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V. 1o Ce cinquième article suppose qu'il y a des bases différentes, et il n'y a nulle part aucune autre base que les sensations.

2o Il est faux que les mêmes bases suffisent pour les mêmes progrès. Les langues aident les progrès, mais elles seules ne les font pas naître.

VI. Puisque les langues sont sorties de cette première simplicité, et qu'il n'y a peut-être plus au monde de peuple assez sauvage pour nous instruire dans la recherche d'une vérité pure que chaque génération a obscurcie; et que d'un autre côté les premiers moments de mon existence ne sauraient me servir dans cette recherche; que j'ai perdu totalement le souvenir de mes premières idées, de l'étonnement que me causa la vue des objets lorsque j'ouvris les yeux pour la première fois, et des premiers jugements que je portai dans cet âge où mon âme plus vide d'idées m'aurait été plus facile à connaître qu'elle ne l'est aujourd'hui, parce qu'elle était, pour ainsi dire, plus elle-même; puisque, dis-je, je suis privé de ces moyens de m'instruire, et que je suis obligé de recevoir une infinité d'expressions établies, ou du moins de m'en servir, tâchons d'en connaître le sens, la force et l'étendue; remontons à l'origine des langues, et voyons par quels degrés elles se sont formées.

VI. 1o Maupertuis suppose toujours que c'est aux langues sauvages à nous instruire sur la nature de notre esprit : elles contribueraient à nous éclairer; mais l'étude de nos sensations suffit.

2o Je ne comprends pas ce que c'est qu'une âme qui, vide d'idées, pourrait se connaître en cet état. Maupertuis est ici la dupe de son imagination; il est bien sûr que je vois mieux les compartiments d'une chambre vide de meubles; mais une âme pour se voir a besoin d'idées : rien n'en suppose peut-être tant que le retour sur soi-même.

3o Maupertuis ne dit rien dans tout son ouvrage qui serve à connaître le sens et la force des mots : et ce n'est que par des observations suivies sur les différents usages des mots qu'on trouvera leur sens fixe; ou que, s'ils n'en ont pas, on trouvera leur insuffisance, leur non-valeur.

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VII. Je suppose qu'avec les mêmes facultés que j'ai d'apercevoir et de raisonner, j'eus se perdu le souvenir de toutes les perceptions que j'ai eues jusqu'ici, et de tous les raisonnements que j'ai faits; qu'après un sommeil qui m'aurait fait tout oublier, je me trouvasse subitement frappé de perceptions telles que le hasard me les présenterait; que ma première perception fût, par exemple, celle que j'éprouve aujourd'hui lorsque je dis je vois un arbre; qu'ensuite j'eusse la même perception que j'ai aujourd'hui lorsque je dis je vois un cheval. Dès que je recevrais ces perceptions, je verrais aussitôt que l'une n'est pas l'autre, je chercherais à les distinguer, et comme je n'aurais point de langage formé, je les distinguerais par quelques marques, et pourrais me contenter de ces expressions, A et B, pour les mêmes choses que j'entends aujourd'hui quand je dis je vois un arbre, je vois un cheval. Recevant ensuite de nouvelles perceptions, je pourrais toutes les désigner de la sorte; et lorsque je dirais, par exemple, R, j'entendrais la même chose que j'entends aujourd'hui quand je dis: je vois la mer.

VII. 1o Cette supposition est ridicule. La faculté d'apercevoir ne subsiste que par les perceptions; celle de raisonner ne se fonde que sur elles, et peutêtre même suppose-t-elle les signes : du moins est-il bien vrai que l'homme, tel qu'il est à présent, a besoin des signes pour raisonner. Un homme seul, tel que le suppose ici Maupertuis, ne serait pas tenté de chercher des marques pour désigner ses perceptions; ce n'est que vis-à-vis des autres qu'on en cherche.

2o Il suit de là, et d'ailleurs c'est une chose claire, que le premier dessein

du langage et son premier pas sont d'exprimer les objets, et non les perceptions.

Ce second dessein ne vient à l'esprit que lorsque, dans le sang-froid du retour sur soi-même, la perception elle-même devient à son tour un objet de perception. Cela paraîtra d'autant plus évident, que les premières idées sont des sensations, et que, par l'effet naturel des sensations, nous les rapportons promptement aux objets extérieurs.

Cette observation renverse presque tout l'ouvrage de Maupertuis; mais j'ai d'autres choses à faire remarquer.

