Page images
PDF
EPUB

qu'il a donné n'ayant été imité nulle part dans le royaume, il peut n'être pas inutile d'insister sur des vérités qui, toutes communes qu'elles soient dans la théorie, n'ont pas encore assez influé sur la pratique de l'administration. Je crois donc devoir vous présenter mes réflexions; mais je ne les ai placées qu'à la fin de cette lettre pour ménager vos moments, et afin que si, comme j'ai lieu de l'espérer, elle vous trouve convaincu d'avance, vous puissiez vous épargner l'ennui de les lire.

La première objection qui se présente contre le transport par corvée des équipages des troupes, est l'extrême inégalité dans la répartition d'une charge très-forte. Elle tombe tout entière sur un petit nombre de paroisses que le malheur de leur situation y expose, et dont une partie est encore de plus chargée de l'embarras et de la dépense du logement; tout le reste de la province en est absolument exempt. Vraisemblablement cette charge ne s'est présentée dans l'origine que comme une simple fourniture peu onéreuse, et dont les particuliers seraient dédommagés par le payement qu'ils reçoivent. Chaque cheval est payé à raison de vingt sous, suivant l'ordonnance; et quant à ceux qui sont fournis gratis aux invalides et soldats hors d'état de marcher, l'étape dédommage de ce payement; mais dans la réalité, ce prix n'a aucune proportion avec la charge imposée aux propriétaires des voitures.

Les journées doivent être de cinq à huit lieues, et il y en a de dix à quinze. Il faut compter trois jours pour aller au rendez-vous, pour faire le transport ordonné, et pour revenir. Il faut que les chevaux soient accompagnés d'un conducteur pour les ramener ; tous ces frais sont fort au-dessus du payement qu'on donne, et ce qui le prouve sans réplique, c'est que dans les provinces où l'on a essayé de faire faire ces transports par entreprise et à prix d'argent, les entrepreneurs ont exigé depuis trois livres dix sous jusqu'à quatre et même cinq livres au delà de ce que règle l'ordonnance. Le payement accordé aux propriétaires des chevaux n'est donc que le cinquième ou tout au plus le quart de la charge qu'ils supportent. Le surplus est une véritable imposition.

La charge augmente infiniment par le défaut de liberté dans la fourniture. Un entrepreneur a fait son calcul et ses arrangements avant de conclure son traité. Ses chevaux et ses voitures n'ont pas d'autre destination, et le salaire qu'on lui paye est un gain pour lui.

Mais un malheureux paysan, à qui on vient demander son cheval au moment où il en a besoin pour ses labours ou sa récolte, serait encore bien loin d'être dédommagé par le gain dont l'entrepreneur se contenterait. Or, le service des transports des troupes se fait en tous temps; les saisons les plus précieuses pour le travail de la campagne ne sont pas exceptées.

C'est surtout dans les pays où l'on se sert de bœufs au lieu de chevaux pour les labours et les voitures que ces inconvénients se font sentir. Ces animaux sont bien plus faibles et surtout plus lents que les chevaux, et beaucoup plus sujets aux accidents inséparables d'une longue route. Ils ont quelquefois quinze lieues à faire, sans compter l'aller et le retour du lieu du départ, chez eux, qui vont souvent à trois ou quatre lieues. Pour peu que le temps soit mauvais, et que les bœufs soient surchargés ou maltraités, il est trèscommun qu'on soit obligé de les laisser une ou deux semaines sur la litière qu'un seul soit dans ce cas, l'attelage devient inutile. Il n'est pas rare d'en voir périr dans ces courses extraordinaires. Aussi, un très-grand nombre de propriétaires préféreraient de donner 15 à 20 fr. plutôt que d'être obligés de fournir une voiture à quatre bœufs. Il résulte de là que chacun cherche à se soustraire à cette corvée; de là aussi les contraventions multipliées, le ralentissement, et quelquefois l'interruption du service, par la désobéissance des particuliers commandés. Les plus voisins du lieu du départ en sont punis avant ceux qui ont désobéi; on est obligé de commander au hasard ceux qui se trouvent sous la main, et les of ficiers envoient ordinairement des soldats avec les syndics pour contraindre les bouviers à marcher, source intarissable de désordres et de vexations. On condamne les délinquants à l'amende; nouvelle charge qui, quoique encourue volontairement, n'est pas moins ruineuse pour les cultivateurs. Ces amendes n'arrêtent point les contraventions, parce que, quoiqu'elles soient assez fortes, on aime autant en courir le risque que de s'exposer à ceux qui sont inséparables de la course des bœufs. Si les amendes étaient plus fortes, il ne serait pas possible de les faire payer.

