de le devenir, comme il aspire à le devenir tout au moins, le maître de la nature et le dominateur de la terre entière? Toute réflexion faite, c'est à ce dernier parti que je m'arrête. Il vaut toujours mieux, même quand on craint d'avoir les ailes courtes, voler de ses propres ailes que d'emprunter celles d'au trui. Je ne procéderai pas par définitions. Toute définition est dangereuse, a dit Cicéron. Toute définition est vaine, tout au moins (j'en faisais la remarque ici même, il y a quatorze ans, en ouvrant le premier cours d'économie politique qui ait été essayé pour les jeunes filles), si elle n'a été précédée d'explications dont elle est le résumé. Allons au fait donc. Voici l'homme, l'homme primitif, c'est un animal; un animal comme les autres, avec quelques différences. Supérieur en intelligence, à ce qu'il pense: ce n'est pas absolument prouvé; car nous ne sommes point dans la peau de ceux que saint François d'Assise appelait «nos frères inférieurs », et nous ne comprenons que très imparfaitement leur langue, ce qui ne rend pas la comparaison bien facile. Mais je ne conteste pas, et je ne demande pas mieux que d'admettre notre très grande supériorité. Il est un point, tout au moins, sur lequel elle n'est guère discutable. Nous ne pouvons pas seulement, comme les autres animaux, nous communiquer les uns aux autres, dans une mesure apparemment plus large, nos impressions et nos idées; nous avons, chose de la plus haute importance, la faculté de les échanger, de les transmettre, d'individu à individu d'abord, et ensuite, grâce à la tradition, de génération en génération. Nous avons, en outre (cela n'a l'air de rien et c'est énorme), dans notre organisation physique, une particularité qui nous a valu d'être rangés par les naturalistes dans l'ordre des bimanes. Grâce à la disposition de notre pouce opposable, nous pouvons, à notre gré, prendre, quitter et reprendre successivement, suivant l'usage plus ou moins prolongé que nous en désirons faire, les objets les plus divers. D'où la possibilité de nous donner, sans limites pour ainsi dire, des instruments ou, pour mieux dire, des organes additionnels qui nous appartiennent sans nous être attachés à demeure, et d'avoir à notre disposition, avec le temps, l'arsenal entier des moyens d'action répartis par la nature entre toute l'armée des autres animaux. Franklin aurait défini l'homme, si la tradition est vraie, « un animal qui fait des outils ». Et pourquoi l'homme fait-il des outils? Précisément parce que la nature ne lui en avait pas donné. Il est perfectible parce qu'il se sent imparfait. C'est encore, suivant une autre définition dont je connais l'auteur, un animal mécontent de son sort ou, si vous voulez, un animal paresseux. Étant mécontent de son sort, il cherche à l'améliorer; et, étant paresseux il cherche à épargner sa peine, ce qui le rend industrieux. « Besoins, efforts, satisfactions,» voilà, dit Bastiat, au début de son livre des Harmonies, le cercle entier de l'activité matérielle de l'homme. Il a des besoins, et, pour les satisfaire, il faut qu'il fasse des efforts. Il faut qu'il se saisisse, - aux dépens de cette force personnelle qui est en lui et qui incessamment s'épuise, si elle ne se répare, - des choses qui l'entourent et qui par nature sont propres à être employées à son usage. Mais cet effort peut être plus ou moins heureux. L'homme peut, dans ce commerce avec la nature, où tout est à payer de sa propre personne, donner plus ou moins pour avoir autant ou davantage, et modifier, par conséquent, le rapport entre l'effort et la satisfaction. C'est le secret du progrès. Une fois le premier pas fait dans cette voie, il n'y a plus qu'à continuer. Et, à chaque succès, non seulement il y a bénéfice pour l'individu qui obtient ce succès; mais, grâce à la sociabilité humaine, grâce à l'esprit d'imitation et a la faculté de transmission qui est le propre de notre espèce, il y a pour ses semblables, pour les plus proches d'abord, puis successivement pour les plus éloignés, une augmentation de forces, de ressources, un agrandissement d'existence qui se prolonge après eux comme une survivance. Et c'est là ce qui constitue proprement ce qu'on appelle la civilisation. C'est