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COUR D'APPEL DE PARIS ET D'AMIENS.

Le propriétaire d'un immeuble à céder au gouvernement pour cause d'utilité publique n'est-il véritablement exproprié que par le paiement de l'indemnité qui luiest due pour prix de la cession, et jusque là conserve-t-il la libre disposition de sa chose? (Rés. aff.)

En cas d'urgence, l'autorité administrative peut-elle être autorisée à se mettre provisoirement en possession de l'immeuble désigné, avant que l'indemnité ait été définitivement réglée et payée au propriétaire? (Rés. nég.)

La propriété est un droit inviolable et sacré, et nul ne peut être privé de ce droit que dans les cas spécifiquement déterminés par la loi; mais la nécessité publique est une exception à cette règle, et toutes les fois que l'intérêt général exige le sacrifice d'une propriété particulière, le possesseur est obligé d'en faire l'abandon, pourvu toutefois qu'on lui paie la valeur de sa chose. Ce principe, reçu chez toutes les nations policées, comme un point de droit public, n'était établi en France par aucune loi fixe et précise; mais il a été solennellement proclamé par le Code civil, dont l'article 545 porte: « Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si «< ce n'est pour cause d'utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. »

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fixer

Une loi du 8 mars 1810 a réglé les formes à observer, soit pour constater que l'utilité publique est réelle, soit pour la valeur de la propriété soumise à l'expropriation; et cette valeur ou indemnité ne peut être réglée que d'accord avec

le propriétaire, ou par un jugement rendu, en connaissance de cause, par les tribunaux. Sous ce rapport, la loi de 1810 est infiniment juste, puisque, si le prix pouvait dépendre de la seule volonté du propriétaire, le privilége que donne la cause d'utilité publique serait illusoire, et que si l'apprécia

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on de l'indemnité était laissée à l'arbitrage des administraons, elles seraient juges, au lieu d'être simplement parties, ans leur cause. Mais en même temps cette loi autorise dans ertains cas l'autorité administrative à suspendre ou différer › remboursement de l'indemnité convenue pour le prix de i cession; et alors, elle veut que l'intérêt en soit dû à comper du jour de la dépossession du propriétaire. C'était éviemment déroger à la disposition salutaire de l'article 545 u Code civil, et laisser au gouvernement la faculté indéinie d'éluder le paiement de l'indemnité préalable exigée ar la loi comme par l'équité. Mais la Charte constitutionelle, ce monument admirable de sagesse et de justice, en appelant le principe posé par le Code civil, et en déclarant par son article 10 « que l'Etat peut exiger le sacrifice d'une propriété pour cause d'intérêt public légalement constaté, mais avec une indemnité préalable », a, par-là même, plicitement abrogé les dispositions contraires de la loi du 8 mars 1810, et l'on doit en conclure que le propriétaire n'est véritablement exproprié que par le paiement effectif fait à lui-même ou à ses créanciers, de l'indemnité qui est le prix de la cession. Ainsi l'a décidé tout récemment la Cour royale de Paris; et celle d'Amiens est allée plus loin, puisqu'elle a jugé que, même en cas d'urgence, l'autorité administrative ne peut pas se mettre provisoirement en possession, si l'indemnité due au propriétaire n'a été définitivement réglée et payée.

S Ier.

LE PRÉFET DE LA SEINE, C. LES HÉRITIERS BOUCHÉ.

im

Après le décès de la dame Bouché, ses enfans ont procédé, conjointement avec leur père, donataire de la défunte, au partage de sa succession. Mais comme il existait des biens qui n'étaient pas susceptibles d'une division commode, notamment une maison située à Paris, rue du Chemin-Vert, et placée dans l'alignement du canal St-Martin, le sieur Bouché père a été autorisé, par un jugement du 28 août 1825,

à poursuivre la licitation de ces biens, et leur adjudication à l'audience des criées du tribunal civil de la Seine.

Toutes les formalités préalables avaient été remplies, et on allait procéder à l'adjudication préparatoire de la maison cidevant désignée, lorsque M. le préfet du département de la Seine est intervenu dans la poursuite, et a demandé qu'il fût fait défense aux parties de passer outre à l'adjudication, aux offres de faire régler, dans la forme légale, l'indemnité qui serait due aux propriétaires à raison de l'expropriation, pour utilité publique, de l'immeuble dont s'agit.

L'opposition de M. le préfet était fondée sur la loi du 5 août 1821, et sur l'ordonnance du Roi du 15 du même mois, qui, en déterminant les mesures relatives à la confection du canal St-Martin, avait ordonné l'expropriation de tous les terrains qui se trouvaient dans l'alignement du canal projeté.

