Page images
PDF
EPUB

2 millions venait d'être accordé, par les soi-disant Etats dont l'ouverture s'était faite à Morlaix le 21 du même mois, tout autrement qu'en la forme ordinaire et accoutumée, puisque les barons bretons, sans excepter même le duc de Villeroy, avaient tous refusé la place de Premier Président de la noblesse et que le plus grand nombre de nobles de cette province les mieux intentionnés avaient cru devoir s'en absenter, soit par crainte, soit par d'autres motifs, mais que les esprits n'en étaient pas pour cela plus tranquilles. L'accord du don gratuit n'avait été fait cependant qu'avec de certaines clauses et sous des conditions auxquelles on était bien persuadé que le Gouvernement n'aurait aucun égard, parce qu'elles tendaient au rétablissement de toutes choses sur l'ancien pied.

[ocr errors]

11 novembre. Ce jour, le bruit se répand que les députés de la noblesse de Normandie, qu'on disait avoir été si mal accueillis de M. le duc d'Orléans dans l'audience qu'ils avaient fait solliciter auprès de ce prince, pour l'entretenir de leur réclamation, venaient d'être arrêtés et conduits dans les prisons de la Bastille. On assurait que tous les gentilshommes de cette province se réunissaient pour demander avec instance le rétablissement de leurs tribunaux, ce qui paraissait contredit parce qu'on disait d'ailleurs, que le lieutenant-colonel de la Légion de Soubise était parti pour cette province avec des ordres de faire rétracter par menaces la signature de tous les gentilshommes qui formaient l'espèce de Confédération qu'on avait si grand intérêt de dissoudre et d'anéantir. On prétendait qu'à la Cour on ne s'était occupé, pendant tout le voyage de Fontainebleau qui se passait fort tristement, que de cette seule affaire, qui ne laissait pas de causer de l'inquiétude au ministère.

13 novembre. Ce jour, dans l'après-midi, on apporte de la douane à la Chambre Syndicale des Libraires-Imprimeurs, où j'étais encore en qualité d'adjoint, pour y être visité suivant l'usage ordinaire, un paquet de livres, tiré d'une malle appartenant à un nommé Perrot, venant de Calais. Nous sommes fort étonnés, lors de l'ouverture de ce paquet, d'y trouver un exemplaire de la Correspondance secrète entre M. de Maupeou, Chancelier de France, et de M. de Sorhouet, première partie sculement, in-8, nouvelle édition très bien imprimée, à la fin de laquelle se trouvaient les deux fameuses odes connues sous le titre de Chancelières, et plus surpris encore d'y apercevoir un

exemplaire de l'Histoire de Dom B.... portier des Chartreux, très jolie édition, avec figures en taille-douce sous la date de 1771, in-8(1), à la tête duquel nous remarquons une épître dédicatoire plus infâme que le livre même et dont nous sommes singulièrement frappés. Elle commençait par ces mots : Au sieur de Sartine qui, sous le titre spécieux de Lieutenant de Police, est la quintessence de la méchanceté vomie par les Enfers et le bourreau des Libraires et finissait par ceux-ci : Je suis, s'il te plaît, et bien loin de les pattes, autant honnête homme que toi, fieffé coquin. L'Editeur. Cette épître dédicatoire contenait au surplus les injures les plus atroces, de vraies sottises des Halles, en un mot des choses trop fortes pour qu'elles pussent faire la moindre impression sur l'esprit des personnes tant soi peu raisonnables : par exemple, elle imputait à ce magistrat tout à la fois respecté et chéri, une avarice sordide, et d'être enfin le chef d'une troupe de brigands, de fripons et de scélérats dont le sieur d'Hémery était le porte-enseigne. On attribuait cette épître au sieur Chevrier, auteur de l'ouvrage intitulé le Colporteur, réfugié en Hollande (2) et l'on prétendait qu'elle n'avait point été destinée à être mise à la tête du Portier des Chartreux. Après beaucoup d'indécision sur le parti que nous avions à prendre dans une circonstance aussi délicate et différents avis ouverts et proposés, tels que cclui de déchirer cette épître dédicatoire et de l'anéantir en la livrant aux flammes, ou celui de porter sur le champ deux volumes chez M. de Sartine pour les lui remettre en mains propres, il est enfin arrêté, les deux particuliers qui avaient réclamé se trouvant partis et ayant emporté le surplus de leur paquet, qu'on s'en tiendrait à la suspension de ces deux articles sur le registre et à l'envoyer au Magistrat en la forme ordinaire ; mais le sicur Desfontaines, inspecteur de la librairie, qui remplaçait le sieur d'Hémery absent, s'étant retiré et les opérations de la Chambre se trouvant achevées, je juge à propos de rendre compte de ce fait à une personne sensée qui me donne le conseil de partir dans le même instant avec les deux volumes en question, et de me rendre chez M. de Sartine pour les lui remettre. Je crois devoir me rendre à cet avis et après l'avoir communiqué à M. Jombert, syndic; je me transporte effectivement le

