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L'ESPRIT

DES

JOURNAUX.

VIE du capitaine THUROT; par M***. A Paris, de l'imprimerie du Cercle Social, rue du théatre françois, N. 4; & chez les principaux libraires du royaume.

DANS tous les tems on a aimé à rencontrer

dans l'hiftoire ces hommes privilégiés par la nature, qui n'ont jamais rien dû qu'à eux-mêmes, & qui ont été les artifans de leur fortune & de leur gloire; mais aujourd'hui fur-tout que la carriere eft ouverte au mérite en tout genre, de pareils exemples, tirés de notre ancien régime qui en offre peu de cette efpece, doivent être un puiflant encouragement pour tous ceux que notre nouvelle conftitution met à portée de fe faire valoir par leur mérite perfonnel.

Thurot, dont le nom fera immortel dans les faftes de la marine françoife, étoit fils d'un maître de pofte de Nuits en Bourgogne. Il commença par étudier en chirurgie, pour obéir à fon pere. Une aventure affez finguliere le fit renoncer à cet état, pour lequel il n'avoit d'ailleurs aucun goût. Sa mere fe trouvoit, depuis la mort de fon mari, dans la plus grande détreffe. Le jeune Thurot, égaré par l'amour filial, qui lui fait oublier qu'il y a d'autres devoirs dont rien ne peut difpenfer, vole des couverts d'argent chez une de fes tan. tes, pour fecourir la mere. C'étoit un délit, mais, graces au motif, heureusement ce n'étoit pas une baffeffe. A peine eut-il commis la faute qu'il ouvrit les yeux fur lui-même, & fut défefpéré de ce qu'il avoit fait. Il part précipitamment avec deux chemises & 24 livres; vole à Calais, & s'embarque, en qualité de chirurgien, fur un corfaire de Dunkerque, qu'on venoit d'armer en courfe. Nous étions alors en guerre avec les Anglois; le corfaire eft pris, & Thurot conduit prifonnier à Douvres, au mois d'août 1744. Tels furent fes commencemens; ils n'étoient pas très-encourageans, & ne lui furent pourtant pas inutiles. Il employa le tems de fa captivité à étudier la langue angloise, & à prendre fur ce pays des renfeignemens dont il profita dans la fuite. Cette même année le maréchal de Belle-Ifle & le comte fon frere, arrêtés à Caffel, contre le droit des gens, furent menés prifonniers en Angleterre, & bientôt après relâchés avec quelques autres François, fur un cartel d'échange. Thurot fit ce qu'il put pour être de ce nombre;

mais n'ayant pu y parvenir, il prend un parti qui annonçoit déjà un caractere d'une trempe peu commune. Au moment du départ du maréchal, il s'échappe de fa prison, où il n'étoit pas bien févérement gardé. » Errant pendant

tout le jour, il attend le moment de la nuit » pour se rendre au port. Là, ne prenant con» feil que de fon courage, il fe précipite dans une > chaloupe qu'il apperçoit à l'écart, s'en empa> re, la détache, fe fait une voile de fa che> mife, qu'il fixe à une petite traverse, & fe

livre en cet état, feul, à l'inconstance des vents & à la fureur des flots. Il vogue, il rame » avec tant de vigueur & de vivacité, qu'il se > trouve fort éloigné des côtes de l'Angleterre,

lorfque le jour paroît. La fatigue l'accabloit; > mais fa présence d'efprit ne l'abandonne pas. » Il dirige vers Calais, & après avoir couru > mille dangers, il entre dans le port de cette > ville, quelques heures après le maréchal de » Belle-Ifle. <

Sur le bruit que fit une évafion fi aventureufe, ce général voulu le voir; il conçut de l'eftime: & de l'amitié pour lui, lụi recommanda de s'appliquer à l'étude de ta marine, & lui promit sa protection. Jufque-là c'eft un procédé fort fimple, mais ce qui eft digne de remarque, & ce qui fait honneur à la mémoire du maréchal, c'eft qu'il lui tint exactement parole, qu'il ne négligea pas un moment les moyens de l'avancer; qu'en un mot, Thurot trouva en lui un protecteur auffi zélé qu'inébranlable, malgré la foule d'ennemis que lui fit bientôt un mérite qu'on

ne pardonnoit pas volontiers à un homme qui n'avoit aucune autre recommandation. La meilleure que puiffe avoir Thurot auprès de la pos-térité, c'eft cette haine jalouse qui ne tarda pas à fe déclarer contre lui, & qui employa fes armes ordinaires, l'intrigue & la calomnie, dont il fut bien vengé par l'eftime générale de fes concitoyens, & encore mieux par le témoignage même des Anglois nos ennemis.

Thurot débuta dans fon métier comme un homme qui veut le bien favoir. Il fut fucceffivement, mouffe, matelot, pilote, & enfin capitaine de navire, fe montrant toujours au-dessus de fon grade, dès qu'il l'avoit obtenu. En deux campagnes, il s'étoit déja fait connoître affez pour mériter la confiance des armateurs. Il étoit de la plus rare intrépidité, & joignoit à la plus parfaite intelligence dans la conduite d'un vaiffeau le fang froid le plus imperturbable dans les dangers de la mer & dcs combats. Avec ces qualités, des prifes fréquentes & des actions toujours heureufes ou honorables, il étoit déja célebre à la paix de 1748.

Cette paix ne fut pas pour lui un tems de loifir. Ses prifes l'avoient mis en état d'équiper un vaiffeau à fes frais. L'objet de fes cour fes continuelles étoit de fe procurer la connoiffance la plus exacte & la plus détaillée des côtes d'Angleterre, & en général de la mer du Nord, connoiffance qui fut depuis le principe de fes fuccès dans ces mers, & du bonheur qu'il eut d'échapper fi long-tems à une foule de vaiffeaux ennemis qui le pourfuivoient. Au refle, il paya

d'abord un peu cher cette étude qui occupoit fon activité. Les Anglois confifquerent fon vaiffeau, qui portoit chez eux des marchandifes prohibées. Il le réclama en vain; il perdit fon procès, & ce fut l'origine de cette haine implacable qu'il jura aux Anglois, qui dans la fuite payerent à leur tour, & au centuple, le vaiffeau qu'ils lui avoient confifqué.

A peine la guerre étoit-elle rallumée en 1755, que les armateurs fe difputoient à qui confieroit des bâtimens au brave Thurot. Celui qu'il commanda devint bientôt un des plus redoutables de la marine marchande. Il couloit bas, faifoit échouer, brailoit, enlevoit tout ce qu'il rencontroit de navires ennemis. Ainfi, dit très-bien l'hiftorien de fa vie, un feul homme alors vengeoit la France; car Mahon n'étoit pas encore pris.

Le bruit de fes exploits parvint jufqu'à la cour. Le roi voulut l'avoir à fon fervice, & lui fit expédier un brevet d'officier de la marine royale. Le maréchal de Belle-Ile faifit ce moment pour lui faire donner le commandement de la corvette la Friponke: il alla croiser dans la Manche, & avec plus de moyens, il fit des priLes plus confidérables, & devint l'entretien de la cour & de la ville.

C'est alors qu'il forma le projet hardi de brâler le port & les chantiers de Portsmouth : il le propofa au miniftere; mais, foit qu'on le trouvât peu praticable, foit que la cour de Londres, comme on l'a prétendu, eût des penfionnaires parmi les commis de bureau, qui, dans notre gouvernement, ont toujours dirigé toutes les AS

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