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zerain & marcher fous fa bannière?« Les uns » dit l'abbé de Mably, ne faifoient pas difficulté » de fervir à la guerre pendant foixante jours; > les autres vouloient que leur fervice fût borné » à quarante; tandis que les autres le reftrei

gnoient à vingt-quatre & même à quinze : ceux» ci exigeoient une espèce de folde, & ceux-là » prétendoient qu'il leur étoit permis de se ra→ cheter de leur service, en payant quelque légère » fubvention. Tantôt on ne vouloit marcher que

jufqu'à une certaine diftance, ou quand le » fuzerain commandoit lui-même fes forces. Plu» fieurs vaffaux ne devoient que le service de » leur perfonne, d'autres étoient obligés de fe » faire fuivre de quelques chevaliers, mais on ne » convenoit prefque jamais de leur nombre ».

N'eft-on pas faifi de pitié en voyant la raison humaine, au lieu de s'épurer en s'avançant dans les fiècles, s'obfcurcir, fe dégrader au point de foumettre l'innocence, la vérité à l'épreuve du feu ou au fort des combats? Si la loi montroit quelque fageffe en difpenfant les mineurs, les fexagénaires, les femmes infirmes de fe battre, elle prouvoit la ftupidité de fon auteur en condamnant leurs champions à avoir le poing coupé lorfqu'ils fuccomboient dans leur généreux dé

vouement.

Devoit-il même être aisé de déterminer des kommes éclairés à rendre la juftice, lorfqu'on autorifoit le plaideur qui étoit condamné à leur présenter le combat, en foutenant que leur jugement étoit faux, déloyal, & qu'ils s'étoient laiffé corrompre par des préfens?

Lorfque des abfurdités auffi groffières en légiflation fuccèdent aux loix des Egyptiens, des Grecs, des Romains, on ne doit pas être furpris de voir la pauvre humanité tourner fans. ceffe dans un cercle d'erreurs, & on a com-, paffion de ces législateurs présomptueux qui veulent pofer des bafes éternelles de fagesse, de justice et de félicité publique.

Sous Louis-le-Gros, cette nation qui fembloit n'exister que dans l'ordre de la noblesse & dans celui du clergé, va pourtant commencer à s'animer dans la multitude. Les liens qui enveloppoient fa maffe & la retenoient dans un état paffif vont fe relâcher; elle fera rendue à la vie civile. Peut-être ne fut-elle redevable de cette métamorphofe qu'au délire de la première croisade qui emporta loin du territoire de la France une foule de petits tyrans dont les forces réunies auroient lutté contre le fyftême bienfaifant du monarque. Ce prince qui manqua fouvent de politique envers le roi d'Angleterre, et laiffa échapper le

fruit de fes victoires, eut pourtant le bon efprit de fentir qu'il étoit plus prudent à un roi de tirer fa force de la multitude reconnoiffante que de quelques individus qui ne lui reftoient fidèles qu'autant que leur intérêt les lui attachoit. Il permit aux habitans des villes d'acheter la franchise. On ne peut pas dire de ce prince qu'il donna la liberté au peuple; mais c'est déjà beaucoup que de leur offrir le moyen de fe la procurer. Ce fut fous Louis-le-Gros que naquirent les communes; que fe forma le gouvernement municipal; que furent élus des maires, des échevins; qu'on vit s'élever un ordre de citoyens qui fe qualifioient de pairs bourgeois. Ces nouveaux affranchis devinrent autant de vaffaux qui relevoient du roi & lui devoient un certain nombre de gens de guerre. Chaque paroiffe marchoit fous la bannière de fon faint. Cette bizarre inftitution qui animoit le courage des combattans, qui faifoit rivaliser leurs patrons, ne produit pas fur l'imagination le même effet que ces marches guerrières, ces déploiemens pompeux que l'antiquité a fu parer du charme de la poéfie, & embellir des graces de la fiction; mais elle nous fait du moins entrevoir des hommes fortis de la fervitude, & qui partagent avec les autres vaffaux de l'empire l'honneur de n'avoir plus qu'un monarque pour fuzerain.

La royauté s'agrandit alors à leurs yeux, elle fe concilia encore leur affection par le droit qu'elle leur conféra d'appeller aux juges royaux des fentences rendues dans les juftices feigneuriales.

Ces deux bienfaits qui s'étendirent fur la grande majorité de la nation, méritoient à Louis-leGros d'arriver à la postérité sous un nom moins burlesque que celui qui s'eft attaché à fa mé

moire.

Pour mieux fentir le prix de ces heureuses réformes, il n'eft pas inutile de se rappeller ce qu'étoit devenue cette nation des Francs difféminée dans les cantons du royaume. « Les ha» bitans des villes, bourgades & villages étoient, » dit Velly, plus ou moins esclaves; les uns » appellés ferfs, étoient attachés à la glèbe, » c'est-à-dire, à l'héritage; ils fe vendoient avec » le fonds, ne pouvoient fe marier ni changer » de demeure ou de poffeffion fans l'agrément » du maître, ni acquérir qu'à fon profit, ou » du moins à condition de lui payer, à certains » termes, une fomme, tant pour eux que pour » leurs femmes ou leurs enfans. Les autres, que » l'on nommoit hommes de poëte, ne dépendoient

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pas auffi fervilement du feigneur qui n'étoit » maître ni de leur vie, ni de leurs biens. Toute » leur fervitude se réduisoit à lui payer certains

» droits, à faire pour lui des corvées; les uns > ni les autres ne formoient point ce qu'on » appelle corps, & n'avoient d'autre juge & » d'autre loi que le feigneur ».

Telle étoit pourtant alors l'existence de cette grande portion du peuple qui s'eft élevée de nos jours à un fi haut degré de pouvoir & a porté la terreur dans l'ame de ceux qui jadis étoient fes defpotes.

L'exemple que le roi donna dans l'étendue de fa domination fut infenfiblement fuivi par les grands vaffaux. L'intérêt perfonnel qui apprécie plus le bien présent que les revenus de l'avenir, détermina la plupart d'entr'eux à vendre à leurs ferfs l'affranchiffement. Il feroit plus difficile de concevoir comment ces rivaux de la couronne auroient fouffert qu'on portât atteinte à leur juftice feigneuriale, fi l'on ne fe reffouvenoit que la première croifade avoit déjà de beaucoup affoibli leur puiffance & accru celle du roi; que tandis qu'ils étoient aveuglés par un orgueil groffier & une fuperftitieuse ignorance, Louis étoit éclairé par les fages confeils de Suger. C'étoit par une fuite de cette fupériorité qu'il avoit difpofé du comté de Flandre, après avoir vengé la mort de Charles-le-Bon; qu'il envoyoit des commiffaires dans toutes les provinces avec plein pouvoir

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