(1) Edition signalée, mais non décrite, dans la Bibliographie Gay ct que la Bibliothèque nationale no possède pas.

(2) Chevrier était mort depuis 10 ans, à Amsterdam, le 2 juillet 1762.

soir même, accompagné du sieur Didot l'aîné, l'un de mes collègues, chez le Magistrat qui nous donne audience, nous fait l'accueil le plus favorable, réitère plusieurs fois ses remerciements, nous témoigne que nous lui faisons beaucoup de plaisirs et paraît sensible surtout à ce que nous lui déclarons que nous avions été saisis d'un tel mouvement d'indignation contre le premier homme du monde qui peut-être eût jamais osé dire du mal de lui, que peu s'en était fallu que nous n'eussions déchiré et jeté au feu l'infâme épître dédicatoire du livre abominable que nous lui remettions; mais que, toutes réflexions faites, nous avions cru déroger à l'usage ordinaire de suspendre ces sortes de livres et de les lui remettre nous-mêmes, sur le champ, pour qu'ils ne demeurâssent pas plus longtemps entre nos mains ; il nous dit que cela était très honnête de notre part. En combinant après coup les différentes circonstances de cet évènement singulier, comme nous n'ignorions pas que le Corps de la librairie et imprimerie avait dans le moment présent un très grand nombre d'ennemis, il nous vint dans l'esprit que ce pouvait être une espèce de piège qui nous avait été tendu pour mettre à l'épreuve notre vigilance et notre exactitude, qui pourtant n'auraient pas dû être suspectes, tant nous prenions de précautions pour ne point donner prise sur nous. Au surplus, il était très possible qu'il y eut plus de terreur panique que de réalité dans nos conjectures à cet égard.

18 novembre. Ce jour, messire Jacques-Pierre de Sorhouet de Bougy, ci-devant Conseiller au Grand-Conseil et devenu Conseiller en la Grand Chambre du nouveau Parlement le 13 avril 1771, meurt subitement d'une attaque d'apoplexie à l'âge d'environ 60 ans, en son hôtel rue du Parc-Royal, au Marais ; il avait été presque toujours malade de chagrin depuis l'honneur qu'on lui avait fait de le choisir pour interlocuteur avec M. de Maupeou, Chancelier de France, dans le fameux ouvrage qu avait paru contre ce chef de la Magistrature sous le titre de Correspondance. Il est inhumé le lendemain matin en l'église de St-Gervais, sa paroisse ; un très petit nombre des ci-devant membres du Grand Conseil devenus Conseillers au nouveau Parlement assistent à son convoi et l'on n'y remarque presque personne autre que ces messieurs. Ce magistrat, connu d'ailleurs pour un bon homme, n'était pas d'ailleurs à se repentir, à ce qu'on assurait, de s'être si fort prêté aux vues de M. le Chancelier son

ami et d'avoir contribué de tout son pouvoir à consommer la défection de sa compagnie.