aussi ce qui constitue ce que nous appelons, nous autres économistes, d'un mot beaucoup moins relevé, d'un mot prosaïque, grossier même pour beaucoup, parce qu'ils ne savent pas le comprendre: la production. La richesse, dans son sens le plus large, c'est l'ensemble de tous les éléments de satisfactions rendues possibles par le travail de l'homme; et la science économique n'est autre chose que l'étude des conditions les plus favorables au développement de cette richesse. Elle constate que, parmi ces conditions, l'une des plus essentielles, une condition sine qua non, c'est la sociabilité humaine et l'échange. Dans l'isolement, ainsi que l'a parfaitement dit Bastiat, nos besoins surpassent nos facultés; dans la société, nos facultés surpassent nos besoins, c'est-à-dire permettent, par la satisfaction des besoins anciens, l'apparition et la satisfaction graduelle de be. soins nouveaux. Mais il faut pour cela que les travaux et leurs résultats se distribuent en passant, pour ainsi dire, de main en main; que les produits de la terre, les fruits des arbres, les arts, les sciences, les merveilles de l'industrie, se disséminent comme la lumière: et c'est ce qu'on appelle la répartition. Il faut enfin, puisque la satisfaction est le but de l'effort, puisque l'on ne produit que pour consommer et que pour produire on consomme; il faut savoir tirer parti convenablement de la richesse obtenue, puiser au réservoir sans en tarir la source, en la renouvelant, au contraire, en l'agrandissant. Dans le grand mécanisme du mouvement des eaux à travers l'univers, les vapeurs aspirées de l'Océan par la chaleur du soleil, ou enlevées par le frottement des vents qui balayent leur surface, se rassemblent pour former des nuages, retombent en neige ou en pluie sur les points élevés d'où elles redescendent en ruisseaux et en fleuves dans les vallées, et, par ce perpétuel va-et-vient, entretiennent incessamment la fécondité et la fraîcheur à la surface du globe. Mais dans cet admirable mouvement des eaux la quantité en jeu est fixe. Dans la circulation de la richesse humaine elle est variable, et par destination grandissante. Elle se développe elle-même par une impulsion de plus en plus active, à mesure que, produisant mieux, répartissant mieux, utilisant mieux, nous agrandissons le flot de la vie humaine sur la terre et faisons à l'homme, plus maître de lui et plus maître de la nature qui l'entoure, une place plus large et plus élevée en même temps. Il n'y a pas autre chose, Messieurs, sous ces trois termes, rébarbatifs pour quelques-uns, de production, de répartition et de consommation, qui indiquent les trois divisions traditionnelles de l'économie politique. Reprenons-les, si vous le voulez bien, un à un, et d'abord le premier: la production. Produire, qu'est-ce au juste? Ai-je besoin de dire que ce n'est pas créer? L'homme ne fait rien de rien, il peut simplement faire de quelque chose autre chose. La terre recèle des matériaux, il s'en empare. Elle a des productions spontanées, il les recueille. Elle peut donner naissance à des moissons, il lui en demande. Elle est traversée de cours d'eau qui sont, suivant l'expression de Pascal, des chemins qui marchent; il les charge de le transporter au loin et de porter avec lui les objets trop lourds pour ses forces. Des nappes plus vastes s'étendent entre les continents; il y voit d'abord des barrières, des espaces dissociables (c'est le mot du poète Horace). Il s'en sert plus tard comme de routes plus faciles, préparées pour rapprocher les nations éloignées. Et l'industrie moderne, réalisant, grâce à la vapeur, le beau rêve de saint Jean Chrysostome, en fait les grands pourvoyeurs de la table commune, autour de laquelle peuvent s'asseoir en paix, s'ils le veulent, comme les enfants d'un même père, tous les membres de la grande famille humaine. L'homme a tout cela devant lui; mais tout cela, il commence par ne pas le connaître. C'est le trésor caché dont parle le vieillard de La Fontaine : Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l'héritage Que nous ont laissé nos parents : Je ne sais pas l'endroit, mais un peu de courage Il faut savoir l'endroit, c'est-à-dire le découvrir; et c'est l'œuvre du