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Néanmoins, la justice et la vérité me font un devoir de dire que, dès le mois de mars 1792, les yeux de M. de Lafayette parurent être entièrement dessillés. Il reconnut ses erreurs ( sa situation actuelle et les malheurs de sa famille ne me permettent pas d'expression plus sévère (1). Les progrès effrayans de la révolution lui firent prévoir quelles en seroient bientôt, les funestes conséquences, et le disposèrent à employer tous les moyens qui pouvoient lui rester, à sauver le roi. Il y auroit peut-être réussi, quoiqu'il n'eût pas l'énergie de caractère que demandoit une pareille tentative, si l'aversion ordinaire de sa majesté pour toutes les mesures de vigueur n'avoit .pas été fortifiée par sa répugnance et sur-tout par celle de la reine à avoir une obligation, aussi essentielle à un homme que leurs majestés regardoient depuis si long-temps comme leur ennemi.

Quoi qu'il en soit, voici ce qui se passa à cet égard. Ayant été dîner chez le comte de Montmorin, le samedi 2 juin 1791, j'y rencontrai M. de Lally-Tolendal qui arrivoit d'Angleterre. Il me conduisit au fond du jardin, et me dit que quoiqu'il n'appartînt plus à la France, et qu'il fût

(1) M. de Lafayette étoit renfermé dans les prisons d'Olmutz à l'époque de la publication de mes Mémoires particuliers, où le fair étoit rapporté.:

cère

sujet de la Grande-Bretagne, il conserveroit jusqu'au dernier soupir l'attachement le plus sinde Louis XVI, le plus propour la personne fond respect pour ses vertus, et la plus vive reconnoissance de ses bontés. « Je regarderai » comme le plus beau jour de ma vie, ajouta-t»il, celui où je pourrai concourir à le sauver: » c'est l'unique objet de mon retour en France, » et nous ne sommes pas absolument sans espoir. » Je dis nous, parce que je suis lié avec M. de » Clermont - Tonnerre et quelques autres amis » entièrement dévoués au roi, à la monarchie et » à la liberté. C'est sur ces bases que nous avons » arrêté un plan, que nous avons communiqué à » à M. Malouet. Il m'a dit qu'il étoit nécessaire » de vous en faire part, à raison de la confiance » que le roi avoit en vous; et voilà ce dont j'étois » bien aise de vous entretenir en particulier. »

Après ce préambule, M. de Lally entra dans le détail des principaux articles du plan qu'il avoit concerté avec ses amis, et dont voici la subs

tance:

1o. Rendre au roi la liberté la plus entière; 2o. Détruire les jacobins ;

3o. Constituer le roi médiateur entre la France et l'Europe, entre les Français et les Français ;

4o. S'occuper immédiatement des réformes à faire à la constitution, amener le peuple à mettre lui-même des bornes à la puissance populaire, et

assurer ainsi au roi la consolation la plus digne de son cœur, celle d'unir, comme Trajan, principatum et libertatem.

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« Voilà certainement, lui dis-je, un très-beau > plan; mais quels sont vos moyens d'exécution » pour le premier article, pour remettre le roi » en liberté?—Nos moyens ? Lafayette avec ses » gardes nationales, ou avec son armée, ou avec » l'un et l'autre, suivant les circonstances. » Lafayette Lafayette! m'écriai-je; pouvez» vous compter sur un pareil homme, après la » conduite que vous lui avez vu tenir ? - Il n'est » plus question de ce que M. de Lafayette a fait » depuis trois ou quatre ans, mais de ce qu'il » peut et veut faire dans ce moment-ci. N'est-il » donc pas possible que le même homme qui » s'est d'abord laissé entraîner dans des écarts. » blamables par un enthousiasme trop ardent » pour la liberté, veuille ensuite la défendre » avec le même zèle, contre la licence effrénée » qui menace de la détruire ? Dans ce moment, » Lafayette poursuit encore son roman; il n'a » commencé à croire aux droits de la royauté, » que lorsqu'il a pu la regarder comme adoptée, » établie et consolidée par le vœu et par les ser» mens du peuple; mais si elle est aussi sacrée » pour lui par ses nouveaux droits qu'elle l'est » pour nous par ses anciens titres; s'il est aussi » sincèrement attaché à la monarchie parce

» qu'elle est dans la nouvelle constitution, que » nous le sommes parce qu'elle est dans nos » cœurs et dans notre raison, que nous importe » cette différence de motifs, s'il tend au même » but que nous ? C'est de ses actions, et non de »ses opinions que nous avons besoin. ››

Quoique ce raisonnement ne m'inspirât pas une grande confiance dans M. de Lafayette, je ne crus pas pouvoir refuser de rendre compte au roi de cette conversation, et j'adressai en mêmetemps à sa majesté un long mémoire que M. Malouet m'avoit remis de la part de M. de Lally.

Quelques jours après, je retrouvai M. de Lally chez M. de Montmorin, et nous y reprîmes la même conversation. Ce fut alors que, pour achever de dissiper tous mes doutes sur les sentimens actuels et sur les bonnes dispositions de M. de Lafayette, il me lut plusieurs passages d'une lettre que ce général se proposoit d'adresser à l'assemblée, et dont l'envoi n'étoit différé qu'à raison de quelques additions qu'il falloit Ꭹ faire relativement aux changemens survenus dans le ministère.

Cette fameuse lettre, lue à la séance du 18 juin, étoit conçue en ces termes :

Au camp retranché de Maubeuge, ce 16 juin 1792, l'an quatrième de la liberté.

«-Messieurs, au moment trop différé peut-être

» où j'allois appeler votre attention sur de grands » intérêts publics, et désigner parmi nos dangers » la conduite d'un ministère que ma correspon» dance accusoit depuis long-temps, j'apprends » que, démasqué par ses divisions, il a succombé » sous ses propres intrigues; car, sans doute, ce » n'est pas en sacrifiant trois collègues asservis » par leur insignifiance à son pouvoir, que le » moins excusable, le plus noté de ces ministres » aura cimenté, dans le conseil du roi, son équi» voque et scandaleuse existence.

» Ce n'est pas assez néanmoins que cette » branche du gouvernement soit délivrée d'une » funeste influence. La chose publique est en » péril; le sort de la France repose principale»ment sur ses représentans; la nation attend » d'eux son salut; mais, en se donnant une cons»titution, elle leur a prescrit l'unique route par » laquelle ils peuvent la sauver.

» Persuadé, messieurs, qu'ainsi que les droits » de l'homme sont la loi de toute assemblée cons»tituante, une constitution devient la loi des » législateurs qu'elle a établis, c'est à vous-même » que je dois dénoncer les efforts trop puissans l'on fait pour vous écarter de cette règle » que vous avez promis de suivre.

» que

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» Rien ne m'empêchera d'exercer ce droit d'un

» homme libre, de remplir ce devoir d'un ci

» toyen; ni les égaremens momentanés de l'opi

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