Page images
PDF
EPUB

racémique. On brise la fiole, on traite, à diverses reprises, par l'eau bouillante la masse résineuse noire qu'elle renferme, et à la liqueur filtrée après refroidissement, on ajoute du chlorure de calcium en excès, qui précipite immédiatement tout l'acide racémique à l'état de racémate de chaux, d'où il est facile d'extraire l'acide racémique.

Le rôle principal de la cinchonicine, dans cette opération, est de donner un peu de stabilité à l'acide tartrique, et de lui permettre de supporter, sans se détruire, une température qui l'altérerait rapidement s'il était libre. La cinchonine et la cinchonicine, en tant qu'elles sont des substances actives sur la lumière polarisée, ne jouent aucun rôle dans cette transformation. L'éther tartrique, par exemple, qui est une combinaison où l'acide tartrique est uni à un corps inactif et qui peut supporter une température élevée sans se détruire, fournit, par l'action de la chaleur, des quantités notables d'acide racémique.

L'acide racémique, ainsi obtenu artificiellement, est complétement identique, pour toutes ses propriétés physiques et chimiques, à l'acide racémique naturel. Il possède surtout ce caractère si important d'être résoluble en acide tartrique droit et en acide tartrique gauche, lesquels montrent des pouvoirs rotatoires égaux et de sens opposés dans leurs combinaisons avec les bases.

Ce dédoublement de l'acide racémique artificiel en acides tartriques droit et gauche nous mène à cette conséquence, que l'acide tartrique droit ordinaire peut être transformé artificiellement en son inverse l'acide tartrique gauche; conséquence éminemment remarquable quand on la rapproche surtout de ce fait extraordinaire, dont l'explication sera, sans doute, donnéc un jour, que jamais, dans aucune circonstance, on n'a fait un produit actif sur la lumière polarisée en partant d'un corps inactif, quel qu'il soit, tandis que presque toutes les substances élaborées par la nature au sein de l'organisme végétal, sont dissymétriques à la manière de l'acide tartrique.

Ce qui donne encore à ce fait de la transformation de l'acide tartrique droit en acide racémique, une originalité particulière, c'est que j'ai constaté que, dans les mêmes conditions, l'acide tartrique gauche se transforme, à son tour, en acide racémique. Quelle étrange aptitude se trouve révélée dans les combinaisons organiques naturelles! un ensemble de molécules dissymétriques droites ou gauches, se transformant à moitié, par la seule influence d'une température élevée, en molécules inverses qui, une fois produites, se combinent aux premières.

Pendant longtemps, j'avais regardé comme impossible la production de l'acide racémique à l'aide de l'acide tartrique. En effet, me disais je, l'acide racémique est une combinaison d'acide tartrique droit et d'acide tartrique gauche. Le problème de la transformation de l'acide tartrique droit en acide racémique est donc le même que celui de la transformation de l'acide tartrique droit en acide tartrique gauche. Or, tout ce que l'on fait avec l'acide droit, on le fait dans les mêmes conditions avec l'acide gauche. Si done, une opération quelconque attribuée au droit le rendait gauche, la mêne opération appliquée au gauche le rendrait droit. La transformation paraît donc impossible. On peut, tout au plus, arriver à un acide inactif.

Heureusement, l'expérience a donné tort à ces déductions théoriques. Quoi qu'il en soit, elles me servaient de guide, et autant j'étais peu disposé à chercher la transformation de l'acide tartrique en acide racémique, autant

je multipliais les épreuves pour arriver à l'acide tartrique inactif. Non seulement celui-ci me semblait avoir une existence possible, en vue d'idées théoriques; je savais, en outre, toute l'étroite liaison des acides tartrique et malique, et j'avais obtenu antérieurement l'acide malique inactif. Or, c'est en cherchant l'acide tartrique inactif que j'ai trouvé l'acide racémique. Mais, chose singulière et fort heureuse, la même opération m'a fourni également des quantités très notables d'acide tartrique inactif. En d'autres termes, j'ai obtenu, en même temps que le racémique, un acide tartrique sans action aucune sur la lumière polarisée, et jamais résoluble dans les mêmes circonstances que le racémique en acide tartrique droit et en acide tartrique gauche, acide extrêmement curieux, cristallisant parfaitement et donnant des sels qui, par la beauté de leurs formes, ne le cèdent ni aux tartrates, ni aux racémates. J'ai dit précédemment qu'après avoir traité par l'eau le tartrate de cinchonine, chauffé pendant plusieurs heures à 170 degrés, et ajouté du chlorure de calcium, l'acide racémique, formé aux dépens de l'acide tartrique, se précipitait à l'état de racémate de chaux. Or, si l'on filtre immédiatement la liqueur afin d'isoler le racémate, en vingt-quatre heures il se dépose une nouvelle cristallisation, qui est du tartrate de chaux inactif pur, duquel il est facile d'extraire l'acide tartrique inactif.

