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duc d'Harcourt revint, le 11 juillet, et s'empressa de renvoyer son frère à Cherbourg.

Le 15 du même mois, on connut la prise de la Bastille, la fuite des princes et du maréchal de Broglie, et le triomphe de l'Assemblée ou plutôt de la Révolution, qui n'eut plus aucun contrepoids. Des émissaires de Paris et de Rouen se répandirent dans les villes, et y soufflèrent le feu de la guerre civile. Le duc et sa maison durent prendre la cocarde tricolore, dite de l'Union. Les milices nationales s'organisèrent.

Il y avait à Cherbourg quatre bataillons d'infanterie et un bataillon d'artillerie de marine; mais les nombreux ouvriers employés aux travaux du port y formaient une population où les vagabonds, les repris de justice et les agents des clubs parisiens ne manquaient pas. On y redoutait d'autant plus leur soulèvement que les caisses publiques renfermaient de cinq à six millions de livres en numéraire. Dumouriez jugea que sa présence était nécessaire. Il quitta Caen, le 18 juillet, et s'arrêta, en passant, à Bayeux, à Carentan et à St-Lo. Il recommanda aux magistrats d'exercer une active surveillance sur les étrangers suspects, d'agir avec une fermeté prudente et de hâter l'établissement de la milice. L'arsenal de St-Lo contenait quinze mille fusils. La municipalité assura, par ses sages mesures, la tranquillité de la ville. Il y eut encore à Carentan quelques troubles, le 20 juillet; ils se bornèrent à des rixes sans conséquences sérieuses (1).

Dumouriez arriva, ce même jour (18 juillet), à Cherbourg. Il y régnait une dangereuse fermentation. La bourgeoisie y était fort inquiète. Elle pria le général de prendre le commandement de la milice. Le lendemain, il y eut une cérémonie à l'église, pour la bénédiction du

(1) Arch. du Calv. Lettre du subdélégué à l'intendant, du 21 juillet 1789.

drapeau national, sur lequel on lisait la devise: Vivre libres ou mourir !... La journée fut assez calme, mais le soir, vers six heures, une troupe d'hommes et de femmes, descendus des faubourgs, se rassemblèrent devant l'Hôtelde-Ville et réclamèrent, à grands cris, la diminution du prix du pain.

Le duc de Beuvron ne montra pas plus d'habileté dans cette circonstance qu'il n'en avait montré à Caen. Ses hésitations encouragèrent la populace. Elle se jeta, entraînée par quelques meneurs, sur la maison du maire de la ville, M. Garantot, et la saccagea sans y laisser un meuble intact. On estima le dommage à plus de cent mille écus. M. Garantot était un très-honnête homme, mais qui passait pour posséder des tonnes pleines d'or, et que son avarice avait rendu impopulaire. On l'accusait d'être un accapareur et d'être le complice de l'intendant, M. de Launay (1). Il eut à peine le temps de prendre les habits de l'un de ses domestiques et de se réfugier, d'abord à l'abbaye, puis à Valognes.

Les émeutiers, au nombre de quatre à cinq cents, après avoir pillé la maison d'un autre notable, M. de Chantereyne, attaquèrent celle d'un riche négociant, nommé Mauger. La ville était en leur pouvoir depuis quatre heures; les soldats de la garnison avaient refusé de tirer sur eux. La milice n'avait pas été réunie. Enfin, à dix heures du soir, quelques citoyens courageux s'armèrent et entraînèrent les soldats à leur suite. La bande, en train de ravager la maison de Mauger, fut enveloppée. L'un des pillards, jeté par une fenêtre du troisième étage, fut tué. On arrêta cent quatre-vingts hommes et trente-neuf femmes. Le lendemain, les hommes furent embarqués et

(1) Nouvelles de Paris, p. 381. « C'est le secrétaire du duc de Beuvron, Perrot, qui propage ces bruits et paraît y croire. »

déposés dans la cale des bâtiments qui étaient en rade. pour le service du port. On enferma les femmes dans la Vieille tour; Dumouriez appela, de Caen, le bourreau, et, de Coutances, le lieutenant de la maréchaussée. Il convoqua les habitants, et leur proposa d'élire, parmi les avocats, douze juges et un assesseur, qui instruiraient le procès et en remettraient le jugement « au peuple. " Deux des émeutiers, voleurs de grand chemin, furent condamnés à la potence et pendus; dix furent fouettés, marqués et envoyés aux galères de Brest; deux cent cinquante ouvriers furent bannis de la ville; quatre femmes furent fouettées et enfermées dans la maison de correction de Caen (1).

Cette répression énergique et rapide, sinon régulière, rendit quelque tranquillité aux villes du Cotentin; elle n'empêcha pas l'assassinat commis à Caen, le 10 août, sur le jeune major du régiment de Bourbon, M. de Belzunce. La Révolution préludait à son œuvre de désorganisation et de sang; elle se préparait, selon le vœu de Chamfort et de sa faction, à « démolir le vieil édifice de « fond en comble » et à triompher sur ses ruines (2).

L'assemblée nationale s'employait à cette tâche avec ardeur. Par ses décrets des 23 décembre 1789 et 26 février 1790, elle supprima les anciennes circonscriptions administratives et judiciaires de la France, notamment les Grands-bailliages: en effaçant le non du COTENTIN, elle marquait le terme où doit s'arrêter son histoire.....

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(2) Mém. de Marmontel, t. II, p. 282. Voy. la curieuse conversation de l'auteur avec Chamfort, elle résume toute la théorie jacobine en matière de gouvernement: «Bon, la nation sait-elle ce qu'elle veut..... On lui fera « vouloir, on lui fera dire ce qu'elle n'a jamais pensé..... La nation est un grand troupeau qui ne demande qu'à paître, et qu'avec de bons chiens les ■ bergers mènent à leur gré............. • ་

Pendant ce temps, étrangères aux passions anarchiques qui bouleversaient le pays voisin, profondément attachées à leurs institutions vieilles de plusieurs siècles, et protégées par une libérale et puissante monarchie, les îles vivaient dans une heureuse paix. Leurs historiens ne trouvent, à cette époque, aucun fait digne d'être mentionné, si ce n'est le séjour que le docteur Wesley y fit en 1787. On discutait encore, à Jersey et à Guernesey, avec l'esprit d'un autre âge, la doctrine abstraite du fondateur du méthodisme, lorsque les émigrés français y arrivèrent en foule des côtes de la Normandie et de la Bretagne.

Les îles normandes, fidèles à la mission que la Providence semble leur avoir réservée, ouvraient, une fois de plus, à nos proscrits, leur généreux asile. De tous les souvenirs de notre antique et commune origine, c'est le dernier et le meilleur qui nous reste.....

FIN.

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