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danterie, le mépris pour les gens de lettres, la bizarrerie du goût des princes, la tyrannie et l'anarchie, peuvent le corrompre.

Il n'en est pas de même des sciences spéculatives. Tant que la langue dans laquelle les livres sont écrits subsiste, et qu'il s'y conserve un certain nombre de gens de lettres, on n'oublie point ce que l'on a su. On ne perfectionne point alors les sciences, il est vrai, parce qu'il y a peu d'hommes et par conséquent peu de génies qui s'y appliquent; mais on ne les perd pas entièrement'. Aussi les rhéteurs grecs qui passèrent en Italie après la prise de Constantinople, savaient-ils tout ce qu'on avait su dans l'ancienne Grèce. Il ne leur manquait que le goût et la critique. Ils n'étaient que savants.

L'inondation des barbares en Occident fut plus funeste. En détruisant la langue latine, ils firent perdre la connaissance des livres écrits en cette langue. Nous ne les aurions plus, si les moines n'en eussent conservé une partie. Les arts subsistèrent malgré cette calamité générale. Il faut pour les abattre des coups encore plus violents. Il n'y a que les Turcs qui, dans la férocité de leurs conquêtes, aient pu les faire reculer ce qu'il faut moins attribuer à leur religion, qui n'a pas empêché les Maures d'Espagne d'être très-éclairés pour leur temps, qu'à la nature de leur despotisme dont nous avons parlé plus haut, et à la séparation entière des nations soumises à leur empire, séparation qui entretient dans l'État une guerre de haine, une balance d'oppression et de révolte. Élevés dans les harems, séjour de la mollesse et d'une autorité à la fois ignorante et absolue, qui ne peut que dégénérer en cruauté habituelle, les Turcs n'ont aucune industrie et ne connaissent que la violence. Les Grecs, courbés sous le joug le plus dur, la redoutent toujours. Les Turcs amollis, les Grecs opprimés, incertains les uns et les autres de leur état, de leurs biens, de leur vie, ne peuvent songer à rendre plus douce une existence si agitée et si peu à eux. Point d'arts par conséquent, si ce n'est ceux qui sont absolument indispensables; et, parmi les autres, le peu que le sérail en a conservés est réduit à une mécanique sans goût.

L'invention de l'imprimerie a non-seulement répandu la connaissance des livres, mais encore celle des arts modernes, et elle les a beaucoup perfectionnés. Avant elle, une multitude de pratiques admirables, que la tradition seule transmettait d'un ouvrier à l'autre, n'excitaient point la curiosité des philosophes. Quand l'impression en eut facilité la communication, on commença à les décrire pour l'utilité des ouvriers. Par là les gens de lettres connurent mille manœuvres ingénieuses qu'ils ignoraient, et ils se virent conduits à une infinité de notions pleines d'intérêt pour la physique. Ce fut comme un nouveau monde, où tout piquait leur curiosité. De là naquit le goût de la physique expérimentale, où l'on n'aurait jamais pu faire de grands progrès sans le secours des inventions et des procédés de la mécanique '.....

1 Les révolutions qui font tomber l'éloquence et le goût des beaux-arts, sans effacer le souvenir et quelque culture des sciences, sont comme les incendies qui ravagent quelquefois les forêts. On voit encore quelques troncs informes demeurer sur pied, mais dépouillés de leurs branches et de leurs feuilles, sans fleurs et sans parure. (Note de l'auteur.)

2 Il ne paraît pas que cet ouvrage ait jamais été achevé. M. Turgot ne le regardait que comme une ébauche. Mais quoiqu'il n'y ait pas mis la dernière main, et qu'il eût peut-être, dans ce cas, resserré une partie des observations métaphysiques, fines et profondes, qui s'y trouvent mêlées aux vues historiques, on n'a pas cru devoir supprimer ou mutiler un essai qui contient un si grand nombre de vérités philosophiques, dont l'expression est toujours pleine d'élégance. (Note de Dupont de Nemours.)

AUTRE PLAN DU DISCOURS

SUR LES PROGRès et les diverses Époques de décadence des sciences et des arts1.

1° De la distribution du génie et des talents sur la masse des hommes. 2o De l'influence des langues sur le génie des peuples. De la grossièreté des premières langues, et des premiers progrès des hommes. Origine de la poésie, invention de l'écriture.

3o Commencement des sciences en Orient et en Égypte. Mœurs des Orientaux. Enthousiasme de leur éloquence et de leur poésie, commun à tous les peuples grossiers. Leurs découvertes en astronomie. Architecture des Égyptiens. Un mot des Juifs.

