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de la cour; car c'était là ce qu'attendaient sur-tout les députés des communes. On ne doit pas oublier que chaque ordre était arrivé avec ses prétentions, et que la lutte avait commencé, même avant leur réunion à Versailles. Trop occupés chacun des intérêts dont ils étaient chargés, ils n'examinaient pas si le discours du ministre était purement son ouvrage; si, gêné par une place dans laquelle néanmoins personne n'aurait voulu voir un autre que lui, il devait et pouvait substituer ses opinions particulières à celles du conseil; si déja la cour ne l'accusait pas de vouloir diminuer l'autorité royale; s'il appartenait à personne de décider les grandes questions qui déjà divisaient tous les esprits; et si en prononçant même selon les vœux des communes, le ministre ne pouvait pas craindre que les deux premiers ordres ne fissent à l'instant une scission aux suites de laquelle la France n'était pas encore préparée.

Les deux premiers ordres, qui şavaient à quoi s'en tenir sur les dispositions de la cour, ne témoignèrent pas de mécontentement du discours de M. Necker, quelle que fût leur haîne pour lui; mais les députés des communes le reçurent avec la plus grande froideur. Assis sur leurs bancs reculés et dans un silence conforme à la sévérité de leur costume, ils attendaient à chaque moment des paroles qui répondissent aux idées éle¬ vées dont ils étaient remplis, et qu'ils ont depuis exécutées. Egalité et liberté ces deux mots étaient déjà le ralliement des Français. Le peuple et ses représentans avaient été conduits par les événemens à désirer une réforme générale, que le conseil ne leur promettait pas, et que les fautes de la cour et des deux premiers ordres accélérèrent.

Dès ce moment commença la lutte. Le soir même les députés des communes, rassemblés par provinces, convinrent qu'ils se réuniraient dans la salle des états-généraux, qu'ils la regarderaient comme la salle nationale, et qu'ils y attendraient les autres ordres pour délibérer en commun : ils ne s'écartèrent plus de cette conduite. En effet à quoi aurait servi au tiers-état d'obtenir la moitié des suffrages aux états-généraux, si, par la séparation en trois chambres, il n'en avait réellement que le tiers? Le lendemain les deux premiers ordres se rassemblèrent chacun dans des chambres séparées, et ceux des communes se rendirent à la salle nationale. Ils y attendirent inutilement ceux du clergé et de la noblesse ; et ne se regardant que comme des députés présumés, dont les pouvoirs n'étaient pas encore vérifiés, ils ne s'occupèrent que de l'ordre de leur assemblée, sans se permettre aucune délibération, Dans les deux autres chambres on commença à s'occuper de la vérification des pouvoirs, chacun dans son ordre. C'était annoncer tacitement que l'on ne se réunirait point avec les députés du tiers- état.

Ainsi la dispute à laquelle on s'était préparé sur le vote par ordre ou par tête, s'engagea d'abord sur la vérification des pouvoirs en commun. Les députés du peuple disaient que, lors même que les ordres devraient délibérer séparément, ce que les communes ne pensaient pas, les pouvoirs devraient être vérifiés en commun; et que chaque ordre devant délibérer sur les propositions générales, il convenait à chacun de savoir si les députés des autres étaient légalement nommés. Le roi aurait pu exiger, dès les commencemens, que les députés vérifiassent leurs pouvoirs en sa présence : cette dispute n'aurait pas eu lieu. On l'a reproché à la cour comme une faute; mais la querelle aurait commencé sur la question de la séparation des chambres, et elle se serait terminée de même par la victoire du tiers-état, qui ne pouvait jamais entendre à n'avoir qu'un tiers des suffrages. Cependant ceux des communes invitèrent plusieurs fois les autres ordres à se réunir dans la salle nationale pour y procéder ensemble à la vérification commune. La noblesse, sans s'embarasser de leurs observations, et se livrant à la hauteur de son caractère, continua de vérifier ses pouvoirs dans sa chambre. Mais ceux du clergé suspendirent cette opération; et quoique la noblesse signifiât, le 13 mai, aux députés des communes qu'elle se déclarait légalement constituée, ceux-ci n'en tinrent aucun compte, et ne s'écartèrent pas de leur système d'inertie. Cependant le clergé, divisé dans ses opinions, et couvrant ses prétentions de l'amour de la paix, qui devrait en effet être son caractère, proposa aux autres ordres de nommer des commissaires conciliateurs qui pussent rapprocher les esprits. La noblesse y ayant consenti, les communes y accédèrent à leur tour. Elles crurent que la modération convenait à leur bon droit, et que, prolongeant ainsi, par la faute des deux autres ordres, une inaction qui nuisait au bien général, elles seraient fortifiées bientôt de toute la puissance de l'opinion publique. Elles ne se trompèrent pas. Les conférences, qui eurent lieu chez le garde-des-sceaux, en présence des ministres du roi, ne servirent qu'à prouver que les deux ordres privilégiés prétendaient faire toujours des castes séparées du peuple. Le roi fit proposer secrètement aux trois ordres un plan de conciliation, qui, dans le fond, ne convenait à personne : mais la noblesse, en feignant d'y accéder, se référa à tous ses arrêtés et conserva toutes ses prétentions. Elle mit ainsi les mauvais procédés de son côté ; et les communes n'eurent autre chose à faire qu'à rejeter sur la noblesse tous les inconvéniens du refus.

