. Nous ajouterons seulement, sur l'utilité des recherches étymologiques, quelques réflexions propres à désabuser du mépris que quelques personnes affectent pour ce genre d'études.

Sources des conjectures étymologiques.

En matière d'étymologie, comme en toute autre matière, l'invention n'a point de règles bien déterminées.

Dans les recherches où les objets se présentent à nous, où il ne faut que regarder et voir, dans celles aussi qu'on peut soumettre à la rigueur des démonstrations, il est possible de prescrire à l'esprit une marche invariable qui le mène sûrement à la vérité; mais, toutes les fois qu'on ne s'en tient pas à observer simplement ou à déduire des conséquencees de principes connus, il faut deviner, c'est-à-dire qu'il faut, dans le champ immense des suppositions possibles, en saisir une au hasard, puis une seconde, et plusieurs successivement, jusqu'à ce qu'on ait rencontré l'unique vraie. C'est ce qui serait impossible, si la gradation qui se trouve dans la liaison de tous les êtres,

Turgot se proposait de rédiger ces divers articles, mais il laissa ce projet sans exécution. Voyez tome Ier, note de la page 291.

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