travail, mais d'un travail intelligent. Car le travail, ce travail qui est un trésor, ce n'est pas le travail au sens étroit, faux, injuste, dans lequel, trop souvent, ou s'obstine à le prendre pour opposer telle ou telle sorte d'occupation à telle autre. C'est le travail de la main, sans doute, c'est le travail de l'homme qui répand sur le sillon la sueur matérielle de son front; mais c'est aussi le travail de l'esprit, le travail de l'homme qui indique la semence à confier à ce sillon et jette sur lui le rayon fécondant de sa pensée. Travailler, c'est agir; mais c'est aussi, c'est d'abord savoir agir. On dit communément: «Vouloir, c'est pouvoir. >>> Erreur, disait, il y a un quart de siècle, dans un de ses écrits si étrangement mêlés de mysticisme et de sens pratique, cet esprit original et attachant qui s'appelait le P. Gratry; « vouloir ne suffit pas. Savoir et vouloir, cela s'appelle pouvoir. » La science, a dit sous une autre forme un économiste qui, depuis trop longtemps, nous laisse le regret de ne plus le lire, M. de Fontenay, «la science est le grand bras du levier avec lequel l'homme soulève le monde ». Donc, il faut savoir d'abord, et puis il faut vouloir. Et voilà pourquoi il est insensé, il est impie, il est criminel, et de plus en plus à mesure que l'on est dans une société qui a la prétention d'être démocratique, de venir, comme le font certains hommes, soulever, contre ce que l'on appelle l'aristocratie de l'intelligence, ce qui serait l'aristocratie de la bestialité. Il est coupable et il est inepte de dire à des hommes qui travaillent, et qui souvent travailllent d'une façon pénible, mais qui ne travaillent pas seuls, que ceux qui ne travaillent pas de la même façon qu'eux non seulement ne contribuent pas à la production commune, mais prennent leur part. Il faut leur dire, au contraire, et leur faire comprendre que ce sont ceux-là bien souvent qui leur ouvrent les sources dans lesquelles ils peuvent puiser: que c'est au géologue, par exemple, qui, en passant sur un terrain, y reconnaît la présence de la houille; au botaniste qui, à l'apparence des plantes, devine l'eau L'ÉCONOMIE POLITIQUE EN UNE SÉANCE. 11 souterraine; à l'ingénieur qui, grâce à ses connaissances techniques, peut creuser le puits ou la galerie de la mine, que sont dus et que seront dus, tant qu'il y aura de l'eau à utiliser et de la houille à extraire, les travaux des mineurs, la marche des métiers, l'irrigation des campagnes ou l'alimentation des villes. Ils ont vu, ils ont montré, ils ont donné; les autres ne font que recueillir. Produire, c'est mettre au jour. Un seigneur italien passait un matin devant une chaumière sur la porte de laquelle un enfant, armé d'un mauvais couteau, taillait un morceau de bois. << Que fais-tu là, petit, lui dit-il; tu fais un cheval? « Monseigneur, répondit l'enfant, qui devait être plus tard sculpteur de mérite, je ne le fais pas, je le découvre. » N'est-ce pas la même vérité qu'à son tour exprimait dans son beau langage notre La Fontaine? Un bloc de marbre était si beau Le bloc de marbre, c'est la nature; le statuaire, c'est l'homme. A mesure qu'il devient plus habile; à mesure que, par la vue de l'esprit, il pénètre davantage l'essence de ces matières brutes qui l'entourent; à mesure qu'il apprend à connaître les lois de la pesanteur, la direction des vents, les courants des fleuves et des mers; que dans cette marmite, qui depuis l'origine avait fait trembler son couvercle, il surprend le secret de la force qui va faire marcher les navires et mettre en mouvement les métiers les plus délicats et les engins les plus gigantesques; à mesure qu'il sait faire cela, qu'il transforme, qu'il façonne, qu'il approprie, il produit. La production n'est qu'un ensemble de façons, mais de façons utiles, et de plus en plus utiles, données aux choses. Aux choses, dis-je, et aux hommes. Car, pour que les hommes puissent façonner les choses, il faut qu'ils soient façonnés euxmêmes. Et voilà pourquoi, Messieurs, la production n'est pas d'essence matérielle. Dans le grand domaine qu'elle embrasse, dans le grand domaine de l'industrie, en prenant ce mot dans l'acception la plus large, les économistes distinguent des parties ou, |