Enfin, j'ai reconnu que l'acide tartrique inactif ne prenait naissance dans l'opération précédente qu'aux dépens de l'acide racémique déjà formé. Ce qui le prouve, c'est que si l'on maintient quelques heures le racémate de cinchonine à 170 degrés, une portion notable se transforme en ce même acide tartrique inactif.

La chimie se trouve donc aujourd'hui en possession de quatre acides tartriques : l'acide droit, l'acide gauche, la combinaison des deux, ou le racémique, et l'acide inactif, qui n'est ni droit ni gauche, ni formé de la combinaison du droit et du gauche. C'est de l'acide tartrique ordinaire détordu, si je puis me servir de cette expression qui rend grossièrement ma pensée et peut-être va plus loin qu'elle, car on ne saurait avoir trop de prudence dans l'étude de ces questions difficiles. Assurément, cette série de quatre isomères tartriques est un type auprès duquel une foule d'autres se rangeront par la suite.

On peut craindre cependant une difficulté sérieuse dans les applications ultérieures de ces nouveaux résultats. Pour aller, en effet, du terme droit au terme gauche, il faut passer par le racémique, qui est la combinaison des deux, et dédoubler ultérieurement cette combinaison. Or, quel procédé de dédoublement ai-je donné pour l'acide racémique? L'Académie se le rappelle : je forme le sel double de soude et d'ammoniaque. Les cristaux qui prennent naissance sont de deux sortes; je sépare minuellement ces cristaux d'après le caractère de leur forme hémiédrique : il n'y a rien là de général. Ce dédoublement s'offre ici comme un accident. C'est un phénomène très curieux, sans doute, mais dont on ne voit aucune cause prochaine; en outre, c'est un seul racémate qui présente cette faculté de dédoublement par conséquent, on obtiendrait dans une autre série que la série tartrique un nouveau racémique, que, très probablement, on serait arrêté par la difficulté iusurmontable de le dédoubler, et l'inverse du produit d'où l'on serait parti pour l'obtenir resterait inconnu. Tel était, naguère encore, l'état de la question; mais je suis récemment arrivé à un procédé,

non plus manuel et mécanique de dédoublement, de l'acide racémique, mais à un procédé chimique qui repose sur des principes tout à fait géné

raux.

:

En effet, dans le travail que j'ai présenté, il y a une année, à l'Académie, j'ai montré que l'identité absolue de propriétés physiques et chimiques des corps droits et gauches, non superposables, cessait d'exister quand on plaçait ces produits en présence de corps actifs. Ainsi, les tartrates droits et gauches d'un même alcali organique actif sont entièrement distincts par leurs formes cristallines, leur solubilité, etc.; il était donc à espérer que l'on pourrait profiter de cette dissemblance pour isoler les deux acides tartriques composant le racémique c'est le service que m'ont rendu, après bien des recherches infructueuses tentées sur divers alcalis, les deux bases quinicine et cinchonicine. Quand on prépare le racémate de cinchonicine, par exemple, il arrive toujours, pour une certaine concentration de la liqueur, que la première cristallisation est, en majeure partie, formée de tartrate gauche de cinchonicine; le tartrate droit reste dans l'eau mère. Pareil résultat se présente avec la quinicine; seulement, dans ce cas, c'est le tartrate droit qui se dépose le premier. Lors donc que l'on soupçonnera dans un produit organique une constitution binaire analogue à celle de l'acide racémique, on devra tenter son dédoublement en le mettant en présence d'un produit actif qui, par la dissemblance nécessaire des propriétés des combinaisons qu'il sera susceptible de former avec les composants du groupe complexe, permettra la séparation de ces derniers.

