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ouvrage qu'il établit cette distinction entre la langue domestique ou de famille et la langue populaire et nationale. Il est évident que celle-ci ne fut composée que de la première, qui s'enrichissait successivement; et la manière dont Rousseau établit ce développement de la langue primitive est si ingénieuse et si agréable en même temps, que citer ce morceau c'est avoir toute sa pensée, et cette pensée est précisément celle qu'il me semble qu'on doit préférer.

Les associations d'hommes, selon lui, sont en partie l'ouvrage des accidens de la nature. Les révolutions des saisons, dans les climats froids sur-tout, dûrent aussi déterminer les hommes à se réunir pour se garantir de sa rigueur et s'entre-aider, ce qui ne pouvait se faire sans établir entre eux quelque sorte de convention; et l'on voit naître de la même cause l'origine des sociétés et des langues dans les pays chauds. «Dans les lieux arides, dit-il, où l'on ne pouvait avoir de l'eau que par des puits, il fallut bien se réunir pour les creuser ou du moins s'accorder pour leur usage. Là se formèrent les premiers liens des familles, là furent les premiers rendez-vous des deux

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sexes. Les jeunes filles venaient chercher de l'eau pour le ménage, les jeunes hommes venaient abreuver leurs troupeaux. Là des yeux accoutumés aux mêmes objets dès l'enfance, commencèrent d'en voir de plus doux. Le cœur s'émut à ces nouveaux objets un attrait inconnu le rendit moins sauvage; il sentit le plaisir de n'être pas seul. L'eau devint insensiblement plus nécessaire : le bétail eut soif plus souvent; on arrivait en hâte et l'on partait à regret. Dans cet âge heureux où rien ne marquait les heures rien n'obligeait à les compter; le temps n'avait d'autre mesure que l'amusement et l'ennui. Sous de vieux chênes vainqueurs des ans, une ardente jeunesse oubliait par degrés sa férocité, on s'apprivoisait peu à peu les uns avec les autres; en s'efforçant de se faire entendre, on apprit à s'expliquer. Là se firent les premières fêtes, les pieds bondissaient de joie, le geste empressé ne suffisait plus, la voix l'accompagnait d'accens passionnés, le plaisir et le desir confondus ensemble, se faisaient sentir à la fois. Là fut enfin le vrai berceau des peuples, et du pur cristal des fontaines sortirent les premiers feux de l'amour. »

En s'efforçant de se faire entendre, on apprit à s'expliquer: voilà pour quiconque y voudra réfléchir, la véritable origine de toutes les langues. Conçoit - on après cela comment le professeur G*** a pu dire: << Rousseau voulait découvrir les sources <«< d'un grand fleuve, et il les a cherchées. « dans son embouchure : ce n'était pas le << moyen de les trouver; mais c'était le « moyen de croire, comme on l'a cru des «< sources du Nil, qu'elles n'étaient pas sur << la terre, mais dans le ciel. » Cette phrase recherchée ne prouve rien autre chose, sinon que le professeur n'a pas très-bien compris le philosophe.

Terminons en nous exprimant d'une manière plus simple: Les mots ont-ils précédé la formation des langues, ou les langues ont-elles précédé l'ordre et la disposition des mots? Il me semble que c'est comme si on demandait si les outils nécessaires pour faire une montre ont été faits avant la montre. La réponse n'est pas difficile: assurément, pour former une grammaire, une syntaxe, il a fallu que la langue fût déjà avancée; mais pour former la première phrase qui a exprimé les premières idées, il n'a fallu que

la faculté de convenir que tel mot ou tel son articulé signifierait telle ou telle chose. L'art de convenir ainsi de la signification de plusieurs mots, pour exprimer tel desir, telle volonté, telle crainte ou telle autre sensation, n'a pas été plus difficile à trouver que l'art de fondre la mine, d'en tirer du fer ou de l'acier, et d'en former le ressort qui fait mouvoir tous les rouages d'une montre. (16)

La question ainsi débattue, il me semble qu'on peut regarder comme une vérité de principe, appuyée sur des raisonnemens positifs, que la faculté de penser dans l'homme n'est développée et mise en action que par la faculté de parler mise en pratique. Cette proposition peut paraître paradoxale à ceux qui n'ont pas long-temps médité sur ce sujet, et par l'habitude qu'ils ont de ne parler que pour exprimer une pensée qui leur paraît précéder l'expression: mais toute incertitude s'évanouit si, comme nous l'avons déjà dit, on veut bien distinguer soigneusement deux états dans l'homme; celui où il ne sait pas encore parler, et celui où la parole acquise lui devient si naturelle qu'il semble ne l'avoir pas acquise. Dans l'état de société, et

à cette époque où l'homme a tout l'usage de ses facultés intellectuelles, les pensées semblent arriver avant qu'on les exprime : mais pour savoir si réellement la pensée est produite par le langage, ou le langage par la pensée, c'est au moment du premier développement des organes de l'homme, dans son enfance même, qu'il faut l'étudier et suivre progressivement l'effet de la langue parlée sur ce développement. Or il paraît constant, par tout ce que nous avons observé, l'enfant n'aurait que des sensa, que tions, des idées, mais ne formerait aucune pensée s'il restait dans l'état de sourd-muet, ou, ce qui revient au même, si on ne lui apprenait point à parler.

La pensée dans l'homme peut donc être comparée au germe d'une plante qui ne se développe que par la fécondation et la fermentation, suite nécessaire du mouvement intestin occasionné dans ce germe par le fluide igné qui lui donne la vie. La langue parlée produit sur le germe de la pensée, ou la faculté intellectuelle de l'homme, le même effet que le fluide igné sur le germe végétal; et le développement des pensées ressemble à celui d'une plante ou d'un ar

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