Cependant les séances des communes et les conférences de leurs commissaires occupaient toute la France. On commençait à s'impatienter de ces longueurs. Les communes présentèrent un mémoire au roi pour lui exposer les motifs qui les

obligeaient à se mettre en activité; elles envoyèrent une dernière députation aux deux autres ordres pour les inviter à se réunir dans la salle nationale, afin d'y vérifier les pouvoirs en commun, leur annonçant que l'appel des bailliages se ferait le jour même. Les communes y procédèrent en effet; et il est digne de remarque que trois curés du Poitou, persuadés que les pouvoirs devaient être vérifiés en commun, vinrent apporter les leurs. Tous ceux des députés des communes furent vérifiés; et le moment arriva où elles devaient se constituer en assemblée active.

La coalition des deux premiers ordres avec la cour était connue. On avait annoncé que les communes, se regardant avec raison comme la très-grande majorité de la nation, se constitueraient en assemblée nationale; et les ministres regardaient cette démarche comme une folie que le roi ne devrait pas souffrir. Les plus hardis des communes, en pensant que les représentans du peuple étaient vraiment les représentans de la nation, mais sachant aussi quels assauts ils auraient à supporter, cherchaient un mot qui conservât l'idée sans effaroucher la cour. Ils ignoraient si la nation était assez avancée pour les soutenir de toute la puissance de sa volonté; ils craignaient pour elle-même des suites que pourrait avoir une démarche qui allait exciter de la part de l'autorité les mesures les plus violentes. Mais une longue discussion s'étant ouverte, il en sortit de si grandes lumières et une si grande énergie, que les députés se réunirent presque tous à une même opinion. Ce fut le 17 juin 1789, au milieu d'une affluence immense de spectateurs de Paris et de la cour, que les députés des communes se constituèrent en assemblée nationale. La salle retentit des cris de vive le roi et l'assemblée nationale. Mais lorsque les représentans du peuple se levèrent en silence pour prêter le serment de remplir avec zèle et fidélité les fonctions dont ils étaient chargés, l'attendrissement et l'enthousiasme s'emparèrent de tous les esprits. Chacun sentit que la nation était remontée à sa véritable hauteur. Plusieurs citoyens coururent porter ces nouvelles à la capitale, tandis que l'assemblée nationale, consacrant au bien public les premiers exercices de son pouvoir, décrétait que les impôts, quoique non consentis par la nation, continueraient d'être perçus; qu'un de ses premiers travaux serait de consolider la dette publique ; et qu'il serait nommé un comité pour s'occuper des moyens de remé dier à la disette qui affligeait le royaume. Ainsi finit cette mémorable journée, qui rendit à la nation française les droits qui appartiennent aux hommes réunis en société. La cour et les ordres privilégiés en frémirent; et, sur cet horizon nébuleux d'où partit si souvent la foudre, on vit bientôt se former de sinistres orages.

LIVRE TROISIÈME.

