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imaginaire n'existait que dans l'opinion, se flatte d'exister toujours, quoique cette opinion soit détruite. Elle a tâché de ressusciter l'esprit altier de la féodalité dans des temps où la féodalité n'était plus, et de porter les idées chevaleresques du douzième siècle au milieu des lumières du dixhuitième. Ainsi les corps ne s'aperçoivent pas, en vieillissant, que leurs maximes vieillissent avec eux, et que lorsque tout est changé autour d'eux, il faut qu'ils changent eux-mêmes ou qu'ils périssent. Comment de tels édifices pourraient-ils subsister, quand les étais de l'opinion publique ne les soutiennent plus ?

Le clergé cherche encore, dans une religion qu'on appelle de paix, des prétextes et des moyens de discorde et de guerre; il brouille les familles, dans l'espoir de diviser l'état : tant il est difficile à ce genre d'hommes de savoir se passer de richesses et de pouvoir? Mais les lumières, en se communiquant bientôt aux dernières classes des citoyens, les affranchiront de la plus dangereuse de toutes les servitudes, l'esclavage de la pensée. Alors, ou les prêtres seront citoyens, ou l'on ne voudra plus de prêtres.

Tous ces pouvoirs abusifs, dont la barbarie des premiers temps et le despotisme des derniers avaient accru le nombre, ont disparu du milieu de nous. Ils s'appuyaient du despotisme du trône même, qui les avait créés comme des instrumens utiles à son autorité. Aussi ont-ils affecté, pendant deux ans, un attachement hypocrite à l'autorité royale, dont ils se disaient les défenseurs; et les amis des priviléges se sont dits les amis du roi. Mais l'hypocrisie n'a des succès que lorsqu'elle parle à la crédulité. Dès que Louis XVI a consenti lui-même à ce que l'autorité royale fût restreinte, il ne leur est plus resté de prétexte, et l'on ne les a plus vu que s'agiter franchement pour reconquérir leurs propres priviléges. Ils seront forcés néanmoins à ne plus vivre que de ressouvenirs; car, malgré les mouvemens particuliers qu'ils pourront exciter encore, la masse de la France est assise, la constitution est faite, et le moment est venu où l'on peut écrire l'histoire de la révolution.

La nation française a été soumise, pendant plusieurs siècles, à des lois arbitraires qui pesaient à-la-fois sur la vie et sur la fortune des citoyens. Le peuple, qui est tout dans les pays libres, et qui n'est rien dans les empires despotiques, était asservi à un si grand nombre de tyrannies particulières, que sa plus pure substance se dissipait en impôts, levés par la violence, ou par l'adresse, ou par la superstition, ou par les priviléges. Le roi de France lui seul levait des impôts plus considérables que plusieurs grands princes de l'Europe réu

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nis. Le clergé recueillait sans frais le cinquième du produit net des revenus territoriaux du royaume; il possédait d'ailleurs des biens immenses, et ne fournissait que des dons gratuits qu'il s'imposait à sa volonté. Les droits avilissans de la féodalité donnaient à la noblesse un genre de revenu qui était un véritable impôt sur les campagnes et une source de vexations; et, quoique possédant des propriétés immenses elle se croyait dispensée de contribuer aux dépenses publiques, dont le poids retombait tout entier sur le peuple. Une foule de privilégiés et d'ennoblis avaient obtenu du pouvoir despotique ou en avaient acheté le droit de ne pas concourir aux dépenses de l'état. La vénalité des charges avait rendu nécessaire la vénalité de la justice; et chaque différend entre deux hommes était encore un impôt; contribution désastreuse, parce qu'elle ne décimait pas le bien des plaideurs, mais que souvent elle l'emportait tout entier.

Cependant la facilité apparente avec laquelle le peuple semblait payer des impôts aussi considérables, encourageait à en inventer de nouveaux. Les dépenses de la cour étaient arbitraires, et la substance des peuples se dissipait depuis long-temps en de fastueuses frivolités. Le trône était assiégé d'une multitude d'hommes avides et de femmes intéressées, auxquels on prodiguait, sous divers prétextes, les trésors de l'état. Des guerres ruineuses, entreprises avec légèreté, et souvent pour l'avantage seul de quelques individus, avaient accru, pendant deux règnes, la calamité publique. Des empruns désastreux avaient successivement formé une dette immense; et la nation, effrayée de la situation des finances, n'avait devant les yeux que la perspective décourageante de la banqueroute.