Les résultats que je viens de faire connaître à l'Académie ouvrent un nouvel avenir aux recherches que je poursuis depuis plusieurs années. On peut affirmer aujourd'hui qu'il existe des procédés généraux permettant de passer d'un corps droit au corps gauche inverse et non superposable, et au corps inactif. Aussi, vois-je de toute part s'affermir, même dans les esprits les plus sévères, la généralisation des lois de mécanique moléculaire mises en évidence par l'ensemble de mes études.

RECHERCHES SUR LES ALCALOÏDES DES QUINQUINAS,
PAR M. L. PASTEUR.

Il y a environ un demi-siècle que la cinchonine, entrevue déjà par le docteur Duncan, d'Édimbourg, fut pour la première fois isolée et obtenue pure par Gomès, médecin de Lisbonne. Il attribuait à sa présence l'efficacité des écorces de quinquinas; mais il méconnut sa nature chimique alcaline, qui ne fut bien appréciée que vers 1820, par MM. Pelletier et Caventou, époque à laquelle ces deux chimistes firent en outre la découverte, devenue si importante, de la quinine. Douze années plus tard environ, deux autres chimistes français, MM. Henry et Delondre, reconnurent dans le quinquina jaune un troisième alcaloïde nommé par eux quinidine. En 1829, Sertuerner, déjà célèbre par la découverte de la morphine, signala dans les eaux mères du sulfate de quinine une base incristallisable qu'il appela quinoïdine, et à laquelle il attribuait des vertus fébrifuges merveilleuses.

Les propriétés générales de la quinine et de la cinchonine sont assez bien connues. Mais il règne sur la quinidine et la quinoïdine les opinions les plus contradictoires.

Je crois avoir levé toutes les difficultés. Les résultats de mon travail mettent en outre en évidence des relations moléculaires toutes nouvelles entre les divers alcaloïdes des quinquinas. Voici les faits nouveaux auxquels je suis arrivé.

§ Ier. Cinchonicine. La cinchonine engagée dans une combinaison saline quelconque, soumise à l'action de la chaleur, se transforme en une nouvelle base isomère avec elle et entièrement distincte de la cinchonine. Je l'appelle cinchonicine. Tous les sels de cinchonine peuvent servir à la préparation de la cinchonicine; mais, pour que la transformation soit facile, complète, et que le but ne soit dépassé en rien, il faut placer le sel de cinchonine dans certaines conditions. En général, quand on chauffe les sels de cinchonine, ils fondent et se décomposent immédiatement; et si, par un artifice particulier, on ne provoque la fusion du sel à une température assez distante de celle de sa décomposition, la cinchonicine prend bien naissance, mais aussitôt elle se détruit par une action plus profonde de la chaleur. Le sulfate de cinchonine ordinaire, par exemple, chauffé directement, entre en fusion, puis se détruit aussitôt, et fournit une belle matière résineuse rouge, qui est un produit d'altération de la cinchonicine. Mais si l'on a soin d'ajouter au sulfate un peu d'eau et d'acide sulfurique avant de le soumettre à l'action de la chaleur, il reste fondu, même après l'expulsion de toute l'eau, à une température basse, et il suffit de le maintenir dans cet état de 420 à 130 degrés, pendant trois à quatre heures, pour qu'il soit entièrement transformé en sulfate de cinchonicine. La production de matière colorante est extrêmement faible, presque impondérable.

Je prouve, par des faits qui seront acceptés de tous les chimistes, que, si la chaleur joue un grand rôle dans cette transformation de la cinchonine, l'état vitreux, résinoïde du produit, a une influence réelle, et l'isomério actuelle se rattache certainement dans ses causes à ces transformations dont la chimie minérale nous offre plusieurs exemples dans le soufre mou, lo phosphore rouge, l'acide arsénieux vitreux.

§ II. Quinicine. — Tout ce que je viens de dire s'applique mot pour mot aux sels de quinine. Cette base, engagée dans un sel quelconque et soumise à l'action de la chaleur, se transforme en un nouvel alcalcide isomère de la quinine. Il faut et il suffit que le sel soit placé dans des conditions convenables, qui sont précisément celles que je viens de signaler pour les sels de cinchonine. J'appelle quinicine la nouvelle base. Le procédé le plus commode pour la préparer consiste à ajouter un peu d'eau et d'acide sulfurique au sulfate de quinine du commerce. Même après l'expulsion de toute l'eau, le sel reste fondu, et par trois à quatre heures d'exposition au bain d'huile de 420 à 130 degrés, toute la masse est transformée en sulfate de quinicine, avec une production extrêmement minime de matière colo

rante.