La révolution française venait de faire en un jour un grand pas; le tiers-état était la nation. La France, après avoir perdu ses états-généraux, les recouvrait avec un éclat supérieur à tout ce qu'ils furent dans les âges précédens, où les communes n'avaient développé qu'une énergie inutile, parce que les ordres privilégiés étaient les plus forts. Mais la nature des choses et le cours successif d'un peu ple qui, coulant à travers les siècles, se grossit en marchant, avaient donné à ce tiers-état une consistance imposante. Et lorsque, dans ces derniers temps les ordres privilégiés eurent perdu de leur grandeur, qui consiste toute dans l'opinion, la faute qu'ils firent de conserver toutes leurs prétentions dut les faire succomber dans la lutte. On ne peut pas assurer que si, dès les premiers jours, la noblesse s'était réunie au tiers-état, au lieu de le révolter, elle n'eût conservé plusieurs de ses priviléges: mais elle s'annonça, dès les premiers momens, avec la plus grande hauteur, et prononça le schisme qu'elle ne pouvait pas soutenir. Le haut clergé, qui étudiait les forces des deux partis et qui traînait en longueur selon sa politique ordinaire, séduisit la noblesse par l'espoir d'une coalition peu vraisemblable, puisque le clergé était divisé. Enfin ils se trompèrent tous les deux en pensent que leur réunion avec la cour arrêterait un torrent auquel tous ensemble ne pouvaient opposer que de faibles digues, et qui devenait plus fort par les obstacles.

Cependant, aussitôt que les communes se furent constituées en assemblée nationale, la noblesse, les évêques, et cette partie de la cour qui jamais n'avait voulu les étatsgénéraux, crurent sentir la nécessité de se rallier contre la puissance de ce corps qui n'avait jamais eu de modèle. Un grand nombre de curés avaient porté leurs pouvoirs à vérifier dans l'assemblée nationale; de fà ils retournaient dans leur chambre pour y soutenir la cause de la nation. Dans la chambre de la noblesse une faible minorité défendait la même cause avec un moindre succès; car déjà le clergé, à la majorité de cent quarante-neuf voix contre cent vingt-six, avait décidé la vérification des pouvoirs en commun avec quelques amendemens. Tout annonçait une réunion inévitable des ordres, lorsqu'il fut résolu de la prévenir; et, selon la démarche des passions irritées, on en brusqua les moyens et l'on se décida à employer

que

les.

la force. Personne ne savait encore, parmi eux, représentans du peuple sont le premier des pouvoirs. Le roi et la cour étaient à Marly pour huit jours. M. Necker était auprès de sa belle-sœur mourante à Paris; et la cour tenait des conciliabules où se formait le plan insensé qu'on vit éclater bientôt après. On dit que l'archevêque de Paris alla se jeter aux pieds du roi pour lui représenter que son autorité était perdue et l'état renversé, s'il ne prenait des moyens prompts et s'il ne dictait aux communes les volontés suprêmes de leur souverain. Cependant on persuada au roi qu'il ne pouvait manquer de discréditer entièrement l'assemblée nationale en accordant lui-même à ses peuples presque tout ce qu'ils avaient demandé. On lui représentait qu'il était chéri de la nation, qu'elle s'estimerait heureuse de tenir en un jour de ses bienfaits ce qu'elle aurait peine à obtenir de ses représentans; que ceuxci, en s'opposant à des intentions si paternelles, prouveraient à tout le monde qu'ils n'étaient que des factieux, et qu'ils seraient perdus dans l'opinion publique. Mais, tandis qu'on le séduisait par des motifs propres à agir sur son cœur, on lui faisait sentir la nécessité de faire approcher des troupes pour en imposer au peuple de Paris, dont les mouvemens paraissaient à craindre. Ainsi se faisaient tous ces préparatifs secrets, tandis que les citoyens, ivres de l'allégresse publique, avaient conçu pour l'assemblée nationale une admiration et un respect propotionnés à son

courage.

Le 20 juin, trois jours après que l'assemblée nationale se fut constituée, les membres du clergé devaient se réunir à elle. Mais, tandis que les députés se rendaient à la salle, une proclamation, faite par des hérauts-d'armes et affichée par-tout, annonça que les séances étaient sus、 pendues, et que le roi tiendrait une séance royale le 22. On donnait pour motifs de la clôture de la salle pendant trois jours, la nécessité des préparatifs intérieurs pour la décoration du trône. Cette raison puérile servit à prouver qu'on n'avait voulu que prévenir la réunion du clergé, dont la majorité avait adopté le système des communes. Cependant les députés arrivent successivement, et ils éprouvent la plus vive indignation de trouver les portes fermées et gardées par des soldats. Ils se demandent les uns aux autres quelle puissance a le droit de suspendre les délibérations des représentans de la nation. Ils parlent de s'assembler sur la place même, ou d'aller sur la terrasse de Marly offrir au roi le spectacle des députés du peuple ; de l'inviter à se réunir à eux dans une séance vraiment royale

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