Les héritiers Bouché ont répondu que l'opposition de M. le Préfet était, quant à présent, mal fondée; qu'aux termes de l'article 545 du Code civil, confirmé par l'art. 10 de la Charte, la dépossession du propriétaire, même pour cause d'utilité publique, ne peut résulter que du règlement préalable et du paiement de l'indemnité qui lui est due pour le prix de la cession; que jusque alors l'autorité n'avait encore fait aucune démarche pour mettre les parties intéressées en état d'établir leurs contredits, et de discuter avec l'administration compétente, soit l'utilité de l'expropriation, soit les bases sur lesquelles elle prétend asseoir son indemnité. De tout ceci les héritiers Bouché concluaient que, jusque alors, ils n'avaient pas cessé d'être les maîtres de leur chose, et qu'ils pouvaient en poursuivre la vente, sauf à M. le préfet à réclamer contre l'adjudicataire, dans la forme légale, le bénéfice de l'expropriation et le règlement des indemnités, suivant le mode établi.

Le 22 novembre 1823, jugement du tribunal civil de la Seine, qui déclare M. le Préfet mal fondé dans son intervention, et ordonne qu'il sera passé outre à l'adjudication

réparatoire de l'immeuble dont s'agit. Ce tribunal a consiléré « que la publication de l'ordonnance royale qui autorise expropriation et même les estimations qui peuvent avoir our but de parvenir à la fixation amiable de la propriété ont la dépossession est autorisée ne peuvent empêcher le ropriétaire de disposer de sa chose, ni le copropriétaire l'en provoquer la vente par licitation; que d'ailleurs l'adjulication ne peut mettre aucun obstacle à l'exercice de l'acion que l'autorité peut poursuivre, dans l'intérêt public, uisque l'adjudicataire ne peut acquérir d'autres droits que eux des propriétaires actuels ».

Sur l'appel, M. le préfet a soutenu que l'ordonnance, oyale du 15 août 1821, en autorisant l'expropriation de ous les terrains situés dans l'alignement du canal de l'Ourcq, vait, du jour de sa publication, opéré la dépossession des nciens propriétaires; que, dans l'hypothèse où ce premier point serait contesté, il faudrait au moins convenir que le lessaisissement est irrévocablement consommé par l'accomlissement des formalités que prescrit la loi du 8 mars 1810; que dans l'espèce elles avaient toutes été remplies; qu'il avait été dressé un plan figuré des terrains et édifices dont les travaux du canal devaient entraîner la cession, et que la maison lont s'agit s'y trouvait comprise; que ce plan avait été publié et affiché; que les héritiers Bouché n'avaient élevé aucune éclamation, aucune plainte, en sorte que par leur silence Is avaient approuvé et reconnu la légalité de l'expropriation; que dans cet état de choses il ne restait plus à fixer que nontant de l'indemnité; mais que le mérite et l'exécution le la vente n'étaient point subordonnés à ce règlement, uisque, lors même qu'il y a dissentiment sur la valeur de 'indemnité, l'expropriation n'en est pas moins irrévocable, auf le droit pour les parties de recourir à l'autorité judiciaire, pour faire régler le prix de la cession.

le

Les intimés ont soutenu, comme en première instance, que le paiement de l'indemnité convenue ou réglée judiciaiement pouvait seul opérer la dépossession de l'ancien pro

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priétaire; que jusque là il restait maître de son bien, et qu'il pouvait le vendre ou en disposer de toute autre manière.

La propriété, disaient-ils, est un droit inviolable, absolu; nul ne peut être contraint de vendre ou céder sa chose quand il veut la conserver. Nous savons très-bien que l'intérêt public peut faire quelquefois fléchir ce principe; mais alors la loi dispose par forme d'exception. Or toute exception doit être restreinte au cas spécifié, et s'il s'agit d'une prérogative exorbitante, il faut commencer par en accomplir les conditions. Or, puisque l'art. 545 du Code civil, en forçant le propriétaire de céder son fonds pour cause d'utilité publique, a subordonné cette obligation au paiement d'une juste et préalable indemnité, il faut donc, avant tout, que l'État, ou la commune qui invoque le bénéfice de cet article, se soumette en même temps à la condition qu'il impose. Il résulterait du système contraire la plus fâcheuse conséquence, puisque alors le propriétaire serait privé tout à la fois et de la chose et du prix, tant qu'il plairait à l'administration d'éluder le paiement de l'indemnité, ou de prolonger la contestation qui pourrait s'élever à cet égard.

Du 4 mars 1824, ARRÊT de la Cour royale de Paris, troisième chambre, M. Lepoitevin président, M. de Peyronnet avocat-général, MM. Louaut, Parquin et Dubois avocats, par lequel:

« LA COUR, -Faisant droit sur l'appel interjeté par le préfet du département de la Seine, du jugement rendu par le tribunal civil de Paris, le 22 novembre 1823; - Considérant qu'aux termes de l'art. 10 de la Charte constitutionnelle et de l'art. 545 du Code civil, nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est pour cause d'intérêt public légalement constaté, et moyennant une juste et préalable indemnité; -- Adoptant au surplus les motifs des premiers juges,―A MIs et MET l'appellation au néant; ordonne que le jugement dont est appel sortira son plein et entier effet; condamne le préfet de la Seine, ès noms, à l'amende et aux dépens.

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