VIII. Mais parmi ce grand nombre de perceptions dont chacune aurait son signe, j'aurais bientôt peine à distinguer à quelle perception chaque signe appartiendrait, et il faudrait avoir recours à un autre langage. Je remarquerais que certaines perceptions ont quelque chose de semblable, et une même manière de m'affecter, que je pourrais comprendre sous un même signe. Par exemple, dans les perceptions précédentes, je remarquerais que chacune des deux premières a certains caractères qui sont les mêmes, et que je pourrais désigner par un signe commun: c'est ainsi que je changerais mes premières expressions A et B en celles-ci, CD, CE, qui ne differeraient des premières que par une nouvelle convention, et répondraient aux perceptions que j'ai maintenant, lorsque je dis : je vois un arbre, je vois un cheval.

VIII. 1o M. de Maupertuis, qui prêche tant qu'il faut remonter aux premiers pas de l'esprit humain, suppose ici un philosophe qui forme un langage de sang-froid : c'est porter l'esprit de système partout. Comment veut-on me faire concevoir la formation d'un langage qui est né dans la chaleur de la sensation, et qui est un résultat presque forcé du sentiment actuel qui opérait dans divers instants sans suite?

2o Je ne comprends pas comment, dans une langue parlée, on pourrait substituer ainsi des expressions à d'autres; cela est bon dans un cabinet: je sais bien que Maupertuis traite cela de supposition, mais il sera bien adroit si, faisant des suppositions tellement opposées à la vérité, il en tire une explication de l'origine des langues.

IX. Tant que les caractères semblables de mes perceptions demeureraient les mêmes, je les pourrais désigner par le seul signe C; mais j'observe que ce signe simple ne peut plus subsister lorsque je veux désigner les perceptions: je vois deur lions, je vois trois corbeaux; et que pour ne désigner dans ces perceptions, par un même signe, que ce qu'elles ont d'entièrement semblable, il faut subdiviser ces signes, et augmenter le nombre de leurs parties. Je marquerai donc les deux perceptions: je vois deux lions, je vois trois corbeaux, par C G H et CI K, et j'acquerrai ainsi des signes pour des parties de ces perceptions qui pourraient entrer dans la comparaison des signes dont je me servirai pour exprimer d'autres perceptions qui auront des parties semblables à celles des deux perceptions précédentes.

IX. Le neuvième article n'est qu'une paraphrase du huitième : ainsi même défaut.

X. Ces caractès H et K, qui répondent à lions et à corbeaux, ne pourront suffire que tant que je n'aurai point à faire la description des lions et des corbeaux; car si je veux analyser ces parties de perceptions, il faudra encore subdiviser les signes.

XI. Mais le caractère C, qui répond à je vois, subsistera dans toutes les perceptions de ce genre, et je ne le changerai que lorsque j'aurai à désigner des perceptions en tout différentes, comme celles-ci : j'entends des sons, je sens des fleurs, etc.

X et XI. Je n'ai rien à dire sur le dixième article.

Si je voulais sur le onzième faire une chicane à Maupertuis, je lui dirais que le caractère C pourrait ne signifier que perception en général et subsister éternellement, soit pour je vois, soit pour j'entends; de là naîtrait non pas de la fausseté, mais une inexactitude étonnante dans le langage. - Dans les langues les plus policées, il y a ainsi beaucoup de mots vagues pour des choses très-différentes : on dit j'ai faim, j'ai soif; pourquoi ne dit-on pas, j'ai son, j'ai couleurs, ou quelque chose de pareil? La faim et la soif sont peut-être, ainsi que l'a observé Montaigne, deux sens; mais le malheur a voulu qu'ils n'eussent pas de noms particuliers affectés pour l'espèce de leur sensation.

Un autre exemple: dixi en latin, signifie le passé, j'ai dit, et l'aoriste je dis. En voilà assez, je n'ai pas le courage de faire à ce sujet d'autres recherches.

XII. C'est ainsi que se sont formées les langues; et comme les langues une fois formées peuvent induire en plusieurs erreurs et altérer toutes nos connaissances, il est de la plus grande importance de bien connaître l'origine des premières propositions, ce qu'elles étaient avant les langages établis, ou ce qu'elles seraient si l'on avait établi d'autres langages. Ce que nous appelons nos sciences, dépend si intimement des manières dont on s'est servi pour designer les perceptions, qu'il me semble que les questions et les propositions seraient toutes différentes si l'on avait établi d'autres expressions des mêmes perceptions.

XII. 1° Il y a grande apparence qu'avant les langages établis il n'y avait aucune proposition toutes nos idées devaient être des sensations ou des peintures de l'imagination.

