GUILLAUMIN ET C', ÉDITEURS De la Collection des principaux Économistes, des Économistes et Publicistes du Dictionnaire de l'Economie politique, du Dictionnaire universel du Commerce et de la Navigation, etc. RUE RICHELIEU, 14 1883 JOURNAL DES ÉCONOMISTES L'ÉCONOMIE POLITIQUE EN UNE SÉANCE 1 Au moment où je me lève pour prendre la parole dans cette salle, un souvenir, bien vieux, hélas! me revient à la mémoire. C'était, il y a quelque quarante-deux ou trois ans, à la Saint-Charlemagne du collège Louis-le-Grand. Un de nos anciens, Deschanel, aujourd'hui conférencier émérite, comme chacun sait, sénateur inamovible, tout comme notre président d'honneur M. DietzMonnin, et professeur au Collège de France, mais en ce temps là simple élève de l'École normale supérieure, venait, pour la troisième fois, l'appel du proviseur, égayer notre banquet par des vers de sa façon. Dans le nombre se trouvaient ceux que voicì: Deux fois, bon, nous a dit le proverbe latin, Ils me sont restés dans la mémoire, ces vers. Et, comme ce n'est pas la première fois, ni même la seconde, mais bien la troisième, que je suis appelé ici, à cette place, et par les mêmes personnes, à faire une conférence d'economie politique, j'avoue qu'ils ne laissent pas que de me peser un peu sur le cerveau. J'ai peur que le même plat, servi de la même main, ne risque de vous paraître fade. Il est vrai qu'un des maîtres de la science économique, l'un des miens, Bastiat, affirme que la répétition est la plus puissante des figures de rhétorique, et que, si elle ne plaît pas toujours, elle instruit du moins; ce qui est bien quelque chose. Et c'est là sans doute, Messieurs, ce que vous avez voulu. Je m'exécute donc et j'essaye, non de remplir (il y faudrait plus 1 Conférence faite à la Société protestante du travail le 7 mai 1883. d'une séance), mais d'esquisser au moins, le programme qui m'a été tracé. Car on m'a fait mon programme, je tiens à le dire; à chacun sa responsabilité. Et c'est à vous, mon cher Rossignol, que revient celle-là. Dans la première de mes conférences, j'ai parlé du travail dans ses rapports avec le capital, et j'ai montré leur solidarité. Dans la seconde, j'ai parlé du travail dans ses rapports avec la législation. J'ai établi que la liberté est sa loi; et j'ai étudié, non pas d'une façon théorique, mais d'une façon pratique, à un point de vue qui était actuel alors, et qui malheureusement l'est encore, l'influence des traités de commerce et des tarifs de douane sur cette liberté. C'est encore du travail que je vous entretiendrai; il n'en peut être autrement, car l'économie politique n'est autre chose que la science du travail. On peut dire du travail, au point de vue économique, ce que Bossuet disait de la religion, au point de vue moral: que c'est le tout de l'homme. Mais, au lieu de l'envisager cette fois par tel ou tel de ses côtés spécialement; au lieu de discuter, en essayant de l'approfondir, une des questions partielles dans lesquelles se décompose le grand problème du travail : c'est l'ensemble que j'ai à exposer devant vous, en suivant dans ce qu'elles ont de plus essentiel (très sommairement, cela va sans dire), les diverses phases de l'évolution du travail à travers les lieux et les âges. Par quel bout et sous quelle forme aborder ce vaste sujet? Acсерterai-je pour guide le sommaire, un peu bien sommaire, mais après tout assez bien ordonné et pas trop incomplet, que le Conseil supérieur de l'instruction publique s'est enfin décidé, il y a deux ou trois ans, à introduire dans le programme des classes de philosophie; d'où il a passé (j'aurais peut-être quelque droit de m'en enorgueillir) dans l'enseignement régulier des écoles normales d'instituteurs et d'institutrices? Prendrai-je, sans autre direction que la mienne, l'homme à son début, nudus in nuda humo, nu sur la terre nue, et le montrerai-je aux prises avec toutes les forces animées et inanimées de la nature; désarmé, pour lutter contre elles, de tout autre instrument que les ongles et les dents; puis, peu à peu, par l'intelligence, s'emparant des forces extérieures, les transformant, les pliant à son usage, des petites passant aux grandes et de celles-ci aux plus grandes; sortant de l'isolement pour ajouter à son travail personnel le travail de ses semblables, comme lui devenus légion; faisant, suivant l'admirable remarque de Platon, de l'impuissance de chacun la puissance de tous; et devenant ainsi peu à peu, comme il est en train |