Page images
PDF
EPUB

venté, ils ne se font comprendre de personne, pas même de leurs père et mère, auxquels ils ne répondent que par signes. Les deux aînés se parlent entre eux, et ne se font point entendre des deux autres plus jeunes, qui ont aussi leur jargon exclusif. Cette singularité, que je ne puis attribuer qu'à une mauvaise éducation et à l'abandonnement absolu où ils ont été laissés dès leur enfance, dans un pays sur-tout où les habitations sont dispersées, cette singularité, dis-je, a fixé mon attention, et j'ai voulu m'en assurer par moi-même, pour voir s'il n'y avait pas quelque rapprochement avec les deux langues je n'en ai trouvé aucun, et tout le monde là-dessus est d'accord avec moi. Le père se nomme Etienne Carlier, garde forestier du canton. >>

:

Si ce fait était bien constaté, que deviendraient tous les raisonnemens des philosophes et des métaphysiciens sur l'énorme difficulté de la première formation des langues? Elle a paru telle à J.-J. Rousseau, qu'il a cru pouvoir la regarder comme impossible en disant : « Pour convenir des mots, <«< il a fallu un langage; ainsi une langue a « été nécessaire à la formation des langues. >>

Il a pensé qu'il n'y avait rien à répliquer. Il me semble qu'il se trompait; que les signes suffisent convenir des mots, et que la faculté de parler suffit pour les prononcer.

pour

C'est une chose curieuse que l'emphase avec laquelle M. de Saint-Martin, plus grand apôtre du sens moral que du sens commun, exaltait cette pensée de Rousseau dans le discours qui est imprimé au 3e tome des Débats des séances normales. Ce discours était une réponse à quelques points de la doctrine du professeur de l'entendement, qu'il avait combattu en qualité d'auditeur ou d'élève.

«< Rousseau, dit-il, dont, malgré ses écarts, le cœur valait mieux que la tête (le cœur, c'est ici le sens moral), a pu sentir, en s'occupant des langues, fermenter intérieurecement ce germe radical du langage, que tous les hommes portent en eux-mêmes. De cette puissante fermentation il a pu voir s'élever en lui ce fruit fécond, cette magnifique idée, que la parole a été nécessaire pour l'institution de la parole; idée qui est pour moi une des vérités des plus profondes et des plus superbes qui soient sorties de la bouche des hommes; idée enfin qui n'a pu naître en lui sans qu'il se soit trouvé, pour

le moment, dans la véritable intima sympathia de son sens moral avec son entendement. >>

J'avoue que je ne peux pas m'extasier sur la sublimité de cette idée; et cela vient sans doute de ce que je ne sens pas intérieurement fermenter mon germe radical, et que je ne me suis jamais trouvé dans la véritable intima sympathia de mon sens moral avec mon entendement. M. de Saint-Martin, qui, heureusement pour lui, était presque toujours dans ce bel état, et l'a prouvé par plusieurs ouvrages écrits de ce style, et auquel je suis persuadé qu'il ne comprenait rien lui-même, M. de Saint-Martin trouve que depuis que le monde existe, aucun écrivain n'avait conçu une pensée aussi superbe et aussi féconde. Rousseau lui-même ne se doutait sûrement pas qu'en écrivant cette phrase il enfantait un prodige; il ne croyait mettre au jour qu'une simple réflexion propre à établir que l'homme avait eu besoin d'un secours surnaturel pour se former une langue. L'idée de Rousseau est-elle équivalente de celle-ci (et je crois qu'elle n'est concluante que dans ce ce sens): Une langue toute formée a été nécessaire pour l'institution de la première

loin

langue? alors il a dit une chose qui, d'être évidente, peut facilement être combattue. A-t-il voulu dire seulement, des mots, des expressions convenues ont été nécessaires pour la première formation d'une langue, il a dit une chose vraie qui se conçoit parfaitement; et pour trouver tous ces mots, il n'a fallu à l'homme que la faculté de parler, que personne ne dispute, et celle de se faire entendre, que personne ne conteste. Si je disais une pièce de toile a été nécessaire pour faire la première pièce de toile, je dirais une absurdité, et c'est, je crois, devant cette absurdité que M. de Saint-Martin se prosterne. Mais si je disais pour faire la première pièce de toile, il a fallu que la nature fit croître le lin, qu'elle donnât à l'homme l'intelligence nécessaire pour le préparer, pour en tirer le fil, pour en ourdir la trame, pour en fabriquer le tissu, et que le besoin, uni à l'adresse, ait conduit l'intelligence humaine, en se perfectionnant toujours, de la toile la plus grossière à la plus belle toile d'Hollande, je ne dirais alors qu'une chose simple et si évidente, qu'en vérité ce ne serait pas le cas de m'en faire un grand mérite.

:

Que Dieu, en créant l'homme et la femme, leur ait donné le premier langage dont ils se sont servis, j'en suis très-persuadé; et on ne peut penser raisonnablement que ces deux êtres doués de tant de faveurs célestes, ayant une ame susceptible de sentimens d'amour, d'adoration, de reconnaissance aient été privés de la faculté de les exprimer dès le premier moment de leur existence.

Mais si le hasard a voulu que des enfans, par un événement quelconque, aient été séparés de leurs parens et jetés dans quelque partie de la terre que les hommes n'avaient pas encore habitée, je crois que l'on concevra qu'ils ont pu, entre eux et en peu de temps, se former un langage aussi facilement que les enfans du canton d'Hérinnes, dont le président de ce canton a consigné l'histoire.

Rousseau lui-même, qui n'avait présenté son idée que comme un problême dans l'un de ses premiers ouvrages, le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, est revenu à une opinion, plus déterminée lorsque de plus profondes observations à ce sujet l'ont éclairé sur ce qui paraissait le plus vraisemblable. Il écrivit alors son Essa sur l'origine des langues ; et c'est dans cet

« PreviousContinue »