2° Si l'on avait établi d'autres langages, ç'aurait été aussi sur la base des sensations; ainsi les propositions auraient été à peu près les mêmes, et toute la différence aurait été dans les progrès.

3° Si pourtant les premières expressions eussent été plus relatives à un sens qu'à un autre, au goût, par exemple, qu'à la vue, et si l'on y avait appliqué plusieurs expressions qui sont maintenant relatives aux autres sens, cela aurait introduit une métaphysique différente; et dans le cas que je suppose (celui du goût) elle eût été, selon toutes les apparences, plus obscure et moins détaillée, ainsi que les effets mêmes du goût.

XIII. Il me semble qu'on n'aurait jamais fait ni questions ni propositions, si l'on s'en était tenu aux premières expressions simples A B C D, etc., si la mémoire avait été assez forte pour pouvoir désigner chaque perception par un signe simple, et retenir chaque signe sans le confondre avec les autres. Il me semble qu'aucune des questions qui nous embarrassent tant aujourd'hui, ne serait jamais même entrée dans notre esprit; et que, dans cette occasion plus que dans aucune autre, on peut dire que là la mémoire est opposée au jugement.

Après avoir composé, comme nous avons dit, les expressions de différentes parties, nous avons méconnu notre ouvrage : nous avons pris chacune des parties des expressions pour des choses, nous avous combiné les choses entre elles, pour y découvrir des rapports de convenance ou d'opposition; et de là il est né ce que nous appelons nos sciences.

Mais qu'on suppose pour un moment un peuple qui n'aurait qu'un nombre de perceptions assez petit pour pouvoir les exprimer par des caractères simples: croira-t-on que de tels hommes eussent aucune idée des questions et des propositions qui nous occupent? Et, quoique les sauvages et les Lapons ne soient pas dans le cas d'un aussi petit nombre d'idées qu'on le suppose ici, leur exemple ne prouve-t-il pas le contraire?

Au lieu de supposer ce peuple dont le nombre des perceptions serait si resserré, supposons-en un autre qui aurait autant de perceptions que nous, mais qui aurait une mémoire assez vaste pour les désigner toutes par des signes simples indépendants les uns des autres, et qui les aurait en effet désignées par de tels signes: ces hommes ne seraient-ils pas dans le cas des premiers dont nous venons de parler? Voici un exemple des embarras où nous ont jetés les langages établis :

XIII. 1° C'est une mauvaise pointe que fait là Maupertuis. Est-il possible de s'en tenir aux expressions simples? Et quand, par des expressions simples, on marquerait les perceptions de rapports, en serait-ce moins un jugement?

2o Voilà une observation bien forte pour M. de Maupertuis! N'est-il pas évident qu'en diminuant le nombre des idées, vous diminuez les questions?

3° Quant à ce qu'il dit que nous avons pris nos perceptions pour des choses, cela est vrai quelquefois; mais nous verrons plus bas (art. XIV et XV) que Maupertuis a tort en poussant cela trop loin.

4o Supposons, puisque Maupertuis le veut, un peuple tel qu'il le peint ici : je soutiens qu'il nous ressemblera beaucoup; il dira cogito, au lieu de ego sum cogitans. Supposons qu'au lieu de cogito, il dise simplement A, ce n'en sera pas moins un jugement qui pourra servir au raisonnement.

J'observe encore que les idées de rapports ou de liaisons auront toujours un caractère générique; soit que ce caractère affecte le signe même de l'idée, comme dans les déclinaisons latines où les différentes terminaisons marquent les différents rapports; soit qu'on l'exprime par un article, comme dans les langues d'aujourd'hui.

XIV. Dans les dénominations qu'on a données aux perceptions, lors de l'établissement de nos langues, comme la multitude de signes simples surpassait trop l'étendue de la mémoire, et aurait jeté à tous moments dans la confusion, on a donné des signes généraux aux parties qui se trouvaient le plus souvent dans les perceptions, et l'on a désigné les autres par des signes particuliers, dont on pouvait faire usage dans tous les signes composés des expressions où ces mêmes parties se trouvaient : on évitait par là la multiplication des signes simples. Lorsqu'on a voulu analyser les perceptions, on a vu que certaines parties se trouvent communes à plusieurs, et plus souvent répétées que les autres; on a regardé les premières comme des sujets sans lesquels les dernières ne pouvaient subsister. Par exemple, dans cette partie de perception que j'appelle arbre, on a vu qu'il se trouvait quelque chose de commun à cheval, à lion et à corbeau, etc., pendant que les autres choses varíaient dans ces différentes perceptions.