La tyrannie sur les fortunes ne va jamais sans la tyrannie sur les personnes; et, pour s'emparer des biens des peuples, il faut commencer par les asservir. Depuis que les rois de l'Europe, à l'exemple de ceux d'Asie, ont eu des troupes à leurs ordres, ils ont été les maîtres des biens et de la vie des hommes, qui sont devenus leurs sujets. Cette institution, imaginée par les rois pour affaiblir la puissance excessive des seigneurs, et pour se passer de leurs services qu'ils faisaient payer trop chèrement, marqua l'époque du despotisme en Europe. Les guerres, dont les rois ont toujours paru ne pouvoir se passer, et qu'on a toujours prises cependant pour la folie des peuples, fournissaient le prétexte de lever des soldats, et les levées de soldats fournissaient des prétextes et des moyens à de nouvelles guerres. Nul despote n'a marché qu'avec des satellites; et par-tout où vous verrez une armée soudoyée par le maître, dites que

là il y a un tyran, ou un homme qui va le devenir, ce qui est la même chose pour la liberté. Nos rois, qui ne faisaient jadis exécuter les lois que du consentement des peuples, ne les consultèrent plus; leur volonté fut la loi suprême. Alors la monarchie fut dénaturée; elle fut chez nous ce que les Grecs appelaient tyrannie, le gouvernement arbitraire d'un seul. L'étendue de la monarchie ne permettant pas au prince de voir tout par lui-même, les rois de France furent obligés de consulter les ministres; et ceux-ci finirent par tout gouverner. Un despote peut quelquefois songer à rendre ses peuples heureux et son empire florissant, parce qu'ils sont le patrimoine de sa famille; les ministres ne peuvent manquer de s'occuper principalement de leur intérêt et de leur pouvoir. Le visirat est en France une des époques du despotisme, et les peuples y ont été plus ou moins esclaves, selon que les ministres ont été plus ou moins absolus. C'est d'eux que sont venus les commissions extraordinaires nommées pour satisfaire leurs vengeances personnelles, et les lettres de cachet, et les enlèvemens arbitraires des citoyens, et ces créations bursales, ces ventes de charges et d'offices, qui, en grossissant le trésor du roi, servaient à accroître le leur ou à payer leurs créa

tures.

Tous les peuples soumis à la volonté d'un seul homme ont plus ou moins souffert de son despotisme, mais nulle nation n'a été plus dédaigneusement opprimée par ses maîtres que la nation française. Depuis le cardinal de Richelieu, jusqu'aux premiers jours des états-généraux de 1789, les sujets du roi, c'est ainsi qu'on les appelait, ont été constamment soumis à un régime oppressif, d'autant plus humiliant, que ce peuple était doué de ce don de la nature que l'on appelle esprit, et que dans ces derniers temps il avait des lumières. Les conseils des rois se jouaient des jugemens du peuple et de ses satyres; et quand enfin, les lumières croissant toujours, il s'est formé une opinion publique imposante, qui n'était, après tout, que l'expression de la volonté générale, les ministres ont persévéré dans leurs formes impératives et leur dédain insultant. Cet oubli des convenances les a perdus. On ne saurait trop redire que les pouvoirs usurpés ne tombent que parce qu'ils n'ont pas vu qu'ils devaient finir.

Pourquoi ne reprocherions nous pas au pouvoir arbitraire cette multitude de vexations dont les peuples ont été accablés, et ces guerres presque toujours injustes, et ces impôts progressifs, iniquités féroces que nos neveux béniront un jour, parce qu'ils leur devront la liberté? Au règne barbare de l'impérieuse Médicis, de cette étrangère coupable qui fit cou

ler à torrens le sang des Français, succéda le règne de Richelieu, c'est-à-dire du despotisme en personne. Ses maximes nous ont toujours gouvernés depuis. Opprimés avec dureté par Richelieu, les Français le furent avec astuce par Mazarin; il corrompit ceux que cet autre prêtre son prédécesseur n'avait fait qu'épouvanter et avilir. Elles avaient passé, ces ames fières et indépendantes, qui, au sein des guerres civiles, avaient déployé un genre de grandeur que le brave Henri n'eut pas le temps de retourner contre les ennemis de la France. Tous rampaient sous un maître; car Richelieu leur avait appris à flatter.