23 novembre. Il se fait dans les prisons de la Conciergerie du Palais, vers les 10 heures du matin, une espèce de révolte qu'on ne parvient à apaiser qu'avec le secours d'une garde nombreuse; deux guichetiers et un soldat du guet sont dangereusement blessés. Le manque de bon pain et l'impatience d'être jugé, jointe aux mauvais traitements de quelques-uns des guichetiers, avaient été, disait-on, les principales causes de cette révolte. Il semblait que ce fut comme une espèce de fête lugubre dont ces prisonniers avaient voulu régaler MM. les Inamovibles, le jour qu'ils devaient recommencer leurs opérations aussi peu avantageuses que désagréables au public. On ne parlait plus en aucune manière du changement de cette magistrature postiche et l'on appréhendait qu'elle ne demeurât encore longtemps en place pour la ruine de l'Etat et le malheur de tous les citoyens. On crie le mercredi suivant de cette révolte un arrêt portant règlement général pour les prisons et les prisonniers qui, quoique publié avec une sorte d'affectation, n'était autre chose que le renouvellement d'un très ancien règlement concernant les captures et les captureurs.

24 novembre. Ce jour, à 11 heures du matin, se fait la cérémonie de l'installation des membres de la Faculté des droits dans le nouveau bâtiment qui venait d'être construit sur la place Ste-Geneviève. Un détachement d'environ 60 hommes du guet en gardait les avenues, M. le Premier Président, les gens du Roi du nouveau Parlement, M. le lieutenant général de police, le procureur du Roi du Châtelet et plusieurs autres magistrats assistent à cette cérémonie à laquelle on disait qu'il ne s'était pas trouvé d'ailleurs un grand nombre de spectateurs. Quelques personnes applaudissent au discours latin prononcé dans cette circonstance par le sicur Martin, l'un des sept professeurs.

Suivant les derniers arrangements pris, les sept professeurs devaient être logés à perpétuité dans ces nouvelles écoles, ainsi que le doyen des douze agrégés en droit qui était pour lors un nommé Sauvage.

Le même jour il se distribuait dans le public des exemplaires d'un nouveau mémoire à consulter fort intéressant, suivi d'une consultation délibérée à Paris le 7 du même mois, signée : Tron

chon, 38 pages d'impression in-4o, imprimées chez Poupard, rue St-Jacques. Le dit mémoire pour Gabrielle-Geneviève Farges, femme du sieur Louis-Jacques Boudin, peintre-doreur, de l'Académie de St-Luc, accusée de crime d'adultère. Cette femme avait été mariée le 10 décembre 1768; elle était détenue dans les prisons du Grand Châtelet depuis le 4 août de la présente année 1772, jour que le dit sieur son mari avait pris sur lui de la faire arrêter, quoiqu'il l'eût reconnue enceinte de ses œuvres du commencement de mai. Il paraissait, suivant le mémoire que cet infâme mari avait lui-même suborné des témoins pour déposer en justice contre sa femme de la manière la plus calomnieuse. Pour parvenir à convaincre tous ces témoins de faux, on avait fait graver et même enluminer un plan qui contenait dans la plus grande exactitude la disposition intérieure de l'appartement qu'habitaient ces deux conjoints. Cette épouse infortunée qui avait signé elle-même son susdit mémoire daté du 2 novembre s'était vue presque sur le point de subir la peine de l'authentique(1), qui est d'être rasée et enfermée ensuite dans un couvent ou une maison de force pendant deux ans, pendant lequel temps le mari a la faculté de reprendre sa femme, mais si malheureusement il ne le fait pas, elle y demeure le reste de ses jours. Elle terminait son mémoire par cette apostrophe attendrissante: « O mon sexe qui n'avez pour défense que l'innocence et la vertu, plaignez mes malheurs! Un calomniateur peut vous les rendre communs, ma cause doit vous intéresser. » Heureusement pour elle un généreux défenseur, touché de sa situation et intéressé par la singularité de sa cause, était venu à son secours et l'on se flattait d'être parvenu à éclairer les juges au point de les avoir mis à portée de faire triompher l'innocence en punissant la calomnic.

3 décembre. En vertu de l'arrêt rendu en la Chambre des Tournelles du nouveau Parlement le 26 novembre précédent, confirmatif de la sentence du nouveau Châtelet du 18 du même mois, le nommée Jeanne Canard, fille du monde, qu'on disait n'être âgée que de 22 ans, est pendue en place de Grève, comme ayant été déclarée dûment atteinte et convaincue du vol fait avec effraction des hardes, linges et autres effets mentionnés au procès.

(1) Sur l'authentique, ses origines et ses modifications, voyez l'articlǝ de M. Paul Cauwès dans la Grande Encyclopédie (Vo Authentique [Droit]).

« PreviousContinue »