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des expressions qui sont les élémens de la pensée, comme les crayons et les couleurs sont les élémens d'un tableau.

L'invention des mots représentatifs de chaque objet et de leurs qualités, celle des noms, des verbes, des conjonctions nécessaires aux rapports qu'ils ont entre eux, celle des termes abstraits par le moyen desquels l'esprit généralise ses idées, enfin l'art de former une phrase, a nécessairement précédé la pensée, puisque la pensée ne peut se former que de plusieurs mots représentatifs de plusieurs idées. L'homme a donc parlé avant de penser. L'invention des langues est un fait. La diversité même des langages prouve que, dans l'origine, ils ne sont que le résultat d'une convention faite pour s'entendre, puisque chez les différens peuples les mêmes idées, les mêmes objets sont exprimés par des termes différens; résultat qui dérive uniquement de la faculté qu'a l'homme seul de désigner, par des sons articulés, les objets, les temps, les lieux, les idées et toutes les sensations qu'il éprouve. Nous avons vu combien cette convention devenait facile à prouver par les observations qu'on pourrait réunir sur la manière dont les enfans entre

eux se forment une langue qu'ils savent inventer, et qui leur suffit. L'imitation de la nature leur donne les sons primitifs de ce langage que l'accent, la configuration des organes et la variété du ton détermine ensuite. Ils s'entendent à merveille, et ne sont point entendus de ceux qui les observent.(17)

Voilà le premier essai. Le second, qui était le plus difficile et que le besoin de penser a dû faire éclore, c'est l'art de généraliser les idées par des termes abstraits, de réunir sous un seul mot les formes ou les qualités de plusieurs objets, et de rendre sensibles, par une expression, des êtres purement métaphysiques ou des sensations morales. C'est ici sur-tout que l'on peut voir que la pensée naît toute entière de l'expression, et que l'intelligence la plus parfaite n'aurait pas même les élémens de cette pensée sans les termes qui la composent. Un exemple rendra la chose plus sensible. Voici un vers de Boileau qui est une maxime, un jugement, une belle pensée :

Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.

Cette pensée n'est composée que de termes abstraits: Beau, vrai, aimable: Beauté,

vérité, amabilité, sont des expressions de choses qui n'existent pas, mais qui représentent collectivement la qualité des objets quelconques. Cette phrase présente une pensée très-juste et très-claire, et cependant, pour quelqu'un à qui ces termes abstraits ne seraient pas connus, elle n'offrirait pas plus de sens que si elle était écrite en chinois. Cette pensée même ne serait jamais venue dans la tête de Boileau, si ces termes n'eussent pas existé dans la langue française, et si aucun mot de cette langue n'eût exprimé l'idée de beau, vrai et aimable. Les peuples dont la langue n'offre pas de ces mots n'auront jamais de semblables pensées; et si les hordes sauvages n'en ont que très-peu, ce n'est que parce que leur idiome est très-circonscrit, et que leur langage ne diffère guère de celui des animaux, quoique les premiers aient, comme tous les autres hommes, la faculté de le perfectionner.

Il en est donc, ainsi que je le donnais à entendre tout à l'heure, des expressions par rapport à la pensée, comme des couleurs par rapport à un tableau. C'est parce qu'un peintre a des couleurs, et qu'il sait bien les employer, qu'il peint parfaitement; comme

c'est parce que l'homme a un langage, et qu'il sait bien l'employer, qu'il pense avec plus ou moins d'énergie, d'élégance ou de profondeur. Cette comparaison peut se soutenir d'autant mieux que, dans le genre allégorique, la peinture a beaucoup d'analogie avec les expressions abstraites ou métaphoriques. Un tableau charmant sort du pinceau d'un artiste célèbre; c'est une pensée morale que le Génie semble disputer aux Grâces; c'est l'Amour qui répand des fleurs sur la faux du temps (a). L'Albane aussi eût pu faire ce tableau; mais qu'eût-il fait sans crayon, sans couleur et sans modèle ? L'art de parler et d'écrire, celui de dessiner et de peindre, ne sont que l'art de donner la formc, la couleur, et, pour ainsi dire, la vie à la pensée. Le peintre qui ne saurait imiter que des objets ou des membres épars, et qui n'aurait point le talent de les mettre à leur place pour en former une figure régulière, ressemblerait au sauvage qui n'aurait que quelques idées et quelques sons pour les rendre, mais auquel manquerait le secours

(a) Ce tableau est de M. Ménageot, professeur de l'académie impériale de peinture.

d'une langue pour en former une phrase. Les différentes nuances que la syntaxe donne à cette phrase peuvent s'assimiler à celles que donne le mélange des couleurs sous d'habiles pinceaux; elles plaisent à l'œil par leur harmonie, comme celle des beaux vers plaît à l'oreille; et, sans aucun doute, Racine et Le Corrége n'eussent jamais eu même la pensée de leurs inimitables ouvrages, si le poète eût été sourd-muet et le peintre aveugle de

naissance.

La pensée ne peut donc pas plus exister sans le langage, que la peinture sans les couleurs. Ainsi, lorsque M. de Brosses a dit, en parlant des pensées métaphysiques, que les mots sont plus bornés qu'elles, parce que la faculté vocale l'est infiniment plus que l'imagination, il me paraît ne sêtre pas exprimé avec assez d'exactitude. Les idées abstraites n'ayant point d'archétype dans la nature, elles n'ont reçu l'existence que par les mots que l'on a inventés pour les exprimer; et dèslors il est impossible d'admettre que les mots soient plus abondans que les idées, et que celles-ci puissent former dans l'entendement une pensée métaphysique, sans le secours des mots qui en sont les élémens.

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