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accusa d'insuffisance ses moyens d'exécution. II fit la récapitulation de toutes les levées d'hommes proposées ou décrétées coup sur coup; elles montoient à deux cent quarante-cinq mille deux cent quatre-vingts hommes, y compris les vingt mille qui devoient former un camp aux environs de Paris. Il démontra l'impossibilité d'effectuer des levées aussi immenses aussi rapidement qu'on l'avoit annoncé; il insista sur la nécessité d'en appliquer les premiers produits au recrutement de l'armée, qui n'exigeoit pas moins de cinquante mille hommes, et au complétement des cent quatre-vingts bataillons de volontaires nationaux, auxquels il manquoit quarante mille, six cents hommes. Il représenta aussi que cette levée prodigieuse ne seroit pas effectuée de toute l'année puisque la première levée de volontaires nationaux avoit duré plus de six mois, quoique beaucoup moins considérable. « La levée de la nation toute » entière, dit-il, présente une grande idée très

énergique, mais elle manqué de précision; et » elle est inexécutable, parce qu'il n'y a ni assez » d'armes, ni assez de provisions de bouche, ni » assez de munitions. C'est par un pareil moyen » que l'imprudent Vander-Noot a détruit, dans » quinze jours, toutes les ressources des Belges » contre une poignée d'Autrichiens. Il poussa le » même cri de guerre; quatre-vingt mille hommes » au moins se rassemblèrent à sa voix avec promp

» titude, et furent dissipés encore plus prompte»ment par douze ou quinze mille Autrichiens.... » A-t-on commencé par assigner des fonds pour

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chaque objet?....... M. Servan s'est contenté de faire rendre plusieurs décrets, et s'en est rap» porté, pour l'exécution, aux soins des départe » mens, districts et municipalités, qui ne peuvent » rien entendre à la partie militaire; ainsi, loin

de diminuer par là la responsabilité, il l'a sur » chargée de toutes les lenteurs que 'les corps » administratifs mettront dans ces différentes » levées. » Il présenta le tableau de ce qui auroit dû être fait et de ce qui restoit à faire par le ministre de la guerre, et termina son mémoire, ou rapport, par quelques observations sur la discipline, sur la responsabilité des ministres, et sur l'importance dont il étoit que le corps législatif maintînt l'intégrité des pouvoirs constitués, veillât sur l'exécution des lois, et soutint l'autorité du pouvoir exécutif. « Il est temps, dit-il en finissant, » que toutes les factions se taisent devant le dan» ger de la patrie. Ne ressemblons point aux » matelots qui s'enivrent dans le plus fort de la » tempête, et qui laissent submerger le vaisseau. » Réunissons-nous autour de l'arbre de la liberté; » sur-tout n'ébranlons pas la constitution; cette » charte sacrée doit nous rallier tous. Dès. que » les soupçons qui trop souvent ont obscurci les » lumières de ce sénat auguste disparoîtront; dès

» que par un concours salutaire des deux pou» voirs ils se réuniront sincèrement pour opérer » le bien, l'espoir du peuple français sera entière» ment relevé, et alors la France pourra résister » à tous les ennemis qui l'attaqueront, et les » vaincre ; mais nous subirons tous les malheurs » possibles; et nous les aurons mérités, si, dès » ce moment, il n'y a pas en France une législa» ture ferme et un gouvernement actif (1). »

De violens murmures interrompirent plusieurs fois la lecture de ce mémoire ; ils accusèrent Dumouriez, non-seulement d'inexactitude, mais de calomnie. On concevoit à peine que n'ayant le porte-feuille du département de la guerre que depuis quelques heures, il eût pu rédiger et dicter un mémoire aussi détaillé, et il paroissoit encore moins possible qu'il eût eu le temps de vérifier tous les faits qu'il avoit avancés. Il parut dédaigner ces suppositions injurieuses, et n'y répondit, qu'en signant son mémoire qu'il déposa assez fièrement sur le bureau en se retirant. Aussitôt qu'il fut hors de la salle, sa conduite fut hautement et très-amèrement blâmée par les factieux amis de Servan, qu'il avoit vivement irrités. « Si le » nouveau ministre de la guerre, disoient - ils, » n'est pas le plus vil des imposteurs, c'est le

(1) Ce mémoire est rapporté dans le Moniteur du 16 juin 1792, page 699, colonne première et suivantes.

» plus coupable des traîtres; car il résulteroit de » son mémoire, qu'il a provoqué la déclaration » de guerre, dans un moment où le mauvais » état de nos armées et de nos places frontières » ne permettoit pas à la nation de la soutenir. Il » doit donc être puni comme calomniateur, ou » comme traître à la patrie. Après quelques autres déclamations du même genre, l'assemblée leva la séance sans avoir rien statué sur le mémoire du ministre, ni sur les motions faites contre lui.

C'est ainsi que trop de précipitation rendit bien plus nuisible qu'utile une démarche qui auroit inévitablement produit un effet très-avantageux si elle eût été faite à propos, et mieux combinée. Dumouriez n'auroit pas dû se présenter à l'assemblée, dans une circonstance où il ne pouvoit qu'en être mal accueilli, et il n'étoit pas moins imprudent d'attaquer Servan dans un moment où il étoit si puissamment protégé par le mécontentement qu'avoit excité sa disgrace, et par l'enthousiasme extravagant dont elle l'avoit rendu l'objet. Ileût été bien plus sage d'attendre que le décret qui le proclamoit digne de l'estime et des regrets de lanation eût été envoyé dans tous les départemens. C'étoit là véritablement l'instant qu'il eût fallu choisir pour manifester à l'assemblée, non par de simples assertions qu'on pouvoit toujours soupçonner d'être légèrement hasardées, mais par unc dénonciation en forme, que non-seulement

elle avoit fait aux ministres disgraciés plus d'honneur qu'ils ne méritoient, mais qu'elle devoit décréter d'accusation Servan et Clavières; et elle n'auroit pu s'en dispenser, si les marchés frauduleux, contractés dans le département de la guerre, et les friponneries sans nombre commises dans le département des finances, eussent été constatés par des preuves authentiques, toujours faciles à obtenir contre des ministres prévaricateurs, lorsqu'ils ne sont plus en place (1). Quant à Roland, instrument stupide de la créature aussi intrigante que spirituelle qu'il avoit pour femme, sa nullité personnelle, sa grossière rusticité et la lettre insolente qu'il avoit adressée au roi auroient suffi, aux yeux de tous les gens raisonnables, pour justifier sa majesté d'avoir chassé de son conseil ce ci-devant petit inspecteur des manufactures, dont madame Roland

(1) Sans nous permettre de contredire ici le récit de M. de Bertrand, nous ne croyons pas cependant qu'on puisse confondre M. Servan avec Clavières et Roland; l'un, fripon déhonté, et l'autre, fanatique stupide. M. Servan n'a point profité de la révolution pour augmenter sa fortune. Il eut le très-grand tort de proposer une mesure désastreuse; mais il tomba, en cette occasion, dans un piège qui lui fat tendu par Brissot et le parti de la Gironde, qui feignoient alors de se réunir au roi, et promettoient de le sauver, s'il se mettoit entre leurs mains.

(Note de l'éditeur. }

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