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XIV. COMPTE-RENDU,

AU CONTROLEUR-GÉNÉRAL,

DES OPÉRATIONS RELATIVES A LA DISETTE '.

A Limoges, le 15 novembre 1771.

Monsieur, vous attendez depuis longtemps avec impatience le compte que je dois vous rendre de toutes les opérations que j'ai faites, soit pour l'approvisionnement de la province, soit pour le soulagement des pauvres, pauvres, ainsi que de l'emploi des fonds que vous avez bien voulu accorder pour cette destination. Je ne désirais pas moins de pouvoir vous satisfaire à cet égard. Mais la difficulté de rassembler les comptes des différents commissaires à qui j'avais confié une partie des détails dans les divers cantons de la province, le temps qu'a exigé le dépouillement des registres des négociants que j'avais chargés des achats et des ventes, la nécessité de recommencer plusieurs fois ce travail pour reconnaître des erreurs qui s'y étaient glissées, enfin quelques autres circonstances imprévues, ont retardé, malgré moi, la formation du tableau que je voulais mettre sous vos yeux, et ce n'est que dans ce moment qu'il m'est possible de vous le présenter.

Sur la première connaissance que je vous donnai de la disette dont cette province était menacée après la mauvaise récolte de 1769 et la perte totale des blés noirs, des châtaignes et des blés d'Espagne, vous eûtes la bonté de m'autoriser, par votre lettre du 20 décembre 1769, à prendre dans les cinq premiers mois de l'année 1770, sur la caisse du receveur-général des finances, une somme de 150,000 livres, dont 80,000 étaient destinées à procurer des salaires aux pauvres par l'établissement de travaux publics, et 20,000 à des achats de riz, tant pour distribuer aux infirmes hors d'état de travailler que pour vendre aux personnes aisées, et diminuer d'autant la consommation du pain. Les 50,000 livres restant

'Le contrôleur-général était alors l'abbé Terray, qui occupa ce poste depuis le mois de décembre 1769 jusqu'au 24 août 1774, jour où il eut Turgot pour sucresseur. (E. D.)

devaient être employées en avances à des négociants pour les encourager à se livrer au commerce d'importation par les ports de la Dordogne et de la Charente les plus à portée de cette généralité. Votre intention était alors que ces négociants fissent le commerce pour leur compte, à leurs risques, périls et fortunes, et qu'ils restituassent au mois de juin suivant la somme qui leur aurait été avancée et dont ils auraient joui sans intérêts.

Sur les nouvelles représentations que j'eus l'honneur de vous faire par différentes lettres, dans lesquelles je vous exposais :

Premièrement, l'impossibilité où j'étais de trouver aucun négociant qui voulut se livrer au commerce d'importation dans la province pour son propre compte, quelque encouragement que je pusse offrir;

Secondement, que, dans la nécessité où j'étais de garantir les négociants de toute perte, ou de faire faire les achats au compte du roi, la somme de 50,000 livres était beaucoup trop faible pour suffire aux achats qu'exigeait la situation de la province; vous eûtes la bonté, par votre lettre du 24 mars 1770, de m'autoriser à prendre sur la caisse des receveurs-généraux une nouvelle somme de 50,000 écus, destinée uniquement à des achats de grains, conformément au plan auquel je me trouvais forcé par les circonstances.

Fonds accordés, et leur destination. J'ai donc reçu en 1770 une somme de 80,000 liv. pour des ouvrages publics, une de 20,000 livres pour des achats de riz, et une de 200,000 livres pour des achats de grains. Cette dernière somme devait rentrer au Trésor royal par le produit de la vente des grains. Les trois ensemble formaient un objet de 300,000 livres, dont voici l'emploi.

Travaux publics. -Je commence par l'article des fonds destinés aux travaux publics.

