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Cette marche vous déplaît et vous choque; il est aisé de voir pourquoi. Vous commencez par calomnier les intentions de celui qui la propose. Selon vous, cette oisiveté de l'ame m'a paru nécessaire pour la disposer aux erreurs que je lui voulois inculquer. On ne sait pourtant pas trop quelle erreur veut donner à son éléve celui qui ne lui apprend rien avec plus de soin qu'à sentir son ignorance et à savoir qu'il ne sait rien. Vous convenez que le jugement a ses progrès et ne se forme que par degrés; mais s'ensuit-il1, ajoutezvous, qu'à l'âge de dix ans un enfant ne connoisse pas la différence du bien et du mal, qu'il confonde la sagesse avec la folie, la bonté avec la barbarie, la vertu avec le vice? Tout cela s'ensuit, sans doute, si à cet âge le jugement n'est pas développé. Quoi! poursuivez-vous, il ne sentira pas qu'obéir à son père est un bien, que lui désobéir est un mal? Bien loin de là, je soutiens qu'il sentira, au contraire, en quittant le jeu pour aller étudier sa leçon, qu'obéir à son père est un mal; et

que

lui désobéir est un bien, en volant quelque fruit défendu. Il sentira aussi, j'en conviens, que c'est un mal d'être puni et un bien d'être récompensé; et c'est dans la balance de ces biens et de ces maux contradictoires que se régle sa prudence enfantine. Je crois avoir démontré cela mille fois dans mes deux premiers volumes, et surtout dans le dialogue du maître et de l'enfant sur ce qui est mal *. Pour vous, monseigneur, vous réfutez mes deux volumes en deux

' Mandement, § VI.

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Émile, livre II, tome I, page 116 de cette édition.

lignes, et les voici : Le prétendre, M. T. C. F., c'est, calomnier la nature humaine, en lui attribuant une stupidité qu'elle n'a point. On ne sauroit employer une réfutation plus tranchante, ni conçue en moins de mots. Mais cette ignorance, qu'il vous plaît d'appeler stupidité, se trouve constamment dans tout esprit gêné dans des organes imparfaits, ou qui n'a pas été cultivé; c'est une observation facile à faire et sensible à tout le monde. Attribuer cette ignorance à la nature humaine n'est donc pas la calomnier; et c'est vous qui l'avez calomniée en lui imputant une malignité qu'elle n'a point.

Vous dites encore: 2 Ne vouloir enseigner la sagesse à l'homme que dans le temps qu'il sera dominé par la fougue des passions naissantes, n'est-ce pas la lui présenter dans le dessein qu'il la rejette? Voilà derechef une intention que vous avez la bonté de me prêter, et qu'assurément nul autre que vous ne trouvera dans mon livre. J'ai montré, premièrement, que celui qui sera élevé comme je veux ne sera pas dominé par les passions dans le temps que vous dites; j'ai montré encore comment les leçons de la sagesse pouvoient retarder le développement de ces mêmes passions. Ce sont les mauvais effets de votre éducation que vous imputez à la mienne, et vous m'objectez les défauts que je vous apprends à prévenir. Jusqu'à l'adolescence j'ai garanti des passions le cœur de mon éléve; et, quand elles sont prêtes à naître, j'en recule encore le progrès par des soins propres à les réprimer. Plus tôt, les

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leçons de la sagesse ne signifient rien pour l'enfant hors d'état d'y prendre intérêt et de les entendre; plus tard, elles ne prennent plus sur un cœur déjà livré aux passions. C'est au seul moment que j'ai choisi qu'elles sont utiles: soit pour l'armer ou pour le distraire, il importe également qu'alors le jeune homme en soit occupé.