4o Commencement des Chinois, leurs progrès. Ils s'arrêtent bientôt, et pourquoi. Leurs sciences sont concentrées dans leur pays. Raison de cette particularité.

3o Barbarie du reste des hommes dans le même temps. Premiers voyages d'Hercule et des Phéniciens sur les côtes de la Méditerranée. Leur mélange avec les anciens habitants de la Grèce. Formation de la langue et de la nation grecques quelque temps avant la guerre de Troie.

6o Richesse de la langue grecque. Caractère de la poésie tiré de la nature de cette langue. Pourquoi elle n'a pas tout l'enthousiasme des Orientaux. Sa perfection sous Homère, environ trois siècles après la guerre de Troie.

7° Constitution particulière de la nation grecque. Son étendue : la petitesse des États dont elle était composée. Leur union, leurs divisions. Des métropoles et des colonies. Des jeux publics. Substitution du gouvernement républicain au monarchique facile dans les petits États, effectuée dans la plupart des villes de la Grèce. Langueur de cette nation dans le cours de ces révolutions, quelques siècles après Homère.

8o Révolutions dans la grande Asie. Le commerce des Phéniciens tombe par les progrès de la Grèce qui parvient à se passer d'eux, et par la fondation de Carthage, qui porte en Afrique les mœurs et les sciences de l'Orient. Conquêtes des Assyriens. État florissant de Babylone. Leur chute. Progrès successifs des Mèdes et des Perses. Différences de ces nations d'avec les nations chaldéennes et syriennes. Sciences des Perses. Du magisme. Les Perses engloutissent les États des Assyriens, des Égyptiens et des rois de l'Asie Mineure; ils s'approchent de la Grèce, soumettent les villes de l'lonie. Langueur des arts dans ces villes pendant ce temps. Ils passent en Europe. Leurs guerres avec les Grecs en attirent plusieurs à leur cour. Révoltes fréquentes des Egyptiens, soutenues par les Grecs. Commerce ouvert entre les nations. 9o Commencement de la philosophie en Grèce. Thalès et la secte ionique. Voyages des Grecs en Égypte. Législateurs des républiques. Lycurgue, Solon, Pisistrate, ses soins pour les progrès des lettres. Pythagore, défaut de sa phi

Lorsque M. Turgot entra dans la magistrature, il sentit que le temps lui manquerait pour exécuter, dans les grandes proportions qu'il avait conçues, son projet d'bistoire universelle. Il crut devoir le restreindre à celle des progrès successifs des sciences et des arts, et de leurs vicissitudes, dont la première idée se trouvait dans un de ses Discours en Sorbonne.

Sans renoncer à l'usage des matériaux qu'il avait rassemblés, il resserra son plan général.

Il avait vingt-cinq ans quand il le rédigea de nouveau dans la forme suivante. (Not de Dupont de Nemours.)

losophie. Commencement des mathématiques venues d'Égypte. Beaux jours de la Grèce. Émulation entre toutes les villes. Puissance d'Athènes, sa splendeur. Théâtre des Grecs. Progrès de tous les arts, poésie, peinture, architecture. Règne du goût et de l'éloquence, de Périclès, de Lysias, d'lsocrate, de Démosthènes. Guerre du Péloponèse. État de la philosophie, Hippocrate, Socrate, Platon, Aristote. Connaissances naturelles. Épicure, Eudoxe. Toute la Grèce se polit. Les arts fleurissent à Corinthe, à Syracuse, dans la partie méridionale de l'Italie; ils sont portés par les Phocéens jusque dans les Gaules. De Pythéas. Commencement de Rome.

10° Pendant que les Athéniens, les Spartiates et les Thébains s'arrachent successivement la supériorité du pouvoir dans la Grèce, la Macédoine s'élève. Philippe, le plus habile des Grecs, sachant diviser ses ennemis, et les vaincre les uns par les autres, forme le projet d'unir toute la Grèce sous sa domination, et d'attaquer avec toutes ses forces la puissance de la Perse. Il fait la conquête de la Grèce. Éclat de l'éloquence grecque dans la bouche de Démosthènes. Philippe favorise les arts. Il meurt. Alexandre hérite de sa puissance et de ses vues. Il protége les sciences, détruit l'empire des Perses, pousse ses conquêtes jusqu'aux Indes.

11o État du reste du monde pendant ces révolutions de l'Europe et de l'Asie occidentale. Des Chinois. De Confucius et de sa philosophie. De la suppression des livres sous Tsin-Chi-Hoang-Ti. Suites de cette suppression. Renaissance des lettres protégées, mais mal, trop mêlées avec la constitution de l'État, trop réduites à l'histoire et à la morale.