Quant aux propriétés générales de la cinchonicine et de la quinicine, elles offrent des analogies bien marquées avec les isomères d'où elles dérivent. Elles présentent surtout entre elles les plus vives ressemblances. Toutes deux sont presque insolubles dans l'eau, très solubles au contraire dans l'alcool ordinaire ou dans l'alcool absolu. Toutes deux se combinent facilement à l'acide carbonique, et chassent à froid l'ammoniaque de ses combinaisons salines. Toutes deux se précipitent de leurs solutions sous forme de résines fluides, à la manière de la quinine dans certaines circon

stances. Toules deux, enfin, dévient à droite le plan de polarisation. Elles sont également très amères et fébrifuges.

§ III. Quinidine. J'ai fait allusion tout à l'heure à toutes les contradictions que l'on rencontre dans les travaux des chimistes qui ont étudié la quinidine. Ces contradictions viennent toutes de ce fait qui leur a échappé, que sous le nom de quinidine on a confondu deux alcaloïdes entièrement distincts par leurs propriétés physiques et chimiques, et qui sont presque constamment associés par mélange dans la quinidine du commerce, si l'on n'a pas eu le soin de purifier celle-ci par plusieurs cristallisations successives. Ainsi la quinidine découverte en 1833 par MM. Henry et Delondre, est tout autre chose que ce qu'on appelle aujourd'hui de ce nom en Allemagne et en France, et le produit allemand est très souvent mélangé en forte proportion de celui qui a été découvert par MM. Henry et Delondre. On trouvera dans mon Mémoire tous les détails nécessaires sur les propriétés et la composition des deux quinidines. J'ajouterai seulement, afin de les caractériser tout de suite, que l'une d'elles, à laquelle je conserve le nom de quinidine, est hydratée, efflorescente, isomère de la quinine, dévie à droite le plan de polarisation, et possède, à l'égal de son isomère la quinine, le caractère de la coloration verte par addition successive du chlore et de l'ammoniaque. L'autre base, à laquelle je donne le nom de cinchonidine, est anhydre, isomère de la cinchonine, exerce à gauche son pouvoir rotatoire, et ne possède pas le caractère précité de la coloration verte. C'est elle qui est aujourd'hui la plus abondante dans les échantillons commerciaux. Il est toujours très facile, en exposant à l'air chaud une cristallisation récente de cinchonidine, de reconnaître si elle renferme la quinidine. Tous les cristaux de cette dernière base s'effleuriront immédiatement en conservant leurs formes, et se détacheront en blanc mat sur les cristaux de cinchonidine demeurés limpides. On peut également recourir au caractère de la coloration verte par le chlore et l'ammoniaque.

--

En résumé donc, il y a dans les écorces de quinquinas quatre alcalis principaux : la quinine, la quinidine, la cinchonine, la cinchonidine. § IV. Action de la chaleur sur la quinidine et la cinchonidine. J'ai soumis les deux nouvelles bases, quinidine et cinchonidine, à l'action modérée de la chaleur, comme j'avais fait pour la quinine et la cinchonine, et je suis arrivé exactement aux mêmes résultats; c'est-à-dire que les deux nouvelles bases se transforment en bases isomères, poids pour poids, avec la même facilité et dans les mêmes conditions que les sels de quinine et de cinchonine. Mais, en outre, et c'est là sans contredit l'un des faits les plus essentiels de ce travail, les deux nouvelles bases obtenues par transformation de la quinidine et de la cinchonidine sont identiques, la première avec la quinicine, la seconde avec la cinchonicine. De telle manière que nous arrivons à cette conséquence remarquable: des quatre bases principales renfermées dans les quinquinas, quinine, quinidine, cinchonine, cinchonidine, les deux premières peuvent être transformées, poids pour poids, en une nouvelle base, la quinicine, ce qui prouve qu'elles sont elles-mêmes forcément isomères; et les deux autres, dans les mêmes conditions, se transforment en une seconde base, la cinchonicine, ce qui prouve que de leur côté elles sont elles-mêmes forcément isomères.

Les relations moléculaires que ces résultats signalent à l'attention des chimistes prennent un caractère nouveau lorsque l'on compare les pouvoirs

« PreviousContinue »