La misère était trop universellement répandue dans la province en 1770 pour que je pusse entreprendre d'une manière utile d'ouvrir des ateliers de charité dans lesquels on admît tous les pauvres, en suivant le plan que j'ai depuis mis en œuvre en 1771, où la misère n'était portée à l'excès que dans le canton de la Montagne. Ces ateliers de charité, dans l'espace de cinq mois, ont absorbé une somme de 218,000 livres. Pour procurer un secours également efficace en 1770 à toute la province, il aurait fallu une somme de plus de 800,000 livres.

J'ai donc cru devoir me contenter de distribuer la plus grande partie de cette somme entre les différents ateliers déjà ouverts sur les grandes routes dans toutes les parties de la généralité. Il fut enjoint aux entrepreneurs d'admettre sur leurs ateliers les pauvres du canton, sans distinction d'âge et de sexe, en les payant à proportion de leur travail; le tout néanmoins jusqu'à concurrence de la somme qu'ils recevaient chaque mois, tant sur les fonds ordinaires que sur celui que vous aviez accordé. C'était toujours un moyen de subsistance offert à une portion du peuple des campagnes, et j'étais débarrassé, par cet arrangement, de toute espèce de détail pour la régie de ces ateliers, puisque, les routes dans cette province se faisant toutes à prix d'argent, les entrepreneurs avaient déjà leurs ateliers tout montés. Les sommes distribuées de cette manière aux entrepreneurs des routes ont été portées à 77,352 livres.

Je fis de plus établir un atelier de charité pour occuper les pauvres de la ville de Limoges. Je les employai à réparer le sol d'une certaine étendue des anciens remparts de cette ville qui, en même temps qu'elle forme une promenade assez belle, fait partie de la grande route de Paris à Toulouse. La dépense de cet atelier a monté à 6,065 livres 8 sous 3 deniers, qui, joints aux sommes données aux entrepreneurs, font en total 83,317 livres 8 sous 3 deniers.

J'avais aussi destiné une partie des 80,000 francs que vous m'accordiez à l'établissement de filatures dans quelques petites villes de la généralité, et à procurer de l'occupation dans ce genre aux femmes et aux enfants dans la ville de Limoges. La dépense pour cet objet est montée à 1,691 livres 15 sous. Cette somme, jointe à la dépense faite sur les routes et sur les remparts de Limoges, forme celle de 85,009 livres 3 sous 3 deniers, ce qui surpasse, comme vous le voyez, de 5,009 livres 3 sous 3 deniers celle de 80,000 francs que vous aviez destinée à cette partie.

Achats de riz et de fèves. — J'ai aussi passé de beaucoup la somme de 20,000 francs que vous aviez destinée à des achats de riz.

J'y ai été engagé par le retardement excessif d'un bâtiment attendu à Bordeaux, dont j'avais arrhé une partie. La crainte de voir manquer le secours que j'avais annoncé dans les paroisses me détermina à faire un autre achat considérable à Nantes, et de plus à faire acheter une assez grande quantité de fèves pour suppléer au défaut du riz.

Tous ces achats, joints aux frais de transport dans les différents lieux de la généralité où la distribution s'en est faite, ont employé une somme de 37,180 livres 13 sous 5 deniers. On pouvait espérer qu'une partie de cette somme rentrerait par la vente d'une partie des riz, et j'aurais désiré que les personnes aisées eussent pris assez de goût à cet aliment pour encourager le peuple par leur exemple à s'y accoutumer. Mes espérances à cet égard ont été trompées : la totalité des ventes qu'on a faites s'est bornée à une somme de 759 livres 18 sous 9 deniers, laquelle étant soustraite de la somme des achats, celle-ci se réduit à 36,420 livres 13 sous 6 deniers, ce qui surpasse de 16,420 livres 13 sous 6 deniers celle de 20,000 francs destinée à cet objet.

Achats de grains.