Vous dites: Pour trouver la jeunesse plus docile aux leçons qu'il lui prépare, cet auteur veut qu'elle soit dénuée de tout principe de religion. La raison en est simple, c'est que je veux qu'elle ait une religion, et que je ne lui veux rien apprendre dont son jugement ne soit en état de sentir la vérité. Mais moi, monseigneur, si je disois, Pour trouver la jeunesse plus docile aux leçons qu'on lui prépare, on a grand soin de la prendre avant l'âge de raison; ferois-je un raisonnement plus mauvais que le vôtre? et seroit-ce un préjugé bien favorable à ce que vous faites apprendre aux enfants? Selon vous, je choisis l'âge de raison pour inculquer l'erreur; et vous, vous prévenez cet âge pour enseigner la vérité. Vous vous pressez d'instruire l'enfant avant qu'il puisse discerner le vrai du faux; et moi, j'attends, pour le tromper, qu'il soit en état de le connoître. Ce jugement est-il naturel? et lequel paroît chercher à séduire, de celui qui ne veut parler qu'à des hommes, ou de celui qui s'adresse aux enfants?

Vous me censurez d'avoir dit et montré que tout enfant qui croit en Dieu est idolâtre ou anthropomorphite, et vous combattez cela en disant qu'on

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ne peut supposer ni l'un ni l'autre d'un enfant qui a reçu une éducation chrétienne. Voilà ce qui est en question ; reste à voir la preuve. La mienne est que l'éducation la plus chrétienne ne sauroit donner à l'enfant l'entendement qu'il n'a pas, ni détacher ses idées des êtres matériels, au-dessus desquels tant d'hommes ne sauroient élever les leurs. J'en appelle de plus à l'expérience : j'exhorte chacun des lecteurs à consulter sa mémoire, et à se rappeler si, lorsqu'il a cru en Dieu étant enfant, il ne s'en est pas toujours fait quelque image. Quand vous lui dites que la Divinité n'est rien de ce qui peut tomber sous les sens, ou son esprit troublé n'entend rien, ou il entend qu'elle n'est rien. Quand vous lui parlez d'une intelligence infinie, il ne sait ce que c'est qu'intelligence, et il sait encore moins ce que c'est qu'infini. Mais vous lui ferez répéter après vous les mots qu'il vous plaira de lui dire; vous lui ferez même ajouter, s'il le faut, qu'il les entend; car cela ne coûte guère; et il aime encore mieux dire qu'il les entend, que d'être grondé ou puni. Tous les anciens, sans excepter les Juifs, se sont représenté Dieu corporel; et combien de chrétiens, surtout de catholiques, sont encore aujourd'hui dans ce cas-là! Si vos enfants parlent comme des hommes, c'est parceque les hommes sont encore enfants. Voilà pourquoi les mystères entassés ne coûtent plus rien à personne ; les termes en sont tout aussi faciles à prononcer que d'autres. Une des commodités du christianisme moderne est de s'être fait un certain jargon de mots sans idées, avec lesquels on satisfait à tout, hors à la raison.

Par l'examen de l'intelligence qui mene à la connoissance de Dieu, je trouve qu'il n'est pas raisonnable de croire cette connoissance* toujours nécessaire au salut. Je cite en exemple les insensés, les enfants, et je mets dans la même classe les hommes dont l'esprit n'a pas acquis assez de lumières pour comprendre l'existence de Dieu. Vous dites là-dessus: Ne soyons point surpris que l'auteur d'Émile remette à un temps si reculé la connoissance de l'existence de Dieu; il ne la croit pas nécessaire au salut. Vous commencez, pour rendre ma proposition plus dure, par supprimer charitablement le mot toujours, qui non seulement la modifie, mais qui lui donne un autre sens, puisque, selon ma phrase, cette connoissance est ordinairement nécessaire au salut, et qu'elle ne le seroit jamais selon la phrase que vous me prêtez. Après cette petite falsification vous poursuivez ainsi :

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૯૮

« Il est clair, dit-il par l'organe d'un personnage chimérique, il est clair que tel homme, parvenu jusqu'à « la vieillesse sans croire en Dieu, ne sera pas pour «< cela privé de sa présence dans l'autre (vous avez ❝omis le mot de vie), si son aveuglement n'a pas été volontaire, et je dis qu'il ne l'est pas toujours.

"

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Avant de transcrire ici votre remarque, permettez que je fasse la mienne. C'est que ce personnage prétendu chimérique, c'est moi-même, et non le vicaire; que ce passage, que vous avez cru être dans la Profession de foi, n'y est point; mais dans le corps même du livre. Monseigneur, vous lisez bien légèrement,

I

* Émile, t. I, pag. 466 de cette édition. Mandement, XI.

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