Antiquité de la philosophie chez les Indiens, remplie de fables et d'absurdités tirées de la mythologie des différents peuples qui ont dominé successivement dans cette partie du monde.

Le peu de progrès des autres peuples, Celtes, Germains, Scythes. Leurs connaissances utiles à considérer, parce qu'elles n'ont nulle influence sur les sciences qui se sont établies ensuite dans les mêmes pays.

12o Mort d'Alexandre. Division de son empire. Les Perses se relèvent dans les parties orientale et septentrionale de leur empire où ils conservent, sous les Arsacides et ensuite sous les Kosroës, leurs anciennes coutumes jusqu'à la conquête des Arabes. Les généraux d'Alexandre partagent le reste de ses dépouilles. La Mésopotamie, la Syrie et l'Égypte deviennent comme des parties de la Grèce. Les petites républiques de la Grèce se relèvent un peu en même temps que des royaumes se forment des débris de l'empire d'Alexandre. Mais toutes ces républiques sont incapables de résister à ces royaumes. L'Asie Mineure se divise en un grand nombre d'États sous divers généraux d'Alexandre. Les côtes du Pont-Euxin sont soumises à plusieurs rois demi-grecs et demi-barbares. Les successeurs d'Alexandre se disputent l'empire de la Grèce, et cela les empêche de s'unir contre les Romains. Chute de la grande éloquence en Grèce. Décadence d'Athènes et du théâtre. Fondation d'Antioche et d'Alexandrie. Splendeur de cette dernière ville. Affection des Ptolémées pour les lettres. Alexandrie devient le séjour des savants. Il s'y forme peu de grands hommes pour la poésie, parce qu'un gouvernement tyrannique peut réunir des savants en protégeant les lettres, mais ne laisse point assez d'essor au génie. Les Grecs commencent à cultiver ce que nous appelons l'érudition, et à tourner les yeux sur les auteurs qui les avaient précédés. Euclide, Proclus, Archimède, Ératosthène, Hipparque. État des autres parties de la philosophie. Les sciences de l'Orient demeurent

sans éclat devant celles des Grecs, mais ne sont point détruites. Encore un mot sur les Juifs.

13° Après la guerre de Carthage, les Romains se répandent dans la Grèce et s'en rendent maîtres. Ils s'instruisent de la philosophie des Grecs et de leur éloquence. La langue latine s'adoucit et s'enrichit. Les rhéteurs grecs, quine pouvaient point former d'hommes éloquents dans leur pays, en forment à Rome. Commencement de la langue latine. Plaute et Térence. Rome pousse ses conquêtes dans tout l'univers, et porte sa langue dans tout l'Occident. État des sciences et des arts en Grèce sous la république romaine. Éclat de l'éloquence à Rome; la langue achève de se polir et de se fixer. Cicéron, Hortensius, César. Les Romains peu philosophes.

14° Guerres civiles de Rome. Guerres civiles utiles aux talents et aux lettres par le mouvement qu'elles donnent aux esprits, surtout dans les républiques. De César, aussi habile que Philippe et plus généreux ; aussi caractérisé qu'Alexandre, par les traits qui montrent une âme noble, mais plus égale. D'Antoine, d'Auguste, de Mécène, de Virgile, d'Horace. Tyrannie d'Auguste. Modérée par sa politique. Faute qu'il fit de borner l'empire au Rhin et à l'Euphrate. Un empire n'est stable que lorsqu'il est sans ennemis.

15° Tibère, Caligula, Claude, Néron. Progrès de la servitude, et décadence des lettres. Abattement des Romains. Caractères de la tyrannie de ces princes. État des provinces de Rome, de la Grèce. Écoles dans les Gaules. De Sénèque, de Lucain, de Pétrone. Fausses idées sur cette décadence. Fausses applications qu'on en fait. Alexandrie se soutient. Mélange des sciences des Grecs avec celles de l'Orient. Naissance du christianisme. Guerres civiles après Néron. Vespasien, Titus, Domitien. - Juvénal, les Pline, Tacite. Ruine et dispersion des Juifs. Le christianisme s'étend. Des valentiniens, des gnostiques. Naissance du pythagorisme moderne. État des arts en Grèce et à Rome dans ces temps de la décadence du goût. La peinture et la sculpture restent dans la main des Grecs.

