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acquérir la gloire de Brutus. Quel succès d'ailleurs ne peut-il pas se flatter d'obtenir auprès des princes fugitifs par ses sollicitations fraternelles et par ses ordres, pendant le délai que vous leur accorderez pour rentrer dans le royaume ! Au reste, s'il arrivait qu'il échouât dans ses efforts, qu'ils fussent insensibles aux accens de la tendresse, en même temps qu'ils résisteraient à ses ordres, ne serait-ce pas une preuve aux yeux de la France et de l'Europe, que, mauvais frères et mauvais citoyens, ils sont aussi jaloux d'usurper par une contre-révolution l'autorité dont la constitution investit le roi, que de renverser la constitution ellemême. (On applaudit à plusieurs reprises.) Dans cette grande occasion, leur conduite lui dévoilera le fond de leur cœur; et s'il a le chagrin de n'y pas trouver les sentimens d'amour et d'obéissance qu'ils lui doivent, qu'ardent défenseur de la constitution et de la liberté, il s'adresse au cœur des Français : il y trouvera de quoi se dédommager de ses pertes. (Les applaudissemens recommencent.)

Encore deux mots, et je termine cette longue discussion. On a dit et répété avec beaucoup d'affectation qu'une loi sur les émigrations serait impolitique en ce qu'elle exciterait des alarmes dans le royaume. Je réponds qu'une loi sur les émigrations n'apprendra rien aux Français que ce qu'ils savent tous : qu'il s'est formé à Worms et à Coblentz une conspiration contre leur liberté. La loi ne les effraiera point; au contraire elle comblera leurs vœux: il y a long-temps qu'ils la désirent. On a dit encore “qu'elle serait inutile et sans effet. Pourrais-je demander aux auteurs de cette objection quelle divinité les a doués du merveilleux don de prophétie? (On applaudit.) Voyez, s'écrient-ils, les protestans sous Louis XIV, plus on aggrava les peines contre les émigrans, plus les émigrations se multiplièrent. C'est avec bien de l'irréflexion qu'on a cité un pareil exemple: ce ne fut pas à cause des peines prononcées contre les émigrans que les protestans sortirent alors du royaume, mais à cause des persécutions Inouïes dont ils étaient les victimes dans le royaume; ce fut la 'violence qu'on ne cessait de faire à leur conscience qui les obligea

à chercher une autre patrie. Or, au lieu de menacer de violence les Français aujourd'hui émigrés, la patrie leur tend les bras avec bonté, et les recevra comme des enfans chéris dont elle a déjà oublié les égaremens. Enfin, dans tous les événemens le succès est l'affaire du destin, et vous ne sauriez en être responsables; mais les précautions pour le préparer sont de votre res→ sort, et dès-lors un devoir impérieux vous commande de les prendre.

L'assemblée décrète l'impression du discours de M. Vergniaud.

M. Pastoret. Plusieurs opinions ont été proposées : les uns regardent une loi sur les émigrans comme inconciliable avec les principes de la constitution et de la déclaration des droits de l'homme; les autres croient trouver les principes qui l'autorisent dans la constitution même, et dans l'évangile politique dont elle · est le développement. Les uns. affirment que les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons exigent impérieusement une pareille loi; les autres se plaignent de ce qu'on veut courber la loi devant les circonstances; les uns invoquent le salut du peuple; les autres leur répondent que le salut du peuple est d'être juste. Parmi ceux-mêmes qui désirent une loi, les uns la veulent indulgente, les autres la veulent sévère: les uns la font pórter sur tous les émigrans; les autres s'arrêtent à leurs chefs.

Au milieu de tant d'opinions, quelle est donc celle qu'il faut adopter? Je vais essayer de le découvrir. Je suivrai la division qui a été proposée par le plus grand nombre des orateurs. Une loi sur les émigrans est-elle ou non contraire aux principes de la constitution? Les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons exigent-elles qu'on prenne des mesures contre eux? S'il faut en prendre, quelles seront elles?

D'abord, je ne puis vous dissimuler ma surprise de voir qu'on ait pu élever des doutes sur la première question. La déclaration des droits de l'homme, la constitution, plus précise encore, proscrivent évidemment une pareille loi. Examinons la conduite de nos prédécesseurs. Une loi est demandée sur la résidence de la

famille royale: bientôt on l'étend à tous les fonctionnaires publics. Le comité de constitution vient proposer une loi : elle est repoussée; elle était digne de l'être; mais au même instant on charge les comités d'en proposer une nouvelle: les comités la proposent. Je ne prétends point approuver ni improuver ces mesures; mais enfin l'assemblée nationale constituante pensa ellemême que ces mesures devaient être adoptées; et elle l'a fait; età son opinion particulière paraît se joindre encore l'opinion des hommes qui ont été tous nos maîtres et nos modèles, des plus grands philosophes que la France ait produits. Je vous rappellerai le mot de -Montesquieu: Il est des cas où il faut jeter un voile sur la liberté, comme on cache les statues des dieux; et le mot plus profond encore et plus précis de Jean-Jacques: Quoique la liberté d'aller et de venir ne puisse être contestée à tous les citoyens, cependant quand il y a des alarmes dans la patrie, quand il est nécessaire de la défendre, de la garantir des invasions ennemies, alors s'éloigner d'elle ne peut plus être considéré comme une retraite ; mais c'est une véritable désertion.