J'avais chargé, dès les premiers moments, le sieur Henri Michel, négociant, de faire venir des blés de Nantes et de Bordeaux. Le sieur Petiniaud avait écrit de son côté à Amsterdam, et j'avais chargé le sieur François Ardent, le négociant le plus considérable et le plus accrédité de cette ville, de faire venir de son côté des grains de Dantzick. La totalité des achats faits par ces trois négociants a monté, y compris les frais de transport, à une somme de 383,396 livres 11 sous 8 deniers. La totalité des grains achetés a monté à 47,285 setiers, mesure de Limoges. La plus grande partie de ces grains avait pris la route de la Charente. J'étais un peu rassuré sur les parties de la province qui peuvent être approvisionnées par la Dordogne et la Vézère, parce qu'étant moins éloignées des lieux où ces rivières cessent d'être navigables, et par conséquent les frais de transport dans l'intérieur étant moins considérables, ces parties pouvaient être plus aisément approvisionnées par les seuls secours du commerce laissé à lui-même. Je savais que le sieur de Chaumont, directeur des fermes à Limoges, avait fait charger à Dunkerque deux bâtiments de différents grains qu'il se proposait de faire venir dans la Dordogne pour en faire monter les grains jusqu'à Saint-Léon sur la Vézère, lieu qui est assez à portée d'une partie du bas Limousin.

D'un autre côté, le sieur Malepeyre, négociant à Brive, s'était associé avec les sieurs Jauge, de Bordeaux, et Dupuy, de SainteFoy, pour faire venir une très-grande quantité de grains, tant du Nord que des provinces de France d'où l'on en pouvait tirer à un prix raisonnable. Ils faisaient remonter leurs grains par la Dor

dogne, soit au port de Souillac, petite ville du Quercy, qui n'est qu'à huit lieues de Brive, soit au port de Saint-Léon sur la Vézère, d'où ils se débouchaient dans l'intérieur du Limousin. Ces trois négociants se sont livrés à ce commerce jusqu'à la récolte de 1770, avec un zèle dont je ne puis assez me louer, et même avec un désintéressement vraiment estimable; car, bien loin de chercher à s'emparer seuls de ce commerce, il est à ma connaissance qu'ils procurèrent toutes sortes de facilités à tous les autres négociants du pays qui voulurent l'entreprendre, et ce sont eux principalement qui ont assuré la subsistance de l'élection de Brive et d'une partie de celle de Tulle pendant l'année 1770.

J'avais aussi pris des arrangements pour qu'ils envoyassent à Angoulême un vaisseau chargé de seigle, qu'ils avaient fait venir de Stettin; mais la cargaison de ce vaisseau, s'étant trouvée un peu altérée, donna lieu à une condamnation de la part des officiers de police d'Angoulême, en sorte que d'un côté cette ressource devint absolument nulle, et que de l'autre ces négociants firent sur cette cargaison une perte très-considérable. Je reviendrai sur cet objet à la fin de cette lettre, en vous parlant de l'indemnité qu'il me paraît juste de leur accorder.

Comme l'effet de ces mesures générales était nécessairement un peu lent, et comme d'ailleurs la quantité de grains que j'avais pu faire venir du dehors ne pouvait qu'être très-disproportionnée à l'immensité des besoins; comme enfin ces blés étrangers, quoique rendus à Limoges ou à Brive, se trouvaient encore très-éloignés d'un grand nombre de lieux affligés de la disette, et qui pouvaient trouver quelque ressource dans le commerce avec les provinces circonvoisines, je crus devoir faciliter ce commerce par quelques avances faites à plusieurs villes, et qui devaient être confées sans intérêt à quelques négociants ou autres citoyens accrédités, qui y joindraient leurs propres fonds, pour faire venir des lieux les plus à portée le plus de grains qu'il serait possible, à l'effet de vendre ces grains sur-le-champ, et de reverser successivement le produit des ventes dans de nouveaux achats. J'exigeais seulement que les fonds rentrassent en totalité dans le courant du mois d'octobre 1770.

J'employai une somme de 28,000 fr. à ces prêts, et je la répartis entre plusieurs villes de la généralité. Cette opération eut assez de succès, et dans quelques-unes de ces villes, au moyen des fonds

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