A l'énormité du fardeau se joint un autre inconvénient, qui l'augmente encore : c'est l'impossibilité absolue de mettre quelque ordre dans les commandements. Quand il n'y aurait pas d'autre obstacle que l'incapacité des syndics de paroisses, il serait plus que suffisant.

Il faudrait tenir des états exacts des voitures et des bestiaux de chaque espèce qui sont dans chaque paroisse, afin de faire marcher chacun à tour de rôle. Il faudrait former un état pour les bêtes de trait, un pour les bêtes de selle; y conformer les différents commandements par ordre de numéros; reprendre ceux qui ont passé leur tour pour des excuses valables; passer par-dessus ceux qui l'ont devancé pour suppléer aux délinquants, ou dans des occasions imprévues. Un homme très-intelligent aurait besoin de toute son attention pour suivre ces détails avec l'exactitude convenable, et l'on n'a, pour les exécuter, que des paysans parmi lesquels il est rare d'en trouver qui sachent lire.

Il ne suffirait même pas d'avoir fait ces états et de les vérifier tous les ans; c'est encore une des suites de la culture à bœufs, que le nombre des bestiaux varie sans cesse dans chaque paroisse, parce qu'ils sont l'objet d'un commerce continuel. On les achète maigres, on les fait travailler quelque temps, après quoi on les engraisse et on les vend gras pour en racheter d'autres, ce qu'on ne fait souvent qu'à l'instant précis où l'on en a besoin pour le travail, en sorte qu'il y a tel moment où un domaine du labourage de deux bœufs n'en a point du tout. Les bœufs à l'engrais donnent encore lieu à un très-grand embarras. Il est certain qu'ils sont hors d'état de soutenir aucune fatigue, et que si on les commande on court risque de les faire périr. D'un autre côté, si on ne les commande pas, chacun prétendra que les bœufs qu'on lui demande sont à l'engrais, et chaque commandement deviendra un procès à juger entre les propriétaires et le syndic. Tout cela s'arrange, je le sais bien; mais tout cela s'arrange au hasard, et sans égard pour la justice : les principaux bourgeois sont ménagés, les faibles sont écrasés; ils se plaignent inutilement, parce qu'il est impossible de juger si leurs plaintes sont bien ou mal fondées, et ils se lassent à la fin de se plaindre.

On doit compter encore pour beaucoup la difficulté de contenir les troupes dans les bornes et la modération prescrites par les ordon

nances.

Le nombre des voitures qui doivent être fournies à raison de la force de chaque troupe est fixé; le poids dont on peut les charger est spécifié; mais les officiers exigent presque toujours plus qu'il ne leur est dû, et il est d'autant plus rare que les consuls des lieux de

