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que l'on a rendu de la méthode suivie à son égard, ne prouvent-ils pas mieux que tous les raisonnemens que ce n'était qu'en lui apprenant à parler qu'on pouvait espérer de lui apprendre à penser?

Dans l'espèce d'analyse que M. de la Harpe a donnée des ouvrages de Condillac, tom. XV de son Cours de Littérature, il fait sentir, d'une manière peut-être plus précise encore que l'auteur même, cette nécessité des signes ou des mots pour organiser la pensée, et cependant l'un et l'autre semblent craindre de faire un pas de plus pour arriver à la conséquence, qui se déduit si facilement d'un principe dont l'évidence ne laisse guère de doute.

Nous ne pouvons, dit-il, réfléchir sur les substances qu'autant que nous avons des signes qui déterminent le nombre et la variété des propriétés que nous y avons remarquées, et que nous voulons réunir dans des idées complexes, comme elles le sont hors de nous dans des sujets simples. Qu'on oublie pour un moment tous ces signes, et qu'on essaie d'en rappeler les idées, on verra que les mots sont d'une grande nécessité, qu'ils tiennent, pour ainsi dire, dans notre

esprit la place que les objets occupent au dehors comme les qualités des choses ne co-existeraient pas hors de nous sans des sujets où elles se réunissent, de même leurs idées ne co-existeraient pas dans notre esprit sans des signes où elles se réunissent également.

« La nécessité des signes est encore bien sensible dans les idées complexes que nous formons sans modèle, et qu'on appelle archétypes ou originales, comme la bonté, la vertu, le vice, etc., parce qu'elles se forment de plusieurs idées réunies dont nous composons un modèle intellectuel qui n'existe en effet nulle part, mais auquel nous rapportons toutes les qualités que nous avons remarquées dans les individus. Or qui est-ce qui fixerait dans notre esprit ces sortes de collections mentales, si nous ne les attachions à des mots qui les empêchent de s'échapper? Si vous croyez que les noms vous soient inutiles, arrachez-les de votre mémoire, et essayez de réfléchir sur les lois civiles et morales, sur les vertus et les vices, enfin sur toutes les actions humaines, et vous reconnaîtrez votre erreur. Vous avouerez que si, à chaque combinaison que vous faites,

vous n'avez pas des signes pour déterminer le nombre des idées simples que vous avez voulu recueillir, à peine aurez-vous fait un pas que vous n'apercevrez plus qu'un chaos. » (a)

Plus on remonte à l'origine de la formation de la pensée dans l'esprit humain, plus on est frappé de la justesse de ces observations, qui faisaient desirer à Condillac que ses premiers ressorts ne fussent pas ignorés de ceux qui se chargent de l'éducation des enfans. « Si un précepteur, dit-il, connaissant parfaitement l'origine et les progrès de nos idées, n'entretenait son disciple que des choses qui ont le plus de rapport à ses besoins et à son âge; s'il avait assez d'adresse pour le placer dans les circonstances les plus propres à lui apprendre à se faire des idées précises et à les fixer par des signes constans; si même en badinant il n'employait jamais dans ses discours que des mots dont le sens serait exactement déterminé, quelle netteté, quelle étendue, ne donnerait-il pas à l'esprit de son élève? » (b)

Il est certain que, toutes choses égales

(a) Cours de Littérature, tome XV.
(b) Essai sur l'origine, etc., sect. 4, S 12.

d'ailleurs, l'enfant auquel on aura toujours parlé dans des termes clairs et précis, et avec lequel on aura plus causé de tout qu'a- ̧ ́ vec un autre, aura plus de sagacité, plus d'esprit, plus d'idées qu'un autre. Les mots étant, pour ainsi dire, la graine de la pensée, plus on sèmera de cette graine dans sa jeune tête, plus elle produira de fleurs et de fruits. Aussi remarque-t-on que plus une langue est riche, énergique ou délicate, plus elle abonde en ouvrages qui portent ces différens caractères; et c'est par cette même raison que les gens du peuple et des campagnes, dont le dictionnaire est si sté+ rile, ne paraissent avoir et n'ont effectivement, à très-peu d'exceptions près, ni sagacité, ni pénétration, ni génie. Comment auraient-ils ce que dans la société on appelle de l'esprit, puisqu'ils n'ont presque aucun des élémens qui le composent? Peut-être quelques-uns d'entre eux ont-ils dans leur cerveau le germe de productions les plus sublimes; mais, privé de l'instruction qui pouvait en favoriser le développement, ce germe périt comme une semence dont la végétation est manquée, faute de toutes les influences qui pouvaient la déterminer.

A

Rien n'est plus remarquable que la différence qui se trouve habituellement, sous ce rapport, entre les jeunes filles et les jeunes garçons. Un jeune homme de quinze ans est à peine sorti de l'enfance, tandis qu'une demoiselle du même âge a déjà la tenue, le maintien, la raison, qu'il n'aura peut-être pas à vingt-cinq. Les filles ont une disposition naturelle à écouter, à babiller, à se faire une ample provision de mots, par conséquent une grande facilité à s'exprimer, et beaucoup plus de moyens pour saisir et nuancer les rapports des objets que la curiosité leur présente, ou que le desir de connaître leur fait examiner avec beaucoup plus d'attention. Leur pénétration, plus fine et plus déliée que celle des hommes, leur donne également plus de facilité pour démêler les différentes affections de l'ame, et les exprimer avec une grace et une délicatesse qui n'appartient qu'à elles. Je ne sais si je me hasarderais trop en concluant de ces observations que les femmes, en général, n'ont réellement plus d'esprit naturel et plus tôt que les hommes, que parce qu'elles parlent plus tôt et beaucoup plus qu'eux ; qu'elles pensent avant eux, parce qu'elles ont la

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