On a formé pour cette partie uniforme dans les différentes perceptions un signe général, et on l'a regardé comme la base ou le sujet sur lequel résident les autres parties des perceptions qui s'y trouvent le plus souvent jointes: par opposition à cette partie uniforme des perceptions, on a désigné les autres parties les plus sujettes à varier par un autre signe général; et c'est ainsi qu'on s'est formé l'idée de substance, attribuée à la partie uniforme des perceptions, et l'idée de mode qu'on attribue aux autres.

XV. Je ne sais pas s'il y a quelque autre différence entre les substances et les modes. Les philosophes ont voulu établir ce caractère distinctif, que les premières se peuvent concevoir seules, et que les autres ne le sauraient et ont besoin de quelque support pour être conçues. Dans arbre ils ont cru que la partie de cette perception qu'on appelle étendue, et qu'on trouve aussi dans cheval, lion, etc., pouvait être prise pour cette substance; et que les autres parties comme couleur, figure, etc., qui different dans urbre, dans cheval, dans lion, ne doivent être regardées que comme des

modes. Mais je voudrais bien qu'on examinât si, en cas que tous les objets du monde fussent verts, on n'aurait pas eu la même raison de prendre la verdeur pour substance.

XIV et XV. 1o Dans cet article-ci, je ferai la critique de presque toute la suite de l'ouvrage. Et ce que je vais dire, je l'emprunte de l'abbé Trublet. C'est l'idée d'être en général, et non celle de substance, qui répond à ce qu'il y a d'uniforme, non dans les perceptions, mais dans les objets; c'est l'idée de moi qui est la seule chose uniforme dans les perceptions. Si les hommes s'étaient formé l'idée de substance, comme le dit Maupertuis, s'ils entendaient par substance la partie uniforme des perceptions, ils seraient tous spinosistes. Mais c'est tout le contraire, et l'idée de substance suppose une existence déterminée et singulière; de plus, si les hommes avaient toujours considéré leurs perceptions comme fait ici Maupertuis, indépendamment de leurs objets, ils n'auraient jamais eu l'idée de substance, ou plutôt elle se serait confondue avec le sentiment de leur existence propre; mais naturellement portés à supposer hors d'eux-mêmes un objet de leurs perceptions, tous leurs sens et tous les raisonnements qu'ils ont pu faire sur leurs sens les ont conduits à la même opinion : je ne crois pas nécessaire de prouver cela, et je vais examiner la génération de l'idée de substance comme je la conçois.

Plusieurs perceptions du même objet variant entre elles, et leurs variétés paraissant venir d'un changement de l'objet indépendant de nous, on conçut que l'objet existant hors de nous pouvait recevoir quelques changements, et cependant rester le même quant à son existence. Ce que l'on conçoit ainsi dans l'objet existant indépendamment des changements, on l'appela, par une métaphore naturelle, substantia, subjectum, substratum, etc.; et les changements qui survenaient à l'objet, on les appela, à cause de cela même, accidents; ou, parce qu'ils déterminaient un certain état de l'objet, on leur donna le nom de qualités, de modes, de manières d'être.

De là les différentes questions sur les substances qu'il faut distinguer soigneusement. On demande d'un arbre, par exemple, est-il une substance ou un mode? Alors, en supposant l'existence des objets hors de nous, l'on considère l'objet total, et l'on ne saurait se tromper en répondant que c'est une substance; car le mot de substance est un nom que les hommes ont donné à l'objet existant hors d'eux auquel se rapportent leurs différentes perceptions. Tous les hommes sont d'accord là-dessus, et Spinosa n'a fait que changer la signification des mots; il a inventé un langage plutôt qu'un système nouveau.

On fait une question plus difficile. On demande, dans tel ou tel objet, quelle est la substance? qu'est-ce qui existe indépendamment de tous les changements? La réponse à cette question, qui dépend du plus ou moins de connaissance que l'on a de l'objet en lui-même, a varié selon que les lumières ont varié. On a bientôt vu que les figures, la couleur, etc., n'étaient pas la substance; et quand la couleur serait la même dans tous les corps, le tact nous aurait bien appris que l'on peut séparer l'idée du corps d'avec celle de la couleur. Les cartésiens, voyant qu'on ne pouvait dépouiller les corps de l'étendue, en ont conclu que c'était en cela que consistait la substance des corps. Il est clair que ce qui est étendu est substance; mais est-ce l'étendue qui est la substance? ou n'est-elle pas elle-même le résultat de plusieurs substances, comme le veulent les leibnitiens? et qu'est-ce qui fait que les monades de Leibnitz sont substances? C'est ce que nous ne pouvons sa

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