passage aient la fermeté de leur résister, qu'ils n'y mettent pas pour l'ordinaire un grand intérêt. Il est défendu d'exiger aucuns chevaux de trait pour leurs chaises, et j'ai vu plus d'un exemple d'officiers qui, ayant demandé des chevaux de selle, ont, à force de menaces et de coups, obligé les conducteurs de les atteler à des chaises, au risque d'estropier des chevaux faibles et qui n'avaient jamais tiré. Souvent des soldats à qui il est accordé, suivant leur route, un cheval gratis, se font payer par le propriétaire du cheval pour le dispenser d'exécuter le commandement. Ils font la route à pied et se font donner, en arrivant, l'étape du cheval et du conducteur. Il est encore très-fréquent que, pendant la route, les soldats se jettent sur les voitures déjà très-chargées; d'autres fois, impatientés de la lenteur des bœufs, ils les piquent avec leurs épées; et, si le paysan veut faire quelque représentation, vous imaginez bien que la dispute tourne toujours à son désavantage, et qu'il revient accablé de coups. Lorsque ces mauvais traitements peuvent être constatés, on en dresse des procès-verbaux, on les envoie au ministre de la guerre, qui condamne l'officier conducteur à des dédommagements; mais vous sentez, monsieur, combien il doit être difficile de vérifier les faits avec assez de précision pour pouvoir demander cette satisfaction: aussi peut-on bien assurer que la plus grande partie des vexations de ce genre demeurent impunies. Le moyen que j'ai eu l'honneur de vous proposer rend tous ces abus impossibles, parce qu'un entrepreneur connu, et instruit avec précision de ce qu'on a droit d'exiger de lui, n'est pas, comme un paysan, livré sans défense à la vexation; il sait à qui il doit porter ses plaintes, et on peut toujours lui rendre justice.

Voilà, monsieur, bien des détails pour démontrer une chose dont l'évidence est sensible pour peu qu'on y fasse attention; mais il semble que le gouvernement ait ignoré pendant longtemps combien il est important de ne pas immoler la liberté des sujets du roi aux caprices et aux vexations de quelques particuliers, puisqu'il n'est aucune partie de l'administration où l'on ne soit pas tombé dans cette faute, par l'esprit d'économie le plus mal entendu qui fut jamais. J'aurai plus d'une occasion de vous mettre sous les yeux des abus de ce genre. En attendant, les observations que je viens d'avoir l'honneur de vous proposer peuvent servir, par leur trivialité même, à prouver combien il est avantageux au gouvernement

de tout payer en argent, parce que de cette manière seule il sait exactement ce qu'il lui en coûte, et que par là même il lui en coûte toujours infiniment moins. La dépense en argent est toujours prise sur les revenus; la dépense en nature diminue souvent la source des richesses. La dépense en argent se répartit sur tous les sujets du roi à proportion de leur fortune; la dépense en nature frappe au hasard quelques particuliers et attaque la liberté, la plus précieuse certainement de toutes les propriétés. J'ai l'honneur d'être, etc.

SECONDE LETTRE. Sur l'abolition de la corvée pour les transports militaires. (Limoges, le 10 janvier 1769.)

Monsieur, il y a déjà quelques années que j'ai pris le parti de faire exécuter à prix d'argent, dans cette généralité, la fourniture des voitures et chevaux pour le transport des équipages des troupes, à l'exemple de ce qui se pratiquait depuis plusieurs années en Languedoc et en Franche-Comté. M. l'intendant de Montauban a fait un semblable arrangement à peu près dans le même temps, et M. Fargès en a fait autant à Bordeaux dans le courant de l'année dernière.

Ce n'est pas ici le lieu de m'étendre sur l'avantage de cet établissement, que j'ai tâché de développer assez au long dans une lettre que j'ai écrite à M. de Laverdy le 19 avril 17651. Il paraît qu'on en est assez convaincu, et dès lors M. d'Ormesson était porté à proposer un arrangement général de la même nature pour tout le

royaume.

Le marché que j'ai passé avec un entrepreneur pour cette fourniture, et qui devait durer trois ans, expire au 1er février prochain. Je me disposais à le renouveler lorsque j'ai appris, par une lettre que les entrepreneurs généraux des étapes ont écrite à leur directeur dans cette province, que vous pensiez en effet à supprimer dans tout le royaume la corvée des transports d'équipages de troupes, et que la compagnie des entrepreneurs des étapes, dont le marché doit être renouvelé cette année, se proposait de réunir les deux entreprises. Les entrepreneurs chargent même leur directeur de sonder le sieur Michel, entrepreneur de la fourniture des voi

1

Cette lettre est la précédente, mais M. de Laverdy avait été remplacé, en octobre 1768, par M. Magnon d'Invau, qui eut, à la fin de 1769, l'abbé Terray pour successeur. (E. D.)

« PreviousContinue »