A présent j'entre dans la discussion de la seconde partie de la question; et d'abord j'établis que les émigrations sont permises dans les temps ordinaires. La maxime est si évidente, que ce n'est pas la peine de perdre un temps précieux pour l'établir. Mais est-ce bien sérieusement qu'on veut confondre les émigrés avec le voyageur paisible qui va contempler en Italie les prodiges des arts, ou juger en Angleterre les effets heureux de la liberté? Est-ce bien sérieusement que l'on veut confondre les hommes qui vont dans une ville obscure de l'Allemagne allier leurs haines, et méditer ce qu'ils appellent leurs vengeances, avec ce négociant laborieux, qui va, par ses relations et son industrie, acquérir des richesses qu'il nous apportera ensuite comme un tribut?

Si la maxime générale sur les émigrations est certaine, il n'est pas moins certain que les remèdes extrêmes sont permis quand les maux sont extrêmes. A Rome, on créait quelquefois un dicta'teur; en Angleterre, il est des momens où l'on suspend la loi

connue sous le nom de habeas corpus. En France même on a créé la loi martiale. Voyons donc si nous sommes dans une situation politique qui permette et qui ordonne une exception à la faculté libre de sortir de l'empire. Je me demande quel est le nombre des émigrans, quels sont leurs motifs, quelle est l'époque de leur émigration, quel en est l'objet, quels en seront les effets. Quel est le nombre des émigrans? Ce nombre est considérable; il s'accroît tous les jours davantage, et doit fixer l'attention des législateurs de la France; car enfin ils ne peuvent être indifférens sur les motifs de la désertion de leur patrie.

Les motifs de l'émigration sont différens; tous les orateurs sont d'accord sur ce point: ils ne doivent pas, par conséquent, être confondus. Les uns sont des hommes faibles, qui ne fuient que parce qu'ils sont effrayés; les autres, des hommes mécontens, qui regrettent les avantages de l'ancien régime, et qui ne peuvent encore s'acclimater à une constitution qui a eu la perfidie d'exclure du premier rang l'intrigue et l'opulence, pour y placer deux divinités long-temps obscures, le talent et la vertu. (On applaudit.) Les autres sont des hommes tourmentés par la rage, agités de desseins pervers, prêts à se sacrifier à leur vengeance, si la vengeance pouvait exister pour eux. Ceux-là sont véritablement coupables. Les deux premières classes méritent votre pitié ; elles doivent se reprocher cependant d'être devenues en quelque sorte leurs complices et leurs appuis.

Quelles ont été les époques principales des émigrations? Une loi venait d'ordonner à tous les citoyens de prendre les armes pour la défense de la patrie : plusieurs ont choisi ce moment pour l'abandonner. Ceux qui n'ont pas rougi d'une pareille conduite, sont des lâches, s'ils ne sont pas des traîtres. L'émigration s'est ensuite renouvelée au moment où la constitution venait d'être terminée; et ici observez l'illusion de nos prédécesseurs. On disait sans cesse dans l'assemblée constituante, quand elle discutait la loi sur les émigrans: il faut que des troubles nécessaires accompagnent la révolution; mais quand elle sera finie, quand la constitution acceptée assurera aux Français un bonheur pai

T. XII.

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sible et durable, ils reviendront tous dans leurs foyers. Eh bien ! loin d'y revenir, ils ont paru s'en éloigner avec plus d'ardeur. Quel'a donc été l'objet de cette émigration? Devons-nous nous le dissimuler? Leurs efforts sont-ils inconnus? Je le sais, leurs efforts seront impuissans. On n'osera pas nous combattre, ou on l'osera en vain. Le glaive des amis du despotisme s'est toujours émoussé contre le bouclier des amis de la liberté. Nous avons pour modèles les Grecs et les Romains dans l'antiquité; et, chez les modernes, les Anglais, les Hollandais, les Suisses et les Américains. Des ennemis comme les nôtres n'obtiendraient point la victoire contre nous, quand même ils seraient en force.

Je me demande enfin quels sont les effets de l'émigration.Comme ils ont déjà été développés, je ne m'arrêterai point à en retracer le tableau. Mais, dit-on, le contrat social est rempli par le citoyen quand il paie les charges de la société : les émigrans paient Jes charges, nous n'avons pas le droit d'en exiger davantage. On a présenté ce raisonnement: quant à moi, j'en nie toutes les propositions; je nie que le paiement de l'impôt suffise: il suffit pour être sujet d'un despote; mais le citoyen libre doit encore à sa patrie ses lumières, son travail, son industrie; je dirai même, jusqu'à un certain point, sa consommation habituelle. J'ajoute que l'impôt n'est pas seulement assis sur les terres; il y a un service personnel qui n'est pas un droit moins sacré. On n'a pas le droit de dire: j'accepte votre protection pour mes biens, mais je soustrais ma personne. Quand le calme sera rétabli, je joujrai du prix de vos bienfaits: aujourd'hui je ne veux partager ni vos fatigues ni vos travaux.

Sous quelque point de vue que l'on considère les émigrans, il est donc impossible de les défendre. Par quel sentiment serai-je donc entraîné à ne vous proposer, au lieu de mesures de rigueur, qu'une mesure de tolérance ? C'est que je regarde l'indulgence comme le devoir de la force; c'est qu'il est digne de vous de respecter encore la liberté individuelle, envers ceux qui osent menacer la liberté publique; c'est que dans les principes de justice rigoureuse, il ne faut pas punir ceux qui n'ont pas encore

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