C'est sur ces hommes, fiers avec bassesse et corrompus avec orgueil, que Louis XIV allait régner. On a tout dit sur Louis XIV et la postérité s'est vengée peut-être avec excès des mensonges adulateurs de ses sujets. Mais si ce roi protégea les arts qui lui donnaient de la gloire, s'il vit éclore les fruits que Richelieu avait semés, s'il étonna par un air de grandeur qui fait le caractère de son règne, par combien de calamités ces biens factices n'ont-ils pas été compensés! Son goût pour les conquêtes faciles, lui fit prodiguer l'or et le sang de ses sujets; son faste arrogant lui attira l'inimitié de toute l'Europe; son despotisme sur la pensée ensanglanta ses états et les dépeupla. Louis XI n'avait ouvert qu'un cachot, et il couchait sur la voûte sous laquelle gémissaient ses victimes. Louis XIV en ouvrit mille, et, sourd aux cris de ses sujets malheureux, il se livrait à toutes les voluptés d'une cour galante et fastueuse. C'est lui qui a préparé la chute de la noblesse, en la tirant de ses châteaux pour l'amuser et l'avilir avec des cordons, des rubans et des tabourets : et quand une fois ce titre de gloire a été vénal, et qu'on est devenu illustre avec de l'argent, l'opinion a été formée, et la noblesse de France a été jugée dans toute l'Europe comme elle l'a été parmi nous.

Les fruits du règne de Louis XIV ont été, d'un côté, la conquête de quelques provinces, la perfection des beauxarts, un théâtre supérieur à celui d'Athènes, un goût et une urbanité qui ont servi de modèle à toutes les cours, et sur-tout la réunion de toutes les parties, auparavant incohérentes, du gouvernement et de l'empire: d'un autre côté, la perte de cinq ou six cents mille hommes tués en différentes guerres, celle de cinq ou six cents mille fugitifs, qui portèrent dans toute l'Europe la haine de son nom et les arts qu'il avait favorisés, une dette immense, des calamités désastreuses sur la fin de son règne, et une misère telle qu'aucun peuple moderne n'en a éprouvé de pareilles. Le despotisme qu'il avait consolidé fut l'héritage qu'il nous

laissa. Depuis le ministre jusqu'au dernier agent de l'autorité, ce n'était qu'une chaîne d'oppression. Tous consentaient à ramper devant leurs maîtres pour avoir droit de mépriser leurs inférieurs; et cet esprit servile nous avait été fidèlement transmis de règne en règne. Ses armées formidables pendant quelques temps aux étrangers ne le furent plus qu'à ses sujets. Dix mille esclaves dorés et titrés faisaient sa garde et cet appareil de puissance, si propre à éblouir le vulgaire, n'annonçait que l'énorme distance où il se mettait de son peuple. Ces vertus des despotes, la hauteur et la vanité, qui faisaient de Louis XIV une superbe idole, ne sont plus regardées que comme des vices et des injustices, sous le règne de la liberté et de l'égalité. Le court intervalle de la régence ne fut marqué que par un délire, dans lequel des Français seuls pouvaient tomber: le caractère du gouvernement ne changea point. Louis XV trouva la machine despotique toute montée, et il la laissa aller. Sous lui la cour fut tout, et le royaume ne fut rien. La vénalité des charges et de la noblesse fut accrue jusqu'au ridicule. Les querelles religieuses, les plus absurdes de toutes, parce que personne n'y entend rien, déshonorèrent trente ans de ce règne faible et nul. L’honneur des armes françaises se soutint quelque temps avec gloire; mais ensuite les guerres furent entreprises sans raison, continuées sans conduite, et terminées sans honneur. La nation française devint le jouet et le mépris de toutes les autres. Tandis que les impôts et les emprunts, qui sont aussi des impôts, desséchaient les sources de l'agriculture, le commerce était soumis à mille entraves; la cour l'environnait de mépris. L'industrie repoussée allait chercher dans d'autres climats des encouragemens et des récompenses. Le gouvernement ne songeait qu'à se maintenir, les ministres qu'à intriguer, la cour qu'à piller pour dépenser, les grands qu'à obtenir des places et des dons: la gloire et la force de l'état n'entraient pour rien dans toutes ces combinaisons faciles et méprisables de l'intérêt particulier.

Ainsi s'avançait vers la décadence l'un des plus grands royaumes de l'Europe. Le caractère national était effacé; et le Français n'était si propre à prendre les formes des autres nations que parce qu'il n'en avait point lui-même de déterminées. La langueur du gouvernement se communiquait à tous les états de la société, comme la cour leur communiquait toutes ses modes. La servitude morale, cette espèce de nullité des ames dénuées d'indépendance et de liberté, chaînait toutes les pensées à une pensée, toutes les volontés à une volonté. L'opinion avait aussi son despotisme, et son

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