16" Trajan, les Antonins, bons empereurs qui usèrent bien du despotisme, et qui avaient assez de vertu pour y renoncer, mais non pas assez de lumières pour donner à leur pays une autre constitution; l'État est plus tranquille. Pourquoi le goût ne revient point à Rome. Fanatisme des Romains pour la nation et la philosophie grecques. État de la philosophie grecque de ce temps. Esprit de secte des Grecs. Lucien, Plutarque, Pausanias, Jamblique, Plotin, Porphyre, Ptolémée. Alexandrie devient l'école la plus fameuse du christianisme. L'Afrique devient romaine. Caractère des Africains. Génie de Tertullien et de saint Cyprien. Inutilité de la protection des empereurs pour l'éloquence. Charlatanerie des savants grecs. Sévère. Les empereurs se succèdent au gré des soldats. Invasion des barbares. Quelques poëtes sous Probus. Pourquoi en petit nombre et pourquoi médiocres? Parce que les génies n'étaient pas préparés. Ce n'est pas toujours le plus grand génie qui est le meilleur écrivain de son siècle. Dioclétien, etc.

17o Constantin. L'empire devient chrétien. Constantinople devient l'émule de Rome. Études à Milan et à Carthage. Rome tombe. Effet de la religion chrétienne sur les lettres et sur la philosophie des païens. Disputes frivoles des chrétiens. Eloquence des Pères de l'Église. Pourquoi médiocre. Tyrannie de Constance. Caractère de Julien. Son esprit, son pédantisme. Sorte de monarchisme de ses philosophes. De Libanius. De Proeresius. Roi de l'éloquence. Valentinien, Théodose. Claudien, saint Jérôme, saint Augustin. Platonisme des

Pères. Métaphysique ancienne rectifiée. Chute de Rome. Décadence de tous les arts. Commencement des disputes de religion chez les Grecs. Commencement des moines.

18° Conquêtes des peuples du Nord. Leurs usages. L'ignorance et le mauvais goût s'établissent avec eux. Les Romains, déjà ruinés par leurs ravages, vivent sous leur empire. La religion adoucit ces tigres. Forme du gouvernement de ces peuples. Ils abandonnent les villes et demeurent dans les campagnes. Le goût est détruit, les moines conservent quelques livres et les principes des sciences, mais elles demeurent fort bornées, parce qu'elles l'étaient chez les anciens. Les arts se conservent. Raisons de ces différences. Décadence du latin. Son mélange avec les langues barbares. Effet de ce mélange. La chute de l'idolâtrie avait déjà diminué le goût des arts. De l'architecture gothique. Décadence du goût chez les Grecs. Conversion de Rome, de l'Italie, de la Gaule, de l'Angleterre. État des choses en Orient, en Occident, pendant la première race des rois de France jusqu'aux conquêtes des Sarrasins.

19° Charlemagne'.

PENSÉES ET FRAGMENTS

QUI AVAIENT ÉTÉ JETÉS SUR LE PAPIER POUR ÊTRE EMPLOYÉS DANS UN DES TROIS OUVRAGES SUR L'HISTOIRE UNIVERSELLE, OU SUR LES PROGRÈS ET LA DÉCADENCE DES SCIENCES ET DES ARTS.

Lorsque la physique était ignorée, les hommes ont attribué la plupart des phénomènes dont ils ne pouvaient pénétrer la cause à l'action de quelques êtres intelligents et puissants, de quelques dieux dont ils ont supposé la volonté déterminée par des passions semblables aux nôtres. Cette idée a beaucoup retardé le progrès des sciences. Quand un homme regarde une eau profonde, fût-elle claire, il lui est impossible d'en découvrir le fond, s'il n'y voit que sa propre image.

-Ce fut un des inconvénients de l'esclavage des anciens d'avoir rendul'industrie stationnaire, d'avoir diminué le commerce, ou de l'avoir empêché de s'étendre. Les familles s'isolèrent en faisant fabriquer dans leur intérieur, par leurs esclaves, les meubles, les étoffes même à leur usage. Plusieurs arts ne furent point exercés : les esclaves n'avaient pas d'intérêt à devenir inventifs. Ceux qui furent exercés l'étaient mal : les esclaves n'avaient aucun motif de perfectionner leur travail. Point d'émulation: une simple routine, celle qui s'était introduite dans la famille, était l'unique règle de ce travail domestique. Le travail lui-même fut regardé comme un attribut et un signe de l'esclavage. le peuple, qui se multiplait toujours par les affranchissements, était inoccupé et s'en faisait gloire. De là ces populaces immenses de Rome et d'Alexandrie. Le mal fut augmenté par les distributions de blé : le peuple ne connut d'autre emploi de sa vie que les spectacles; et les révolutions en furent un pour lui, d'autant plus agréable, qu'elles amenaient des distributions nouvelles.

1 Le reste de ce travail n'a pas été retrouvé; mais on a quelques pensées détachées qui paraissent avoir appartenu à l'un des trois projets qui précèdent. (Note de Dupont de Nemours.) — Voyez Pensées et Fragments.

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